Motorcity

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Berthet continue à éblouir par sa noirceur dans la collection  » Ligne Noire  » de chez Dargaud… Ecoutez-le, dans cette chronique, et suivez-le dans des paysages suédois lumineux…

La collection  » Ligne Noire « , c’est, d’évidence, une collection de livres consacrés à la part sombre de l’individu confronté au monde ou à lui-même… ou aux deux, en même temps !

Maître d’œuvre de cette collection, de cette série, Philippe Berthet. Un auteur dont on connaît le plaisir qu’il a à se plonger dans l’ambiance américaine des années 50, à laisser son dessin s’enfouir dans le roman noir le plus épais.

Ici, ce n’est pas vraiment le cas, même si l’entrée dans ce livre se fait au travers d’une mode vivace en Suède,  » le raggare « , cette culture alternative qui consiste à se passionner pour les signes extérieurs de l’existence américaine des années 50, les voitures et la musique.

Mais l’important n’est pas là dans le scénario de Sylvain Runberg que Philippe Berthet met en scène.

Nous nous trouvons, cette fois, dans une vraie intrigue policière, à la britannique, avec des fausses pistes, et vécue dans un environnement auquel Berthet n’était pas habitué. La Suède, un commissariat, des flics en uniforme comme personnages principaux, la disparition d’un jeune homme, et l’enquête qui s’ensuit, voilà la trame narrative de cet album.

Un scénario dans lequel les personnages ont tous, même les  » secondaires « , une vérité, une présence solide, tant au niveau du scénario que du dessin. Un scénario qui met en évidence également la Suède, un pays que Sylvain Runberg connaît extraordinairement bien. Ces deux axes de son scénario réussissent, ici, à renouveler la manière dont Berthet raconte une histoire, et la réussite est au rendez-vous !

Philippe Berthet nous parle de Sylvain Runberg

Philippe Berthet: les personnages

La présence de Sylvain Runberg aux commandes du scénario amène le dessinateur, Philippe Berthet, à affiner, en quelque sorte, son classicisme naturel. A abandonner, entre autres, les décors dans lesquels il se sentait comme chez lui, pour en découvrir d’autres, ceux des grands espaces lumineux de la Suède, ceux de certains intérieurs où faire vivre ses personnages. Et il le fait avec un sens de l’observation graphique qui me semble, dans cet album-ci, plus présent et plus puissant encore que dans ses livres précédents.

Le décor, ici, très peu urbain, occupe vraiment une place essentielle. Et les couleurs de Dominique David, complice depuis bien longtemps de Berthet, sont différentes, elles aussi, de ce qu’elles sont d’habitude. Je dirais qu’il y a une sorte de sérénité dans la plupart des planches, tout en gardant un côté plus sombre, plus envoûtant, dans les vignettes qui s’enfoncent, elles, dans l’horreur de l’enquête policière.

Le total nous offre un livre qui, pour classique qu’il puisse avoir l’air d’être, n’en est pas moins assez neuf dans la carrière et l’œuvre de Berthet. Un livre qui est la promesse que nous fait cet auteur important de la bd de nous étonner, encore, et encore !

Philippe Berthet: le classicisme

Philippe Berthet: le décor et les couleurs

J’ai toujours aimé le travail de Philippe Berthet, pour l’ambiance qu’il réussit, avec un dessin sans fioritures, à créer de bout en bout de ses livres.

Ce qu’il réalise dans cette collection  » Ligne Noire  » est fait de variété, par la multiplicité des scénaristes, par le plaisir qu’il prend, aussi, à accepter de changer ses axes de narration.

Un livre donc, vous l’aurez compris, qui aura sa place dans votre bibliothèque !…

 

Jacques Schraûwen

Motorcity (dessin : Philippe Berthet – scénario : Sylvain Runberg – couleurs : Dominique David – éditeur : Dargaud)

Les Aventures de Spirou : Le Maître des Hosties Noires (Spirou Au Kongo Belche)

Les Aventures de Spirou : Le Maître des Hosties Noires (Spirou Au Kongo Belche)

Un album somptueux du mythique groom s’aventurant dans l’ancienne colonie belge, et, en parallèle, une exposition à Bruxelles jusqu’au 29 janvier : une double actualité à ne rater sous aucun prétexte !

Plusieurs couvertures pour un même album… Dont une qui, directement inspirée par Hergé, s’ouvre sur une traduction en bruxellois des péripéties vécues par Spirou, en 1947, dans les profondeurs d’un Congo colonial !

Il est de bon ton, depuis quelques années, lorsqu’on aborde l’époque colonialiste, de se croire obligé de porter un jugement péremptoire sur l’attitude du colonisateur vis-à-vis du colonisé. Et même si, bien évidemment, tout ce qui touche, de près ou de loin, à l’asservissement de l’homme par l‘homme ne peut qu’être inacceptable, il est tout aussi évident que l’honnêteté intellectuelle impose aussi de se replacer dans une perspective historique réelle.

Et c’est bien le cas, ici, dans cet album qui voit Spirou, Fantasio, Spip, et la Femme Léopard s’enfoncer dans la brousse congolaise.

Pas de jugement a posteriori, non, mais, par contre, une restitution extrêmement fidèle de ce qu’était le Congo Belge en ces années de juste après-guerre !

J’en veux pour témoins, par exemple, que les auteurs nous y parlent de Kinshasa comme étant un quartier de Léopoldville, rien de plus à l’époque, ou qu’ils nous parlent également de la langue véhiculaire du Katanga, le kiswahili, et pas le terme erroné utilisé depuis les années 80, Swahili, ou encore la manière dont les Congolais appelaient les missionnaires, les pères blancs : bwana monpé…

Ce respect pourrait n’être que nostalgique, mais il n’en est rien. Yann est un scénariste qui, toujours, même au travers de scénarios extrêmement datés dans l’Histoire, éprouve le besoin d’y placer des ponts avec le monde d’aujourd’hui, et c’est bien le cas ici.

Et le propos aurait pu déboucher, dans cette aventure, sur l’horreur, puisqu’on y parle de vrais méchants, d’anciens nazis, par exemple ! Mais là aussi, Yann a à cœur de ne pas trahir le personnage de Spirou, qui se doit d’être porteur d’aventure et, surtout, d’humour ! Ce qui ne l’empêche pas, malgré tout, de faire quelques réflexions d’abord et avant tout humanistes.

Yann: se replonger dans l’époque8…

Olivier Schwartz: les rapports avec le monde d’aujourd’hui

Yann: l’humour

L’histoire racontée par les deux compères, Olivier Schwartz et Yann, met en scène des tas de personnages à la fois caricaturaux et pleins de références, qu’elles soient historiques, littéraires ou cinématographiques.

Il y a un  » chef  » qui est un mélange caricatural entre Lumumba, Tshombé et Mobutu. Il y a des anciens nazis recyclés dans la construction d‘une arme redoutable. Il y a un missionnaire blanc tout en rondeurs assumées. Il y a des sorciers africains, des combats, des crocodiles, des lions, des éléphants, des tribus sauvages, des coutumes ancestrales refusées par une Congolaise de Belgique.

Il y a des méchants qui ne le sont pas vraiment, finalement, sauf ceux qu’on ne voit pas et qui étaient les tortionnaires des camps de concentration, des tortionnaires qu’on mentionne à peine en fin d’album.

En fait, ce qui caractérise cet album, c’est qu’il est passionnant de bout en bout. Passionnant, dans le sens complet du terme ! Empli de passion, une passion qu’ont les deux auteurs vis-à-vis de leur histoire, vis-à-vis du personnage dont ils sont  » locataires « , vis-à-vis de leur collaboration plus que complice.

Une passion qui se devine de page en page, au travers de l’osmose entre textes et dessin, entre décors et mise en évidence de certains dialogues par l’absence, justement, de décors.

Une passion amusée, aussi, dans la construction narrative de cet album. Il y a l’histoire principale, bien entendu. Il y a aussi celle qu’on devine entre Spirou et une jeune femme. Il y a enfin une autre aventure qu’on peut lire en lisant uniquement les bas de cases : les amours de Spip, ses réflexions, un peu à la manière, de la coccinelle qui était chère à Gotlib. Et là également, on sent que les deux auteurs s’en sont donné à cœur joie !

Yann et Schwartz: la passion

Yann et schwartz: les textes, Spip…

 

Yann est un scénariste qui a toujours (ou presque !…) réussi à m’enthousiasmer, quel que soit le sujet qu’il décide d’aborder.

Olivier Schwartz, lui, appartient, sans aucun doute possible, à une famille de dessinateurs soucieux de  » raconter  » en dessins des histoires souriantes, fouillées. Je dirais que son style mêle ceux de Jijé (le personnage de Youma, par exemple), de Franquin (la profusion des détails…), et la folie iconoclaste de Chaland. Sans oublier Hergé qui, au passage, semble nous honorer de sa présence au travers d’une couverture étonnante et lumineuse !

Olivier Schwartz: le dessin

Mais cet album possède, à mes yeux en tout cas, une qualité supplémentaire, et essentielle même ! Puisque Spirou est un héros typiquement belge, bruxellois même de par l’hôtel où il travaille, il lui fallait un profond ancrage de belgitude aussi, et cet ancrage se fait, dans cet album, grâce à une version traduite en bruxellois, une version qu’aucun Belge digne de ce nom ne peut rater !

Joske Maelbeek s’est attelé à la tâche, avec un entrain et une joie communicatifs ! Et pour que personne ne se perde en cours de route, il a ajouté, en fin d’album, un long glossaire qui, à la lecture, se révèle savoureux, lui aussi !

Le patois bruxellois rejoint ainsi la passion (encore elle, oui !…) que Yann a toujours cultivée à l’égard de la langue, des idiomes, des particularités régionales du langage.

Yann: la langue

 Joske Maelbeek: la traduction en bruxellois

 Qu’ajouter d’autre sinon souligner la qualité de la couleur, celle du lettrage également, dû à Philippe Glogowski.

Je parlais plus haut dans cette chronique de fidélité historique. Elle existe aussi dans le dessin, dans la reproduction des objets africains, par exemple. Et vous pourrez en juger par vous-mêmes en vous rendant rue des Minimes, à Bruxelles, à la galerie Mestdagh, spécialisée dans l’art africain, et qui accueille une exposition de plusieurs dessins originaux de cet excellent et réjouissant album !

 

Jacques Schraûwen

Les Aventures de Spirou : Le Maître des Hosties Noires (Spirou Au Kongo Belche) (dessin : Olivier Schwartz – scénario : Yann – traducteur en bruxellois : Joske Maelbeek – couleurs : Laurence Croix – éditeur : Dupuis)

Lien vers la galerie Mestdagh

Foerster : Noir C’Est Noir

Foerster : Noir C’Est Noir

Foerster fait partie de ces dessinateurs dont on reconnaît le graphisme au premier coup d’œil. Et l’intégrale que lui consacre une petite maison d’édition bruxelloise est l’œuvre de passionnés. Un travail nécessaire pour un auteur belge inclassable !

Philippe Foerster a déjà une longue carrière derrière lui, et on peut dire qu’il s’est amusé, pendant des années, à toucher à tous les thèmes qui font la richesse de la bande dessinée. Polar, aventures marines, western, science-fiction ont pris, sous ses crayons, ses noirs et ses blancs, des existences multiples et toujours teintées à la fois d’humour et d’horreur.

Son dessin ne laisse pas indifférent, lui qui aime distordre les réalités, les démesurer, les caricaturer, tout en permettant au lecteur de les reconnaître et, ce faisant, de se reconnaître au travers d’elles.

Tout artiste subit et assimile, dans son travail, bien des influences. Et s’il est évident que, graphiquement, Foerster a aimé énormément des dessinateurs comme Corben, il est tout aussi évident qu’il est parvenu, très rapidement, à se créer son propre style. Il en va de même de ses scénarios. L’influence de Jean Ray est, elle aussi, évidente ! On se retrouve, dans les  » nouvelles en bd  » de Foerster, dans un petit bistrot d’un port anversois, avec un homme qui s’approche et, l’œil malicieux, commence à nous raconter quelques histoires à faire serpenter de longs frissons le long du dos ! Mais Philippe Foerster est un grand lecteur, et de Ray à Vernes, de Pelot à Owen, il a réussi, là aussi, à se créer un style extrêmement personnel. Un style qui oscille, sans cesse, entre le fantastique et l’humour, parvenant ici et là à faire peur, vraiment peur, ici et là à faire sourire, vraiment sourire…

Philippe Foerster: les influences

Il y a souvent chez Philippe Foerster la continuité d’une véritable tradition belge du fantastique, un fantastique qui n’a pas besoin d’artifices démesurés pour atteindre son but, un fantastique qui naît, essentiellement, du quotidien, des habitudes des jours qui passent, du temps qui, inéluctablement, ne peut mener qu’au néant.

De Baillon, chantre du quotidien le plus quotidien, à Prévot, capable de magnifier l’improbable, c’est une certaine forme de belgitude qui se retrouve dans ses livres. Une belgitude mélangée puisque le grotesque de De Coster ou Ensor s’y retrouve aussi !

Une belgitude, surtout, qui débouche également sur un véritable humanisme. Parce que l’horreur finalement, celle qui est le fonds de commerce de Foerster, naît de la description de la différence… La monstruosité des personnages de Philippe Foerster nous ramène à nos propres failles, d’une certaine manière. Et même si c’est avec le sourire, l’horreur et le fantastique à la  » Foerster  » portent à réfléchir à ce qu’est l’humanité, à ce qu’est le fait d’être humain… A ce qu’est la tolérance et l’acceptation de la différence, de toutes les différences.

Philippe Foerster: l’humanisme

 

Philippe Foerster est également présent dans l’actualité autrement qu’avec cette intégrale, puisqu’il a participé au livre consacré aux idées noires de Franquin, paru chez Fluide Glacial. Franquin… Un géant de la bd que Foerster a croisé chez Fluide Glacial et auquel il rend hommage.

Philippe Foerster parle de Franquin

 » Forbidden Zone « , c’est un magasin bruxellois bien connu de tous les amateurs de BD. Ce sont deux passionnés qui, aujourd’hui, se muent en éditeurs pour un ouvrage excellent, tant par sa maquette que par son contenu. Et, croyez-moi, Philippe Foerster méritait, incontestablement, cet album que tout amoureux du neuvième art se doit de posséder…

 

Jacques Schraûwen

Foerster : Noir C’Est Noir (intégrale de ce qui est paru chez Fluide Glacial – tome 1 – éditeur : Forbidden Zone)