Couleurs

Il est de ces livres qu’on regarde autant qu’on lit…  » Couleurs  » en fait partie, de par la magie envoûtante qui semble jaillir de chaque page découverte, redécouverte…

 

 

Comment résumer l’histoire que nous raconte cet ouvrage inclassable ?

Il est vrai que le récit est d’une totale linéarité : Un homme jeune, ayant perdu toute mémoire mais frémissant de migraines atroces, se voit recueilli et accueilli par un homme âgé qui lui propose, le temps d’une possible guérison, de travailler pour lui, de s’occuper de son jardin.

Et tout le livre nous montre ce jeune homme, presque adolescent encore, aux prises avec un réel qu’il ne réussit ni à assimiler ni à refuser…

Ce schéma pourrait être celui de bien des thrillers, voire de quelques bons livres d’horreur. Mais il n’en est rien, et Sylvain Escallon, l’auteur à part entière de ces  » couleurs « , choisit, sans cesse, les chemins peu praticables du symbolisme, du non-dit, du non-récit, même. Et c’est à ce titre-là que cet album ne ressemble à aucun autre et se pare d’une véritable beauté graphique qui se fait, sans doute, l’élément moteur du récit.

 

 

Le titre, déjà, est trompeur, puisque l’essentiel de ce livre est dessiné en noir et blanc, avec un sens du contraste visuel que ne dédaigneraient pas quelques grands noms en la matière, de Comès à Wrightson ou Corben. Et il est vrai que le style graphique d’Escallon révèle une influence américaine évidente. Mais pas seulement… Il y a aussi, dans la façon qu’il a de s’attarder sur certains personnages une influence de la bd japonaise. Quant au fond de l’histoire, il jaillit, lui, d’une mythologie quotidienne typiquement européenne, française ou belge. Il y a plus du Béalu que du King dans l’ambiance qui nimbe chaque page de ce livre.

Je parlais de noir et blanc… Mais il y  aussi, de ci de là, comme en éclairs soudains et inattendus, des trouées de couleurs qui deviennent des lueurs nées du personnage central lui-même, et qui font, elles aussi, de cet album un objet littéraire et pictural étonnant, mais d’une belle unité, finalement, et envoûtant de bout en bout.

 

 

Cela dit, on peut se demander quel est le propos de l’auteur… Parce qu’il ne se contente pas de nous raconter l’histoire d’un amnésique à la recherche de lui-même et manipulé par des êtres qui, sous l’apparence de l’amitié, ont des buts qui ne peuvent qu’être inavouables. Il peuple sa narration de symboles nombreux : la nature, omniprésente, jusque dans les maisons dessinées… L’animalité travailleuse et sourde des fourmis qui se baladent de page en page en troupeaux sans âme… L’opposition entre la clarté et l’obscurité… Les apparences qui se distendent pour nous faire découvrir des réalités sans cesse cachées, sans cesse mouvantes. Et puis, il y a, en définitive, le thème central de ce livre, le pivot autour duquel toute la narration se construit et évolue : la création artistique !

 

 

Et c’est là que ce livre devient, réellement, un ouvrage qui mêle réflexion et inquiétude, qui construit et déconstruit des ponts entre ce que nous connaissons, ce que nous reconnaissons, ce que nous cherchons sans cesse à deviner…

C’est en chapitres que ce livre se construit. Et le premier chapitre, mettant en évidence une paire de lunettes, répond au tout dernier chapitre (avec le même numéro pour les deux : 1 !), qui met en exergue, lui, une paire de lunettes aux verres brisés.

Ce face à face entre la fin de l’histoire (qui n’est qu’un début, tout compte fait…) et son initiale pourrait probablement être une métaphore poétique de l’art, certes, qui n’arrête pas de faire des allers-retours entre hier et aujourd’hui, entre l’imaginaire et la réalité, entre le réalisme et l’invention… De l’art, mais aussi de l’existence… Une existence qui n’est peut-être qu’une suite de mouvements concentriques, une existence qui ne peut se révéler à elle-même qu’à partir d’une catastrophe, dont on parle dans ce livre, sans jamais la montrer ni l’expliquer.

Ce livre, de par son dessin, est somptueux. Il est aussi, bien plus qu’un roman graphique, un long poème dessiné sans rimes ni raison… Il y a du Michel De Ghelderode dans  » Couleurs « , avec son symbolisme, son  » fantastique « , son observation des petites gens et de leurs minuscules mesquineries…

 » Couleurs « , vous l’aurez compris, ne ressemble vraiment pas aux productions habituelles du neuvième art. C’est un livre de création pure, formellement superbe… Un livre qui prouve que, dans les paysages de la BD, bien des arcs-en-ciel restent encore à découvrir !…

 

Jacques Schraûwen

Couleurs (auteur : Sylvain Escallon – éditeur : Sarbacane)