Le Tailleur De Pierre

Léonie Bischoff et Olivier Bocquet continuent, avec de plus en plus de talent, leurs adaptations des romans de Camilla Läckberg… Ce « Tailleur de Pierre » est passionnant, à tous les niveaux, comme le dit Léonie Bischoff dans cette chronique…

le tailleur de pierre – © Casterman

Dans les livres de Camilla Läckberg, les intrigues prennent toujours le temps de s’installer, de créer une ambiance qui, de légère devient vite pesante. C’est bien le cas ici, puisque l’histoire commence en 1923 et se termine dans les années 2000. Elle débute presque comme un conte de fée, d’ailleurs, puisque la riche héritière épouse contre l’avis de son père un pauvre tailleur de pierre. Mais est-ce par amour ?… Non, bien évidemment ! Et très rapidement, le lecteur se plonge dans des réalités humaines qui n’ont plus rien de féérique et qui, même, se révèlent horribles, dans le sens le plus trivial du terme. C’est un livre policier, certes, c’est aussi un livre qui aborde de front le thème de l’horreur quotidienne. Tout en parlant de l’enfance, du temps qui passe, de la maltraitance, de la trahison, de la haine. Et, fort heureusement, de l’amour aussi, comme ultime espérance !
Au-delà de la simple adaptation d’un texte dense, Léonie Bischoff s’approche du plus près de ses personnages, des personnages nombreux, différents, complexes. Des personnages pour lesquels, avec une pudeur tranquille, elle se refuse, graphiquement, à quelque jugement que ce soit.
Et c’est cette absence de manichéisme qui fait, aussi, de cet album, une véritable réussite !

Léonie Bischoff: l’horreur évoquée
Léonie Bischoff: le temps et l’espoir
Léonie Bischoff: les personnages

 

Le tailleur de pierre – © Casterman

Il faut souligner dans cet album-ci la complicité totale entre la dessinatrice, Léonie Bischoff, et le scénariste Olivier Bocquet, une complicité encore plus efficace que dans leurs collaborations précédentes. D’un côté, il y a le dessin qui aime, souvent, réduire le décor à son évocation, qui aime, avec une simplicité apparente, au long d’un découpage classique, à raconter une histoire au travers des sensations qu’elle peut provoquer. De l’autre côté, il y a un scénariste qui maîtrise la narration dessinée et qui se veut, d’abord et avant tout souvent, dialoguiste. Chaque personnage croisé dans ce  » Tailleur de Pierre  » a sa propre manière de parler, ses propres tournures de phrases. Il en résulte, de par leur fusion à tous deux, une œuvre qui est une véritable mise en scène. Un spectacle théâtral dessiné, en quelque sorte, mais dont les acteurs viennent saluer en tout début de spectacle, en se présentant, chacun, en quelques mots. Ils forment ainsi, dès le départ, le chœur de ce qui va être une tragédie humaine privilégiant les relations entre les êtres à l’action, les émotions aux descriptions.

Léonie Bischoff: scénario et dialogues
Léonie Bischoff: comme au théâtre

Le tailleur de pierre – © Casterman

Alors que le roman originel est, sans aucun doute possible, plongé dans la réalité du nord de l’Europe, cette adaptation en bande dessinée réussit à se faire infiniment plus universelle, avec même, de ci de là, des références littéraires de par chez nous ! Comment ne pas penser, par exemple, à Madame Bovary, pour un des personnages centraux de cet album ? Comment ne pas retrouver non plus au fil des pages des ambiances de bourgeoisie campagnarde qui furent chères à Simenon ou, au cinéma, à Chabrol ?
L’enfance n’est pas un paradis, et ne le sera jamais… Pour en parler, de cet enfer sans cesse en naissance, les auteurs ont choisi la pudeur. Bien sûr, il y a des thèmes extrêmement importants, le sentiment à la fois étrange et horrible de l’amour, le temps qui passe, la gloire et la décadence d’une femme, de son père, de toute une société… Il y a, au centre de tout, l’humain et ses folies, ses dérives, ses intransigeances, ses tristes habitudes…
Pour rendre compte graphiquement de la richesse de l’histoire racontée et, donc, du scénario d’Olivier Bocquet, il fallait que le dessin ne se contente pas de décrire les aléas du récit, que ce dessin puisse dépasser les simples apparences pour laisser fleurir, avec une délicatesse qui estompe l’horreur quotidienne qui est narrée, quelques émotions essentielles, essentiellement humaines.
Pour ce faire, Léonie Bischoff, plus que dans ses albums précédents peut-être, nous offre un travail exemplaire sur le regard. Un regard qui observe, un regard qui, même en arrière-plan, fait partie intégrante, de bout en bout, de la narration.

Léonie Bischoff: le dessin, les regards

Le tailleur de pierre – © Casterman

Et puis, il y a la couleur, également ! Puisque ce livre nous emmène dans des époques très différentes les unes des autres, dans des lieux très différents les uns des autres aussi, il fallait une colorisation qui permette aux yeux du lecteur de ne pas se perdre en route, d’une part, qui permette, d’autre part, à chaque  » chapitre  » d’avoir sa tonalité propre.

Et il faut dire que six coloristes ont collaboré à ce livre ! Avec talent, sans aucun doute possible ! Et même si ce nombre correspond bien plus à un problème de métier pas réellement reconnu qu’à une volonté artistique, l’art, finalement, est véritablement au rendez-vous !

Les romans de Camille Läckberg ne brillent pas toujours par leur clarté, il faut bien le reconnaître. L’adaptation du « Tailleur de pierre » se révèle, elle aussi, parfois chaotique. Mais l’intelligence des auteurs, avec la présentation de tous les personnages dès le début, la mise en évidence réussie des différentes temporalités rencontrées, tout cela rend, très rapidement, le récit linéaire. Et passionnant, avec ses rebondissements, comme se doit de l’être tout bon polar…
Un livre à recommander, donc, même (et surtout peut-être…) s’il donne une image particulièrement sombre de l’existence lorsqu’elle se trouve confrontée aux cauchemars de l’enfance.
Léonis Bischoff est d’ores et déjà un des noms importants de la bande dessinée contemporaine ! Une artiste à placer en bonne place dans votre bibliothèque!

Jacques Schraûwen
Le Tailleur De Pierre (dessin: Léonie Bischoff – scénario: Olivier Bocquet – d’après le roman de Camilla Läckberg – éditeur: Casterman)