Joseph Gillain : une vie de bohème

Joseph Gillain : une vie de bohème

Un livre dont j’ai dit tout le bien, en son temps, et qui se voit couronné d’un prix, le Prix « Papiers Nickelés SoBD » qui récompense chaque année un ouvrage remarquable sur la bande dessinée et le patrimoine graphique imprimé, paru dans l’année.  

Un livre pour tous les amateurs de bande dessinée qui savent l’importance des grands anciens dans l’évolution du neuvième art ! 

A offrir ou à s’offrir!

Dans la belle et grande histoire du neuvième art, il n’y a pas, fort heureusement, qu’Hergé… Il y a Jijé, aussi, un artiste exceptionnel qui est toujours à redécouvrir. Ce sera le cas grâce à ce livre qui est une véritable somme biographique !

Joseph Gillain © Musée Jijé

Commençons par un bémol, si vous voulez bien. Je n’ai pas trouvé dans cet ouvrage de quelque 445 pages une bibliographie de tous les albums dessinés par Jijé. Bien sûr, on y retrouve énormément de héros et de personnages auxquels Jijé a donné vie, mais je pense qu’il eût été bon de rendre visuellement et chronologiquement compte de toute la richesse de création de Jijé.

Cela dit, ce n’est qu’une petite critique, rien de plus, parce que ce livre est réellement intéressant.

Joseph Gillain © Jijé – éd. Dupuis

La volonté de son auteur, François Deneyer, n’est d’ailleurs pas d’être exhaustif. Ni de nous offrir seulement le portrait d’un auteur de bande dessinée important.

Il a choisi de nous le faire découvrir au travers de son existence, de ses créations, certes, mais d’abord et avant tout par le biais de ses quotidiens, de ce qu’il a été à côté du neuvième art.

On a fort tendance, de nos jours, à vouloir séparer l’homme de l’œuvre. Pour François Deneyer, dont je partage l’avis, aucun artiste ne peut se résumer à ses œuvres. Pour le comprendre, pour l’apprécier, sans le juger, il est important de replacer cet artiste dans la perspective de son histoire personnelle.

Joseph Gillain © photo Fr. Deneyer

C’est pour cela que ce livre s’intéresse énormément, principalement ai-je envie de dire, à la personnalité de Joseph Gillain plus qu’à celle de Jijé ! Comme le disait Franquin à propos de Jijé : « Il s’est dispersé. Il avait un tempérament trop riche pour se fermer dans une routine… ». Et c’est pour nous faire découvrir toutes ces échappées hors de la routine que Deneyer a fait ce livre, qui lui a pris plus de quatre ans de travail.

François Deneyer a fait le choix éditorial de découper cette biographie extrêmement fouillée, littérairement intéressante et vivante, en chapitres. Bien entendu, on peut décider de lire ce livre « dans l’ordre », mais on peut aussi picorer à gauche, à droite, se balader…

Joseph Gillain © Jijé

Les premiers chapitres nous donnent la « généalogie » de Joseph Gillain. Ses parents, son père qui écrivait, montrant ainsi qu’une carrière artistique comme celle de Jijé s’est construite dans la continuité d’une éducation… On y parle aussi de lieux qui virent Gillain s’épanouir, Gedinne, Corbion, L’Ardenne belge… On parle aussi de ses rencontres artistiques, qui firent de lui un graveur et, tout au long de sa vie, un peintre amoureux de la lumière et de la couleur.

Le travail de Deneyer est un regard sur un homme plus que sur une œuvre. Mais c’est bien cette œuvre, et singulièrement celle de la BD, qui reste malgré tout au centre de cet ouvrage. Par le texte, par les références, par les citations, et, surtout aussi, par l’iconographie riche et parfois surprenante, une iconographie qui, elle, parvient à nous dévoiler toutes les facettes de ce dessinateur de petits mickeys qui sut insuffler à la bande dessinée un souffle humaniste.

Joseph Gillain © Jijé

L’auteur de cette « somme » n’évite pas non plus, fort heureusement, les sujets qui « fâchent »… De nos jours, Blondin et Cirage, par exemple, ou le dessin caricatural d’un marchand dans un album de Spirou d’après-guerre, seraient sans doute impossibles à publier. Mais les traiter de racistes, c’est oublier, volontairement, par faiblesse intellectuelle, de les replacer dans l’époque où ils furent dessinés, et ce livre parvient à désamorcer ces critiques en remettant les dessins incriminés dans la perspective de ce qu’est l’Histoire…

Joseph Gillain © Jijé

Deneyer aborde aussi les semaines de prison vécues par Jijé à la fin de la guerre, malgré des interventions nombreuses, de Doisy, résistant notoire, de Dupuis aussi. Et François Deneyer rétablit des vérités importantes, en rappelant par exemple que bien des membres de l’Eglise catholique belge ne cachaient pas leurs admirations pour la politique de Rex. Et que, comme Hergé, Jijé était croyant, influencé dès lors par une idéologie qui rappelons-le, a vu une part importante de la population belge voter pour elle avant la guerre !

Joseph Gillain © Hubinon-Charlier-Jijé – éd. Dupuis

Mais, dans cet épisode d’accusations de collaboration, ce qui pose question, c’est la différence de traitement entre Jijé et Hergé. Hergé qui, qu’on le veuille ou non, a travaillé pour le Soir volé, sans état d’âme, alors que Jijé, lui, travaillait pour un Spirou non volé (jusqu’à son « interdiction » par l’occupant), refusant même des propositions pour des dessins de propagande anti-communiste… Mais là n’est pas le débat de ce livre. Seulement, j’ai trouvé qu’il était bien de parler aussi, et sans post-jugement, de cette époque de laquelle on dit, de plus en plus souvent, tout et son contraire !

Vous l’aurez compris, ce livre est essentiel pour tous les fans de la BD… Parce que, tout simplement, Jijé est un des auteurs les plus essentiels de cet art qu’on définit comme neuvième.

Joseph Gillain © Musée Jijé

Et parce qu’il est temps, vraiment, de lui rendre ouvertement, totalement, sa place dans un art qui lui doit énormément (comme le disent et l’on dit Giraud, Boucq, Franquin, et bien d’autres…).

Jacques Schraûwen

Joseph Gillain : une vie de bohème (auteur : François Deneyer – éditeur : éditions Musée Jijé – novembre 2020 – 445 pages)

https://www.jije.org/

Jacques Martin – Le Voyageur Du Temps : un livre, une exposition… et une chronique qui laisse la parole à Patrick Gaumer !

Jacques Martin – Le Voyageur Du Temps : un livre, une exposition… et une chronique qui laisse la parole à Patrick Gaumer !

Jacques Martin aurait eu cent ans cette année. Le moment est donc bien choisi pour une monographie superbe, à offrir, à s’offrir, et pour redécouvrir, dans une exposition passionnante, cet auteur qui appartient à la grande histoire du neuvième art.

Jacques Martin © Casterman

Alix, Lefranc, Jhen, Arno, Orion, Keos, Loïs… Tout au long de sa carrière, Jacques Martin a inventé bien des personnages, la plupart d’entre eux étant inspirés de la grande Histoire, celle qu’on raconte dans les écoles en oubliant souvent que cette Histoire a été faite, d’abord, par des hommes et des femmes que les manuels scolaires ignorent.

C’est là une des qualités de Martin, que d’avoir justement accroché aux habitudes scolaires des personnages de chair et de sang, des humains de tous les jours, avec leurs failles, leurs dérives, leurs croyances, leurs espérances, leurs échecs.

Jacques Martin © Casterman

Jacques Martin historien ?…

A sa manière, oui, sans aucun doute… Ne vit-il pas, d’ailleurs, son personnage essentiel, le Gaulois Alix, traduit en latin, en une époque, pas tellement lointaine, où l’enseignement se souvenait de l’importance de cette langue morte dans l’apprentissage du français…

Mais Jacques Martin fut d’abord et avant tout un artiste qui contribua à faire de la bande dessinée un art à part entière, en la faisant quitter, petit à petit, les seuls horizons de la littérature jeunesse… Bien sûr, la BD de Jacques Martin est classique, dans le langage narratif, dans le graphisme, dans l’évolution des différents protagonistes au fil des albums aussi. Classique, certes, mais n’évitant pas, par petites touches, d’aborder des thématiques qui, de nos jours encore, sont d’actualité : la place de la femme dans les civilisations anciennes, donc en prémices de la nôtre, l’homosexualité, voire le travestisme ou les « transgenres »…

Jacques Martin © Casterman

S’il est vrai qu’on pourrait, aujourd’hui, trouver un peu poussiéreux, voire « datés », les albums d’Alix ou de Lefranc, il faut aussi rendre hommage au besoin qu’a ressenti Martin, très tôt, de faire de la « transmission » un acte créatif… Parmi les auteurs qu’il a « formés », les dessinateurs auxquels il a offert ses scénarios, nombreux sont ceux qui ont, à leur tour, marqué de leur empreinte le neuvième art, contribuant à en faire un art adulte. Je pense à Juillard, par exemple, mais aussi à Pleyers, Simon, Jailloux, Henin, Denoël… A Weinberg, également, à Plateau, à d’autres encore… Des auteurs, qui souvent, n’appartiennent pas seulement à l’héritage de Jacques Martin, mais se sont, aussi, créé une carrière, une œuvre.

Jacques Martin © Casterman

Il était donc temps de rendre un hommage fouillé à un auteur dont les albums, pour la plupart, restent des références. Historiques, oui, mais aussi et surtout des références de lectures passionnantes !

Et cet hommage prend la forme d’une très belle exposition, à Bruxelles, dans la galerie Huberty et Breyne, place du Châtelain, jusqu’au 4 décembre. (https://hubertybreyne.com/fr/expositions/presentation/472/les-passions-de-jacques-martin)

Et cet hommage prend aussi la forme d’un livre de quelque 400 pages, à la source de cette exposition, une monographie impressionnante signée par Patrick Gaumer.

Jacques Martin © Casterman

En une époque qui voit fleurir des experts de toutes sortes et de tout poil qui n’ont, le plus souvent, qu’un ego démesuré pour asseoir leur expertise, il est réjouissant de se dire que Patrick Gaumer, lui, est bien plus un passionné qu’un expert, un amoureux qu’un observateur peu éclairé !

On doit déjà à Patrick Gaumer un dictionnaire mondial de la BD, chez l’éditeur Larousse, mais aussi une superbe monographie consacrée à l’immense Cauvin… (https://bd-chroniques.be/index.php/2021/08/20/raoul-cauvin-la-mort-dun-des-grands-artisans-de-la-bande-dessinee-populaire/)

Son sens de l’analyse, son talent pour dénicher une iconographie riche et souvent inattendue, tout cela fait merveille dans ce « Voyageur du temps ».

Jacques Martin © Casterman

On découvre dans ce livre l’existence de Jacques Martin, la passion qu’il avait de l’Histoire, mais aussi des héros et des anti-héros, du bien, du mal, avec Gilles de Rais ou Borg, et des décors, éléments essentiels de tous ses albums.

On découvre Jacques Martin proche, pendant 18 printemps, d’Hergé. D’aucuns disent que Martin aurait voulu être Hergé… La réalité est bien plus floue que cela… L’un et l’autre, à leur manière, se sont nourris de leurs talents respectifs !

On découvre Jacques Martin intransigeant et à la fois ouvert, avec quelques collaborations inattendues, quelques influences aussi, assumées pour la plupart.

Pour ce faire, Patrick Gaumer a partagé son livre imposant en 6 chapitres.

Patrick Gaumer

Il y a les années d’apprentissage, qui précèdent celles qui ont vu naître une « œuvre », dans l’acceptation classique et littéraire du terme. Il y a l’importance essentielle de son passage dans les studios Hergé, un passage reconnu et crédité par le « Maître » dans la collection « Voir et Savoir ». Il y a la reconnaissance qui fut, après celle des lecteurs, celle des critiques, dès le milieu des années 60. Il y a la maturité de l’œuvre, ensuite, avec des scénarios et des dessins s’écartant des habitudes des « petits mickeys ». Et, enfin, tout ce que furent les passages de témoin de Jacques Martin, des années 80 jusqu’à sa mort en, 2010.

Et je ne peux que vous inviter à écouter l’interview passionnée que Patrick Gaumer m’a accordée !…

Patrick Gaumer

Ce livre est essentiel pour toutes celles et tous ceux qui aiment la BD sous toutes ses formes, sans tenir compte des modes toujours éphémères.

On s’y balade, on y retrouve des plaisirs de lecture enfouis aux méandres de la mémoire, on éveille des envies de découvrir ou de redécouvrir des aventures scénarisées avec une précision parfaite… On le lit, à son rythme, en picorant ici et là ce qu’on a envie, dans l’instant, de voir ou de lire…

Allez voir l’exposition ! Procurez-vous ce livre, n’hésitez pas en partager le plaisir, celui de la lecture, celui des regards qui y dénichent bien des trésors !

Jacques Schraûwen

Jacques Martin – Le Voyageur Du Temps – (auteur : Patrick Gaumer – éditeur : Casterman – 417 pages – novembre 2021)

Exposition jusqu’au 4 décembre 2021 dans la Galerie Huberty et Breyne, place du Châtelain, à Bruxelles.

https://hubertybreyne.com/fr/expositions/presentation/472/les-passions-de-jacques-martin

Jours De Sable

Jours De Sable

Un livre à ne surtout pas rater !!!

D’une intelligence et d’une beauté parfaites, ce roman graphique est bien plus qu’un coup de cœur : une totale réussite, à tous les points de vue !

Jours de Sable © Dargaud

Nous sommes en 1937, aux Etats-Unis, en pleine dépression. Un jeune photographe, John Clark, est envoyé par un organisme gouvernemental dans une région qu’on appelle le no man’s land, en Oklahoma, un territoire battu par des vents qui charrient tellement de sable que les occupants se trouvent confrontés à la sécheresse, à la pauvreté, à l’impossibilité de cultiver leurs pauvres terres. Le travail de ce jeune photographe est de ramener des clichés qui témoigneront des conditions de vie d’habitants américains qui, ensuite, pourront être aidés.

Un sujet qui permet bien des digressions, bien des réflexions. Un sujet dans lequel l’auteure, Aimée De Jongh, s’est totalement immergée.

Aimée De Jongh (traduction Coraline Walravens) : l’origine de ce projet

Ce photographe va découvrir un monde dont il n’avait pas idée… Mais, surtout, il va se découvrir lui-même, il va réfléchir à ce qu’est la photographie, le journalisme, le fait de « porter témoignage ».

Jours de Sable © Dargaud

Et, en même temps que ce personnage central, c’est Aimée De Jongh qui se questionne, et nous pousse à nous questionner également. Comment porter témoignage de ce qu’on voit, comment ne pas trahir, en mettant en scène, par exemple, un cliché pour qu’il ait plus d’impact. Une pratique qui n’a rien de neuf, loin s’en faut. Comme le prouve cette photo mère migrante datée de 1936 et qui a fait le tour du monde avant de se retrouver dans ce livre-ci.

Jours de Sable © Dargaud
Aimée De Jong (traduction Coraline Walravens) : la photographie…

L’autrice complète de ce livre, la Néerlandaise Aimée De Jongh, a préparé cet album en se rendant sur place. Ce qu’elle y a découvert, ce qu’elle y a vu lui a donné, selon ses propres dires, une responsabilité…

Celle de ne pas trahir la misère qui, pendant ces jours de sable comme en d’autres lieux, en d’autres temps, déchirait les âmes et les corps.

Jours de Sable © Dargaud

Ne pas trahir… C’est de cette nécessité humaniste que naît la vraie question que tout artiste devrait se poser, sans cesse, que tout observateur, qu’l soit politique, journaliste ou psy, devrait ne jamais occulter : entre vérité et conscience, où se trouve l’essentiel, où se situe la frontière entre l’acceptable et la manipulation ?

Aimée De Jong (traduction Coraline Walravens) : vérité et conscience
Jours de Sable © Dargaud

Avec un dessin semi-réaliste, avec une couleur qui joue avec les tons ocres et qui, de ce fait, nous plonge, lecteurs, dans les tempêtes de sable qu’elle nous raconte, Aimée De Jongh ne se contente à aucun moment d’un simple récit factuel. Entre abstraction et lyrisme, son graphisme se fait le miroir de bien des questionnements… Au travers de son personnage central qui vit une véritable quête initiatique qui va le mener à changer ses idées, ses perspectives, au travers de ce jeune homme qui comprend peu à peu que rendre compte, c’est mettre en scène, et que mettre en scène, c‘est tromper et trahir, au travers de John Clark qui se rend compte, de rencontre en rencontre, que l’essentiel, dans une photo, c’est ce qui est hors cadre, Aimée De Jongh aborde des réflexions essentielles… Ce qu’est la vérité… Ce qu’est l’empathie… Ce qu’est la famille… Ce qu’est le départ, quand il s’agit de ne pas devenir fou… Et ce qui est essentiel, dans ce livre, ce qui en fait un vrai chef d’œuvre, c’est l’émotion qui, de bout en bout, l’habite… J’ose le dire, je n’ai que très rarement ressenti autant d’émotion, de tendresse, de douceur, de frémissements de l’âme à la lecture d’une bande dessinée qu’avec ce livre…

Aimée De Jong (traduction Coraline Walravens) : l’émotion

Je le disais en préambule : ce livre n’est pas pour moi un simple coup de cœur. Il est et sera, j’en ai la conviction, un des livres les plus importants de cette année 2021 !

Jacques Schraûwen

Jours de Sable (autrice : Aimée De Jongh – éditeur : Dargaud – 289 pages – mai 2021

Jours de Sable © Dargaud