Lucky Luke Se Recycle

Lucky Luke Se Recycle

Un hommage de Mawil à Morris

Cela fait un certain temps que j’ai cet album dans ma bibliothèque, que je le prends, que je l’ouvre, que je le referme, peu enclin à en entamer la lecture. Eh bien, je me dois de le dire : j’avais tort !

Lucky Luke Se Recycle © Lucky comics

D’abord, redéfinissons, voulez-vous, ce que peut bien signifier le mot « hommage ». Le Larousse me dit qu’il s’agit d’un « don qui exprime le respect, l’admiration, la reconnaissance de quelqu’un, d’une marque de respect ».

« Rendre hommage » devient donc, d’après internet : « saluer l’action de quelqu’un par un acte de reconnaissance (un discours, une dédicace, une œuvre artistique) afin d’en souligner la valeur ».

Lucky Luke Se Recycle © Lucky comics

A ce titre, cet album étonnant n’a rien de mensonger : Mawil, dessinateur allemand, nous y montre toute l’admiration qu’il a pour un des personnages les plus mythiques de la bande dessinée. Et pour son créateur…

Il s’agit bien d’un acte de « reconnaissance », pas d’une imitation, pas non plus d’une envie de faire du copier-coller, encore moins du souci d’une similitude graphique évidente. Mawil (comme Bonhomme par ailleurs) ne fait pas du Morris, ne veut pas le faire, mais désire, simplement, que tout un chacun reconnaisse Lucky Luke et accepte l’idée qu’on puisse lui permettre de quitter les voies bien tranquilles dans lesquelles il se balade depuis la mort de Morris en 2001.

Lucky Luke Se Recycle © Lucky comics

Dans cette série traditionnelle, riche de quelque 80 albums, le flambeau graphique a été repris depuis 2003 par le dessinateur Achdé, dans la filiation totale et totalement assumée du dessin de Morris. Mais du côté du scénario, force est de reconnaitre que les auteurs ont été nombreux, et, ma foi, peu « efficaces »… Certes, il y a eu l’un ou l’autre auteur qui n’ont pas démérité, comme Pennac ou Pessis. Et le premier scénario de Jul était plein de promesses… Son dernier, par contre, est affligeant…

Et donc, nous voici, après le Bonhomme et Bouzard, en présence d’un album « différent ».

Comme je le disais, n’essayez pas de retrouver le trait de Morris, ou de Achdé, dans ce cow-boy qui se recycle. Et pourtant, pas de doute, c’est bien en présence de Lucky Luke et de Jolly Jumper qu’on se trouve.

Le dessin est souple, caricatural, le découpage est cinématographique, les perspectives déformées, les décors minimalistes à l’exception de quelques décors naturels (désert, canyon). Et l’ensemble est d’une belle efficacité !

Lucky Luke Se Recycle © Lucky comics

Et puis, il y a le scénario.

Pas de Dalton… Pas de Rantanplan… Mais un canevas qui reste dans la continuité des codes chers à Morris : Lucky Luke prend sous son aile un individu qui, incontestablement, n’a pas vraiment sa place dans l’ouest américain.

Nous nous trouvons, dans cet album, en une époque où le « far West » est en train petit à petit de disparaître. Les cow-boys et leurs chevaux vont bientôt appartenir au folklore, à l’Histoire. Dans les grandes villes déjà, le bicycle prend de plus en plus de place. Et voilà qu’une course cycliste est organisée, la toute première de l’Histoire, une course à laquelle le sieur Overman décide de participer pour prouver que son prototype va révolutionner le monde de la mobilité. Mais voilà, il y a un grand méchant, fabricant de bicycles, qui voit d’un très mauvais œil arriver ce bizarre vélo aux deux roues de taille semblable. Et ce méchant mister Pope engage un couple de tueurs, Smith et Wesson.

Lucky Luke, comme à son habitude, va être l’homme de la situation… Mais pour se dépêtrer des tueurs, de quelques indiens, de cow-boys qui idolâtrent les chevaux, l’homme qui tire plus vite que son ombre va devoir apprendre à dompter un vélo, à le construire d’abord, à le réparer quand c’est nécessaire, provoquant ainsi la jalousie de son plus fidèle ami, sa monture Jolly Jumper !

Lucky Luke Se Recycle © Lucky comics

Tous les ingrédients d’un Lucky Luke sont là, vous l’aurez compris… Et, miracle, la sauce prend ! Passés les premiers instants de la lecture, le besoin d’accepter le dessin, voire les dialogues beaucoup moins policés que ceux de Morris, on se laisse entraîner par le récit, mais, bien plus, par l’humour sous-jacent, humour de situation, humour de répétition, humour de langage aussi. Un humour qui rappelle celui de Morris, mais aussi, à certains moments, l’inventivité de Goscinny !

Je le dis, tout de go, Jul peut retourner à ses chères leçons ! Mawil, en un hommage, nous restitue bien mieux Lucky Luke que Jul et ses approches déjà formatées !

Un bon livre, donc, tout simplement… Un véritable hommage, utilisant un sujet à la mode, la mobilité, sans cependant y ajouter un discours idéologique, de quelque ordre que ce soit !

Jacques Schraûwen

Lucky Luke Se Recycle (auteur : Mawil – éditeur : Lucky comics – juin 2021 – 64 pages)

Léonard – 52. Vacances De Génie

Léonard – 52. Vacances De Génie

Un génie et son disciple pensent aux vacances, avec folie, bien entendu ! Avec, aussi, des échos à nos propres quotidiens !

Voilà 46 ans que Turk, en compagnie de son compère Bob De Groot, s’ingénie (jeu de mot…) à faire de Léonard De Vinci un personnage hors du commun, certes, hors du temps, aussi, hors de tout contrôle, surtout !

Léonard 52 © Le Lombard

Voilà 46 printemps que ce vieillard à barbe blanche et à jeunesse omniprésente martyrise avec entrain son disciple-assistant-esclave en l’obligeant à tester toutes ses inventions, toujours inabouties bien évidemment !

Depuis ses débuts, cette série s’aventure à la fois dans l’humour absurde et dans le comique de situation, dans la tradition des gags répétitifs et celle des sourires « bon enfant ».

Léonard 52 © Le Lombard

Zidrou, qui a pris la place de De Groot au scénario, se veut fidèle à l’esprit quelque peu caustique mais gentil de cette série bd. Cela dit, Zidrou reste et restera toujours, même dans ses scénarios les plus convenus, celui qui aime donner un coup de pied dans les habitudes. Et, sous sa houlette, Léonard nous parle plus qu’avant de notre monde, de ses dérives, de ses absurdités, de ses modes, de ses espérances même. Zidrou a ainsi accentué la possibilité d’avoir plusieurs niveaux de lecture différents. Ce qui rend cet album, par exemple, lisible et souriant autant pour les mômes que pour leurs parents ! Pour les enfants, il y a cette « brutalité » surréaliste (et jouissive) qui fait que Basile, le disciple, se fait trucider de toutes les manières possibles et imaginables sans jamais mourir. Un peu comme le Coyote face à Bip Bip… Un humour finalement politiquement incorrect qui fait du bien !

Léonard 52 © Le Lombard

Pour les « grands », il y a des clins d’œil évidents, comme la visite de Basile dans notre vingt-et-unième siècle, aux côtés de Ric Hochet (autre série scénarisée par Zidrou). Mais il y a aussi la création de nouveaux matériaux de construction, il y a des hologrammes, de la robotique, les dangers de l’exposition au soleil, la trottinette électrique et les voyages dans l’espace.

Et Turk s’en donne à cœur joie, avec son dessin efficace et classique, pour donner vie aux inventions de Léonard et de Zidrou !

Léonard 52 © Le Lombard

Mais tout cela est traité d’abord et avant tout au travers du prisme de l’humour, débridé, totalement irréaliste, et, de ce fait, toujours désarmant !

Léonard : une série sympa, des albums vite lus, un héros de papier qui continue son petit bonhomme de chemin, sans heurts, et avec une qualité constante.

Jacques Schraûwen

Léonard – 52. Vacances De Génie (dessin : Turk – scénario : Zidrou – éditeur : Le Lombard – 46 pages – juin 2021)

Lynchages Ordinaires

Lynchages Ordinaires

Les routines de la haine.

Les éditions « La Boîte à Bulles » se caractérisent par des livres qui font passer la réflexion avant la mode. Les albums qu’ils éditent sont presque toujours des miroirs des failles qui nous détruisent et, en même temps, nous construisent.

Lynchages Ordinaires © La Boîte à Bulles

Et ce livre en est une preuve évidente, lui qui prend comme point de départ à une aventure humaine une réalité brésilienne dont on ne parle pratiquement jamais. Celle du lynchage… Celle de la violence urbaine de quelques individus qui, sous l’anonymat d’une foule, se veulent justiciers dans un monde dans lequel la justice n’est que l’ombre de ce qu’elle devrait être.

Dans les rues de Rio, des êtres humains sûrs de leur bon droit tabassent, jusqu’à la mort parfois, d’autres êtres humains que la rumeur ou la réalité rendent coupables de vols, de viols, de crimes, que sais-je encore.

Ce n’est pas de la fiction et les scénaristes de ce livre, les journalistes Léa Ducré et Morgann Jezequel, accompagnées par Benjamin Hoguet, rendent compte, simplement, de cette horreur qu’elles connaissent, qu’elles ont vue, qu’elles ont côtoyée.

Lynchages Ordinaires © La Boîte à Bulles

Des lynchages ordinaires pour un quotidien innommable et que l’on tait !

L’histoire qu’ils nous racontent, tous les trois, et que mettent en dessins et en forme(s) Héloïse Chochois et Victoria Denys, commence à Paris.

Johan quitte la France, pour fuir une rupture amoureuse et douloureuse, et il se rend à l’autre bout du monde, au Brésil. Pour le carnaval, en partie, pour se déconnecter aussi de tout ce qui fait sa vie dans la vieille Europe : le téléphone, les réseaux sociaux, le temps perdu… Des réalités qui l’emplissent de colère, aussi, lui qui milite pour le bien-être animal.

Lynchages Ordinaires © La Boîte à Bulles

Il veut, sans vraiment se l’avouer, se retrouver dans un environnement nouveau pour ne plus se perdre.

Ce qu’il trouve, d’abord, c’est la folie du carnaval, les rues et leurs bruits, leurs danses et leurs folies, leurs foules et leurs délires.

Il participe à cette ambiance, il boit, beaucoup, trop… Ivre et titubant, un homme noir le relève dans la rue… Et tout de suite arrivent des inconnus, qui traitent cet homme qui vient de l’aider de voleur…Qui l’agressent, le battent, le tueraient sans l’intervention d’une jeune femme, Marcela.

Une militante, comme lui. Mais qui se bat pour les humains, contre les lynchages publics.

Et ces deux jeunes gens vont se lier d’une amitié, éphémère peut-être, et Johan va être obligé, en découvrant les aspects les plus sombres du Brésil et de ses fêtes, de se remettre lui-même en question.

Narrativement, il y a un vrai récit. Que je n’édulcorerai pas.

Lynchages Ordinaires © La Boîte à Bulles

Un récit qui cependant laisse la place à des questionnements qui dépassent, et de loin, le factuel.

Qu’est-ce que la justice, d’abord… Est-ce un sentiment, est-ce une action ?

Pourquoi, dans tout groupe humain important, la rumeur prend-t-elle autant de place, crée-t-elle autant de violence et de jugements hâtifs ?

Est-on responsable du mal que peuvent faire nos mots, capables d’être des agressions, des harcèlements, par la grâce de ce qu’on appelle des réseaux sociaux ? Existe-t-il une responsabilité de groupe qui, dès lors, se révèlerait impunissable ?

Ne sommes-nous pas tous, à l’instar de ces Brésiliens anonymes, ou même de Johan et de ses engagements sectaires, des lyncheurs en puissance ?

Pour parler de tout cela, les auteurs ont choisi la voie de la pudeur, choisissant plutôt les mots aux images chocs, en opposition totale avec cette mode depuis des années des pesantes images et des lourdes photos ! Et les mots ont un impact, un vrai… D’abord, parce qu’ils sont des témoignages, des vrais. Simples. Ensuite, parce qu’ils laissent la place, quand c’est nécessaire, à un dessin épuré, parlant.

Un dessin simple, oui, qui laisse la place à une forme d’expressionnisme, de temps à autre, à un graphisme extrêmement onirique, aussi, ce graphisme se faisant, ainsi, un véritable élément de la narration.

Que connaît-on des réels des autres ? De leurs hantises, de leurs fuites, de leurs failles, de leurs colères, de leurs injustices non assumées ?

Que connaît-on du monde qui est le nôtre lorsque nous nous laissons enfouir dans les cocons douillets de la foule qui se déshumanise et nous déshumanise avec elle ?

Que connait-on de nous-même avant que nous soyons confrontés à la vérité de nos miroirs intimes ?

Lynchages Ordinaires © La Boîte à Bulles

C’est de tout cela que nous parle ce livre, avec talent, avec intelligence. De quoi éveiller nos sens, celui de la responsabilité entre autres.

Avec, en contrepoint de la description d’une société qui se renie elle-même, une dernière phrase qui porte un bien bel espoir… Une utopie, peut-être… « La foule ne fait pas que détruire, elle peut aussi réparer » !

Jacques Schraûwen

Lynchages Ordinaires (auteurs : Léa Ducré, Benjamin Hoguet, Morgann Jezequel, Héloïse Chochois, Victoria Denys – éditeur : La Boîte à Bulles – février 2021 – 112 pages)