Irena : deux albums parus, une chronique, une interview

Irena : deux albums parus, une chronique, une interview

Une seule expression peut convenir à cette série dont deux albums sont déjà sortis : à ne rater sous aucun prétexte !

 

Nous sommes en Pologne, en 1940. Un pays occupé par l’envahisseur allemand. A Varsovie, les Juifs ne sont pas encore enfermés dans des camps de concentration mais parqués dans un quartier de la ville, un ghetto de pierres, de silence et d’horreur entouré de murs.

A chaque entrée de cette cité dans la ville, des soldats allemands, certains l’étant par obligation, d’autres par conviction nazie assumée.

Comme pour se voiler les yeux, les autorités permettent à quelques personnes d’entrer dans ce ghetto pour y apporter, officiellement, un peu d’aide sociale, donc humanitaire.

Et c’est parmi ces personnes que se trouve Irena, une petite bonne femme toute simple, sans d’autre ambition que de ne pas trahir sa part d’humanité. Et cette femme va devenir, les circonstances l’y obligeant, une activiste de la résistance. Mais une résistance sans armes, une résistance consistant à tout faire pour que s’échappent de l’enfer quelques enfants déjà presque condamnés à l’oubli, l’absence et l’anonymat.

La guerre et ses horreurs, voilà un sujet qui a été maintes fois décrit et raconté dans l’univers de la bande dessinée, avec parfois des réussites exceptionnelles, souvent aussi, reconnaissons-le, des manichéismes sans intérêt. Mais je pense qu’aucune série ne s’est jamais attachée exclusivement à ce ghetto de Varsovie. Et ici, Séverine Tréfouël et Jean-David Morvan nous plongent dans une aventure humaine inspirée par la seule réalité, et ils nous livrent un récit fait de quotidien, construit, intelligemment, à la seule hauteur de l’émotion !

 

Jean-David Morvan: le scénario

 

 

Lorsqu’en guise de  » pub  » pour un album on indique :  » une histoire vraie « , j’avoue que cela ne m’attire le plus souvent que très moyennement. Mais ici, cependant, il en a été immédiatement tout autrement : en feuilletant le premier tome, intitulé  » Le ghetto « , j’ai été tout de suite séduit par une construction à la fois classique, à la fois originale dans le trait comme dans la couleur, j’ai été séduit par un dessin sans ostentation. Et ensuite, en lisant l’album, il m’a été impossible d’arrêter ma lecture. Pourtant, il ne s’agit nullement de grandes aventures épiques, de scènes grandioses dans leur récit comme dans leur traitement graphique, il n’y a non plus aucun suspense qui pourrait tenir en haleine le lecteur !

Non, tout est raconté, dans cette série, avec humilité. Irena n’est pas une héroïne parfaite et sûre d’elle, elle ne l’est devenue que par humanisme, d’abord, par le hasard des circonstances ensuite, et par une personnalité qui s’est toujours refusée à se plier à des lois inacceptables.

L’héroïsme dont elle fait preuve est un héroïsme quotidien, ce n’est pas un courage d’actes inoubliables, mais une résistance au jour le jour vécue dans le secret d’une action partagée avec des tas de personnages aussi soucieux qu’Irena de ne pas participer à l’horreur collective !

 

Jean-David Morvan: héroïsme quotidien

 

Jean-David Morvan: résistance

 

 

Le scénario, vous l’aurez compris, suit les pas d’Irena, mais de façon quelque peu éclatée. Aucune linéarité chronologique dans ces deux albums, un peu comme si les auteurs avaient voulu, en réveillant une mémoire oubliée, la restituer dans son déroulement naturel. On ne se souvient pas du trajet du temps, on se souvient d’instants, de moments… Et c’est bien la marque de fabrique de cette série.

Et pour que l’indicible puisse être montré, il fallait qu’un dessinateur et un coloriste réussissent à mettre en scène sans aucun effet spécial cette histoire dont l’héroïne n’a rien d’épique.

David Evrard a choisi, pour ce faire, un graphisme tout en simplicité, un dessin très  » littérature jeunesse « , mais il y insufflé une existence tout en puissance. D’abord par la façon qu’il a de construire ses planches, de passer d’un « gaufrier » traditionnel à des doubles pages dans lesquelles se vivent en parallèle différentes petits histoires.

Ensuite, par son trait lui-même, qui paraît hésitant… On n’est pas du tout dans la ligne claire, mais dans des contours quelque peu tremblants, et qui, de ce fait, semblent prendre vie sur le papier, semblent aussi dépasser la seule apparence pour révéler d’autres tremblements, muets, ceux de la conscience, de la peur, de l’émotion.

Parce que c’est de cela qu’il s’agit, dans ces deux livres, avant tout : l’émotion !

Une émotion qui naît aussi de la façon dont est dessinée Irena. Elle a le visage lisse, elle exprime, physiquement, très peu de sensations, d‘expressions, un peu comme si elle était ailleurs. Et la couleur de Walter Pezzali ajoute encore à cette impression de nous trouver, lecteurs, en face de quelqu’un qui hésite à révéler ses intimes réalités pour se consacrer, simplement, à sa volonté de n’être pas une brebis bêlante parmi les moutons d’un Panurge hitlérien.

 

Jean-David Morvan: le dessin

 

Jean-David Morvan: Irena, un personnage un peu « ailleurs »…

 

Irena, c’est un personnage bien plus qu’une héroïne.

C’est un être vivant, qu’on sent vibrer, souffrir, aimer, de page en page.

Ce sujet (une part de l’holocauste…) aurait pu être dur, visuellement comme littérairement. Mais il n’en est rien, de par la volonté des auteurs de nous offrir (oui, c’est bien d’une offrande qu’il s’agit) un récit qui, par ses mots et son dessin, s’adresse à tous les publics !

 

Jean-David Morvan: une série tous publics

 

Je le dis, je le redis : cette série se doit de trouver place chez toutes celles et tous ceux qui aiment la bande dessinée lorsqu’elle ne se contente pas de ronronner dans une habitude tranquille ! Achetez ces deux albums, lisez-les, faites-les lire, offrez-les, placez-les dans votre bibliothèque aux côtés des tout aussi sublimes  » Boule à Zéro  » !

En ces temps qui sont nôtres où renaissent sans cesse les immondes monstres  du passé, ne nous faut-il pas laisser la mémoire nous parler de ce qui ne devrait plus jamais exister ?

 

Jacques Schraûwen

Irena (dessin : David Evrard – scénario : Jean-David Morvan et Séverine Tréfouël – couleurs : Walter Pezzali – éditeur : Glénat)

Ter : 1- l’étranger – un album, une exposition jusqu’en octobre, une interview

Ter : 1- l’étranger – un album, une exposition jusqu’en octobre, une interview

De la science-fiction solide pour une nouvelle série passionnante : un album somptueux et une belle exposition consacrée à un dessinateur au talent passionné !

Au scénario, Rodolphe, un vieux routier du neuvième art extrêmement prolifique, puisque c’est à la fin des années 80 qu’il a débuté dans ce métier. C’est dire qu’il sait ce que c’est que raconter une histoire avec efficacité…

Au dessin, un jeune auteur suisse, Christophe Dubois.

Et à l’édition, un homme Daniel Maghen, amoureux de la bd, galeriste, et qui n’édite que des livres de très grande qualité graphique, comme ceux de Prugne ou de l’exceptionnel Lepage…

Au total, un livre de science-fiction absolument passionnant !

Un livre dont les planches originales sont exposées, jusqu’au 8 octobre, dans un lieu prestigieux, le Centre Belge de la Bande Dessinée, à Bruxelles. Un lieu dans lequel les dessins de Christophe Dubois ont totalement leur place.

Même s’il n’a qu’une carrière assez courte encore dans l’univers de la bd, Christophe Dubois se révèle être un dessinateur réaliste exceptionnel ! Ses planches sont des petits bijoux, avec des angles de vue qui permettent vraiment de plonger dans un univers qui, totalement fictionnel, fait cependant mille et une référence, dans le texte comme dans le graphisme, au monde qui est le nôtre. Et l’exposition montre avec talent que dessin et texte sont en véritable osmose dans ce livre…

Un bel hommage, donc, que cette exposition, à un auteur, certes, mais aussi à un éditeur engagé dans la défense du neuvième art.

 

Rodolphe: Daniel Maghen éditeur

 

En un lieu indéfinissable, il y a une cité. Il y a la ville du haut, occupée par les  » collèges  » et les maîtres de la religion…

Il y a la ville du bas, peuplée des gens « normaux ».

Parmi eux, il y a Pip qui gagne sa vie en pillant les tombes. Et, dans une de ces tombes, il découvre un jeune homme nu, sans mémoire et sans langage.

Il le ramène chez lui et, là, cet inconnu, rapidement, apprend à parler, à communiquer, à écrire. Et, surtout il se révèle capable de réparer tous les objets étranges recueillis, au cours de ses rapines, par Pip : un grille-pain, par exemple, mais aussi un objet qui attire sur lui l’attention des gens de la ville du haut ! Un objet qui diffuse, en 3d, des images qui parlent d’une guerre et d’un holocauste, de deux tours jumelles détruites, de la disparition d’un tableau intitulé la Joconde.

Et c’est ainsi que ce livre, premier d’une série, s’ouvre à des réflexions qui dépassent le simple récit.

On parle de langage, comme seul lien possible, finalement, entre les êtres vivants, on y parle aussi de mémoire, cette faculté que l’homme a de se restaurer à lui-même grâce à ses mille vécus.

On s’ouvre aussi à des réflexions sur le rôle du pouvoir, sur la présence de la foi, quelle que soit la forme qu’elle puisse prendre, dans le monde de demain comme dans celui d’aujourd’hui d’ailleurs. Rodolphe aime créer des ponts entre l’imaginaire et le réel, qu’il appartient au lecteur, en définitive, d’emprunter ou pas.

On y parle également, avec une belle impudeur, d’une toute autre mémoire, une mémoire qui devient langage silencieux : la mémoire du corps, la mémoire des chairs. Parce que ce livre se construit aussi, narrativement, autour du sentiment amoureux, au sens large du terme.

 

Rodolphe: le langage

 

Rodolphe: le personnage central

 

 

Le scénario de Rodolphe est d’une narration sans défaut, et le lecteur ne se perd jamais en route, malgré les différents récits parallèles que le scénariste met en scène. Les personnages sont nombreux, et chacun possède une véritable existence, tant au travers des dialogues que de la façon dont le dessinateur, Christophe Dubois, se les approprie.

Et ce scénario prend vie grâce au dessin, évidemment. Il y a ici et là, dans le graphisme de Christophe Dubois, des réminiscences d’académisme, il y a aussi des références, dans quelques cases, à quelques grands dessinateurs réalistes, comme Manara voire même Pratt…

Il y a aussi, dans le dessin, un plaisir à créer un univers que le lecteur croit sans cesse reconnaître, et qu’il ne comprend vraiment qu’à la toute dernière page… Il est amusant, alors, et passionnant, de revenir en arrière, de se balader de planche en planche pour y dénicher tous les signes palpables de cet univers que Dubois y avait placés et qu’on n’avait pas vraiment remarqués !

Réaliste, ce dessin n’est cependant jamais figé, loin s’en faut, et dans certaines constructions, dans certaines perspectives, Dubois aime s’aventurer dans des constructions qui font mieux qu’accompagner le récit de Rodolphe, qui le démesurent…

Christophe Dubois et Rodolphe: le dessin
Christophe Dubois et Rodolphe: le réalisme

 

Un des éléments importants dans ce livre, un élément qui participe pleinement à sa réussite, c’est l’utilisation que Dubois y fait de la couleur. La lumière change, évolue, de page en page, de case en case même, parfois, et avec elle changent également les couleurs, leurs présences, parfois presque diaphanes, parfois d’une épaisseur sombre.

C’est peut-être encore plus  » palpable  » dans les quelques scènes érotiques qui, restant poétiques, n’en demeurent pas moins extrêmement charnelles. Dans la représentation des corps amoureux, Christophe Dubois prend un incontestable plaisir, partagé par tous ses lecteurs (et lectrices)…

 

Christophe Dubois: la couleur
Christophe Dubois: l’érotisme

Je l’ai déjà dit, je le redis : Daniel Maghen est un éditeur qui ne publie que des auteurs qui appartiennent pleinement au Neuvième Art.

Et c’est encore le cas avec Ter, croyez-moi… Vous ne pourrez d’ailleurs que vous en rendre compte par vous-mêmes en allant voir l’exposition consacrée à ce livre !

 

Jacques Schraûwen

Ter : 1- l’étranger (dessin : Christophe Dubois – scénario : Rodolphe – éditeur : DM Daniel Maghen)

Exposition au Centre Belge de la Bande Dessinée jusqu’au 8 octobre 2017

Résilience : 1. Les Terres Mortes

Résilience : 1. Les Terres Mortes

Un monde dominé par une multinationale agricole… Des humains oublieux de leur passé… Et quelques résistants, pacifiques ou violents… Voilà la trame de ce livre d’anticipation proche de cette Terre sur laquelle, aujourd’hui, se construisent des lendemains qui ne chantent vraiment pas ! Une chronique et une interview de l’auteur!

La résilience… Voilà un terme qui, ma foi, peut recouvrir bien des réalités…

C’est un terme qui parle, d’abord et avant tout, de résistance… Résistance physique, résistance psychologique, résistance à tout ce qui peut blesser, détruire…

Mais ce mot fait penser aussi à un verbe : résilier… Résilier un contrat, décider qu’il n’a plus à être appliqué.

Et puis, il y a la capacité d’une terre à reprendre vie après avoir été épuisée, vaincue peut-être, par une utilisation forcenée.

C’est un mélange de tout cela qui fait le contenu de cet album, puisqu’on y parle de dictature, de survie et de nécessité à résister pour tenter de vivre, tout simplement. Et que, pour ce faire, il n’y a qu’une seule route possible, celle de refuser de continuer à obéir à des lois et des diktats qui n’ont qu’un seul but, l’asservissement. Un asservissement qui passe aussi par la nourriture.

Augustin Lebon: la résilience

 

Avec ces terres mortes hantées par des ombres qui n’ont plus d’humain qu’une triste apparence, on se retrouve, lecteur, en face d’une sensation à la fois de déjà vu et d’horriblement imaginé ! Le nom, par exemple, de la multinationale qui dirige le monde qui nous est décrit a des consonances résolument contemporaines : Diosynta. Tout comme le groupe des résistants violents qui porte le nom des  » fils de Gaïa…  »

Nous ne sommes pas, avec  » Résilience « , dans de la science-fiction à la Asimov, mais bien plus dans de l’anticipation à la Bradbury ou à la Brown. C’est un album qui anticipe ce qui est en train de naître dans notre monde et qui imagine, sans fioritures, ce que pourront devenir nos lendemains si nous ne faisons pas preuve, aujourd’hui déjà, de résilience, de résistance.

Et ce que j’ai beaucoup aimé dans ce livre, c’est que, même si la résistance est incontestablement le moteur du récit, de l’intrigue, des intrigues plurielles, Augustin Lebon, le maître d’œuvre de cet album, n’est à aucun moment manichéen.

Il ouvre des voies, il creuse des chemins dans les jachères de nos présents pour nous montrer que résister nous devient, peu à peu, une humaine nécessité. A ce titre, on peut dire que son livre d’anticipation est humaniste, oui, puisqu’il ne porte pas de jugement, que même les méchants ont un passé à assumer, que résister peut prendre plusieurs formes : la fuite, l’aide écologique, l’intransigeance d’une violence qui a tous les risques de se révéler aussi arbitraire, finalement, que ce qu’elle combat.

Augustin Lebon: de l’anticipation
Augustin Lebon: la résistance

 

 

Ce n’est certes pas un album  » amusant  » que ce  » Résilience « … Mais c’est un livre extrêmement bien charpenté, avec des personnages qui ont une vraie présence, avec des héros attachants, et des sentiments aussi qui, peu à peu, prennent le pouvoir, humain, sur l’horreur. Avec de l’aventure, également, et passionnante!

Graphiquement, Augustin Lebon choisit résolument la voie du réalisme, parfois même le plus cru, ses axes de vision sont, au sein d’une même page, terriblement variés, et créent un rythme propre à chaque séquence de son récit.

Et puis, il y a la couleur de Hugo Poupelin, qui, sans effets trop voyants, réussit parfaitement à créer des ambiances variées qui font de ce livre un album qui se regarde avec autant de plaisir qu’il se lit.

Augustin Lebon: la couleur

 

Parmi les jeunes auteurs de bd, j’avoue avoir, dès le départ, été séduit par le talent d’Augustin Lebon. Et je suis heureux de remarquer que, après le fantastique proche du gothique de son  » Révérend « , il réussit à varier ses thèmes d’inspiration, ses codes graphiques et littéraires.

Un excellent livre, donc, que ce premier volume, qui se termine par l’entrée en gare d’un train que je suis déjà pressé de suivre…

 

 

Jacques Schraûwen

Résilience : 1. Les Terres Mortes (auteur : Augustin Lebon, avec la participation de Louise Joor – couleurs : Hugo Poupelin – éditeur : Casterman)