Ligne De Fuite – trois récits, trois destins, trois moments d’existence

Ligne De Fuite – trois récits, trois destins, trois moments d’existence

Robert Cullen, l’auteur de ce livre, de ces trois histoires dessinées, mélange les genres : réalisateur dans le monde de l’animation, scénariste, illustrateur et, ici, dessinateur de bd… Avec un indéniable talent !

copyright blueman

Un talent dans la construction graphique, déjà, de ses trois récits… Venant du monde de l’animation, Robert Cullen aime à faire de ses planches des vrais lieux unitaires dans lesquels le mouvement existe, se fait presque palpable, sans pour autant délaisser l’expressionnisme des visages et la gestuelle des personnages.

Un talent également dans la réussite de cet album qui, au travers de trois histoires différentes, de trois époques différentes aussi, revêt une véritable unité de ton qui fait de ce livre une approche extrêmement réussie de la destinée humaine.

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Une ligne de fuite, c’est ce qui conduit, de manière imaginaire et uniquement visuelle, à la jonction de toutes les routes qui forment un tableau, ou, ici, un récit… C’est un terme éminemment artistique qui explique bien, dès l’abord de ce livre, qu’on va entrer dans un album dans lequel le trait va avoir une importance capitale.

Mais Robert Cullen, s’appropriant le langage du neuvième art, sait également l’importance de raconter une histoire, DES histoires qui puissent s’adresser à tout un chacun. Et les trois narrations qui emplissent ce livre ne mettent en scène, dès lors, que des gens normaux, ordinaires, des humains comme vous et moi dont la vie, un jour, se brise, se dirige insensiblement vers un point de plus en plus proche où l’existence se résume à une fuite infinie.

Je le disais, trois récits font toute l’unité de ce livre. Il y a d’abord « le tour de la disparition », qui met en scène un magicien, une assistante, et des disparitions qui ouvrent une brèche de fantastique dans la grisaille du quotidien… Une brèche de laquelle jaillissent des amours et des égoïsmes terriblement humains.

Il y a ensuite « perdre corps », qui mêle aussi le fantastique à la réalité, mais avec une thématique extrêmement puissante, et qui ne peut que parler à tout le monde, celle de la mort d’un être aimé qu’une femme continue, pour survivre, à imaginer à ses côtés… Un récit bref qui ne nous dit pas comment faire son deuil, mais qui nous montre que le deuil est une dérive exclusivement personnelle…

Il y a enfin « Sirène », qui nous montre un homme vieillissant, sourd, portant en lui une déchirure terrible, celle de la mort, au cours d’un cambriolage, dont il est -ou se sent- responsable…

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Les points communs entre ces trois récits sont assez nombreux. Il y a d’abord, comme dans les meilleurs récits de Prévot, Thiry, l’inversion soudaine de la réalité face à l’évidence d’un monde qui ne se contente pas d’être lisse et fait d’habitudes. Il y a ensuite le poids de l’absence… Absence humaine… Absence d’amour… Absence d’émotion… Absence à la société et à soi-même, en même temps…

Et puis, autre point commun, la force du dessin de Cullen… Un noir et blanc profond pour le premier récit, avec une lumière sombre omniprésente… Un dessin aux couleurs délicates, pastel, se transformant peu à peu en une colorisation presque horrifique pour le deuxième récit… Un noir et blanc puissant mêlé d’éclairs de couleurs vives qui montrent sans devoir l’expliquer la surdité du personnage, un noir et blanc qui, superbement, devient pratiquement abstrait… Tant il est vrai que l’existence, celle de tous les personnages de ce livre étonnant, la nôtre aussi, ne se résume jamais par la seule raison…

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Ce livre est une œuvre rare, à sa manière… Un album déroutant, un album « beau » à voir, dans lequel se balader à son propre rythme, aussi… Une de ces bandes dessinées dans lesquelles le trait raconte autant l’histoire que ce que les dessins nous montrent… Un album dans lequel les mots et leurs représentations participent aussi à l’émotion des planches…

Une belle découverte, qui prouve, si besoin en était encore, que le neuvième art est véritablement un art à part entière !

Jacques et Josiane Schraûwen

Ligne De Fuite (auteur : Robert Cullen – éditeur : éditions blueman – août 2024 – 127 pages)

Tous Nos Étés – Les souvenirs, les regrets, les tristesses… La vie !

Tous Nos Étés – Les souvenirs, les regrets, les tristesses… La vie !

J’aime les livres, je le dis souvent, qui laissent parler l’émotion, le cœur, avant tout le reste. Et c’est bien le cas avec ce livre, tout en demi-teintes, tout en tendresse, tout en sourires…

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Comme chaque année, ou presque, la « famille » se retrouve, pour les vacances d’été, dans une maison qui est la leur, héritage en copropriété, en quelque sorte. Seulement, voilà, cela devrait être le dernier été vécu dans ce lieu porteur de tant de rêves et de tant de réalités… Une affaire d’héritage, oui, un oncle voulant vendre pour récupérer sa part et vivre sa vie, avec de neuves attaches.

Et c’est donc aux feux de ce dernier été que les auteurs de cet album nous offrent un livre choral… Un livre aux personnages assez nombreux, dont les destins, confondus, ne le sont cependant que par des réalités différentes vécues. Au centre de cette famille dans laquelle le mot « union » n’est pas une expression toute faite, il y a Julie. Du haut de ses trente ans, elle est enceinte. Elle est aussi, surtout peut-être, veuve… Et ce lieu loin des routines de la vie de tous les jours, c’est le cocon dans lequel elle aurait voulu, elle aurait aimé se perdre, un cocon solide et irréel en même temps, un endroit dans lequel le temps s’arrête au gré des souvenirs.

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Pour elle, et grâce à cette famille qui l’entoure, survivre, c’est vivre quand même. Pour elle, le projet de devoir ne plus jamais revenir en cet endroit où elle vécut son amour, c’est une souffrance réelle. Mais une souffrance qu’elle montre peu… Porteuse à la fois d’un deuil et d’une vie à venir, Julie est peut-être la seule à sentir que cette maison a d’autres secrets que les siens… D’autres passés… Des secrets qui amènent les auteurs de ce livre à user d’une narration parfois déroutante, remontant dans le temps au rythme de souvenances qui, étrangement, ne sont pas uniquement celles de Julie… N’est-ce pas cela aussi, être vivant : dépendre de vies dont on n’a aucune idée…

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Et, ce faisant, c’est un peu de l’Histoire qui est abordée, celle de 1959, celle de 1968. Ce faisant, c’est une sorte de long poème graphique que les auteurs nous offrent. Un poème, oui… Un de ces textes dans lesquels il faut s’enfouir pour en découvrir les mouvances, les impossibles rimes, les douceurs, les extravagances, les folies… Les routines, aussi… La poésie, c’est un lac sans fond dans lequel, en se plongeant, on se retrouve, on se découvre… La poésie de la mémoire, dans ce livre, c’est celle aussi d’un rythme ensoleillé qui entraîne les lecteurs dans une forme d’existence à la fois tranquille et unique…

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Il y a dans cet album une vraie tendresse dont peu d’auteurs en bd sont capables… Et elle se dévoile au travers d’une description de la vérité d’une famille, dans laquelle il n’y a rien de formaté, dans laquelle, surtout, chaque membre a sa propre personnalité, son propre vécu. Il en résulte, au niveau du texte, du dialogue, l’utilisation d’un langage simple, quotidien… Emouvant aussi, comme cette question et sa réponse :

  • Tu vas mieux ?
  • On essaie.

Et s’il est vrai que la mort est omniprésente dans ce livre, il est tout aussi vrai qu’elle devient un vecteur de transmission, de continuité entre les âges et les gens… D’éternité, en quelque sorte. Oui, ce livre est un livre sur l’Amour, au-delà du temps, de tous les temps !

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Le texte de Séverine Vidal, vous l’aurez compris, m’a superbement séduit… Il en va de même pour le dessin de Victor L. Pinel… On y ressent véritablement l’ambiance lumineuse et parfois en demi-teintes de ces vacances au soleil que nous avons toutes et tous un jour vécues… Ses couleurs sont un outil graphique essentiel à la sensation et l’émotion du temps qui passe… Son trait, semi-réaliste, permet de ne rien alourdir d’un sujet qui, tout compte fait, touche de très près à la vie de tout un chacun. Et son travail sur les visages et, plus précisément encore, sur les bouches de ses personnages, permet un vrai mouvement au sein de chaque planche…

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Un très bon livre… Un livre à la fois souriant et émouvant, un livre « positif », mais loin des modes qui nous imposent de l’être… Un livre humain, tout simplement, dans lequel, comme dans la « vraie vie », les souvenirs sont de l’infini les mille survies…

Jacques et Josiane Schraûwen

Tous Nos Étés (dessin : Victor L. Pinel – scénario : Séverine Vidal – éditeur : Grandangle – 160 pages – juillet 2024)

Maurice Tillieux 1940 – L’exode d’un futur dessinateur, au quotidien d’un début de guerre

Maurice Tillieux 1940 – L’exode d’un futur dessinateur, au quotidien d’un début de guerre

Inspiré de souvenirs oraux de Tillieux, une bd incontestablement faite pour les « fans » cet auteur… mais, en même temps, un beau portrait d’une France enfouie dans la défaite…

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Tous les amateurs du neuvième art connaissent Maurice Tillieux… Son talent exceptionnel… Sa manière unique de raconter des histoires sérieuses, sombres même, enrobées des folies d’un humour tapageur, voire potache… Son dessin clair, fluide, son plaisir à dessiner le mouvement et, en même temps, les mimiques de ses personnages… Sa propension à recycler ses scénarios, également, pour ses propres bandes dessinées ou celles de ses compagnons d’art graphique…

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Bob Bang et Felix, ainsi, ont été à la fois ses premières armes dans le monde de la bande dessinée et à la fois des bases scénaristiques dans lesquelles, sans vergogne, il a puisé bien des thèmes, des scènes aussi, des aventures de Gil Jourdan. Gil Jourdan, une série qui, très rapidement, a eu un véritable succès, provoquant même l’ire de la censure française, peu encline à accepter que soit ridiculisée, au travers de l’inspecteurs Crouton, l’honneur (et l’intelligence) de sa police !

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Cela dit, il a aussi utilisé son talent dans une veine uniquement comique, avec des personnages quelque peu inspirés par les serials américains chers à Laurel, à Hardy, à Charlot… Marc Lebut et son voisin ont ansi fait rire plusieurs générations !

Cela dit, aussi, je n’ai pas pris la plume pour vous parler de Maurice Tillieux… Mais d’un livre inspiré par ses souvenirs, des souvenirs recueillis par des amis, et que le dessinateur Bruno Bazile a mis en scène.

1940. Les Allemands occupent la Belgique, et bien des Belges prennent la route pour les fuir. Ce fut le cas de mes parents, ce fut le cas de quelques anciens scouts de Saint-Gilles que j’ai connus. Ce fut aussi le cas de Maurice Tillieux, enfourchant son vélo, quittant Bruxelles pour tenter de rejoindre la Portugal où l’attendait un membre de sa famille. Cet exode ne s’est pas déroulé tranquillement bien évidemment… Il est vrai que bien des films en ont parlé, comme « Jeux interdits »… Mais en axant, le plus souvent, leurs narrations autour des horreurs de la guerre.

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Ici, les auteurs de cet « hommage » à Tillieux ont choisi le contraire… Certes, la guerre, ses tueries, ses répugnantes idéologies sont bien présentes au fil des pages. Mais comme décor bien plus que comme moteur du récit. Dans cet album, c’est la réalité quotidienne, sans mélo, sans fioritures qui nous est montrée. L’histoire d’un jeune homme vivant une sorte de grande aventure dans une France tantôt accueillante, tantôt haineuse, avec sa façon de vivre, bien plus que de survivre, avec ses amitiés, éphémères comme ses amours encore adolescentes. Les auteurs nous montrent la guerre et son exode par le petit bout de la lorgnette, et c’est vraiment là l’intérêt premier de ce livre.

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Disons-le, malgré tout : n’est pas Tillieux qui veut ! Bazile, dans son dessin, ne cherche à aucun moment à imiter son modèle, son personnage central, et il parvient, dès lors, à faire un travail original, sans tape-à-l’œil, un boulot moderne, bien enlevé, aimant, comme Tilleux d’ailleurs, multiplier, en une même page, les angles de vue, les perspectives… Le scénario, par contre, reconnaissons-le, qui se veut fidèle à une conversation entre Tillieux et ses amis (et qui l’est, très certainement…), montre quelques erreurs de construction, quelques répétitions descriptives dans les textes… Mais, là aussi, on accepte ces faiblesses, parce que le but est quand même de nous donner à voir Tillieux, un des tout grands noms de l’histoire de la bande dessinée, tel qu’il fut, véritablement!

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Un album dans lequel l’histoire nous est montrée au lavis et au trait, de manière à ce que le lecteur puisse réellement découvrir tout le talent du dessinateur Bazile… Un album accompagné de dossiers intéressants, historiquement parlant, de crayonnés, de photos…

Cela fait quelques années déjà que les Éditions De L’Élan ont choisi comme cheval de bataille l’œuvre de Tillieux, sous toutes ses formes, avec une très belle réussite éditoriale… Mémorielle, aussi, tant il est vrai qu’oublier ces auteurs qui ont permis à la BD d’être un art, c’est bien plus qu’une bêtise !

Et donc, cet album ne pourra que plaire aux fans, nombreux, de l’immense Maurice Tillieux… Mais aussi à tous les amoureux du neuvième art… Et à celles et ceux qui aiment s’éloigner des sentiers battus lorsqu’on aborde la thématique de la guerre 40-45…

Jacques et Josiane Schraûwen

Maurice Tillieux 1940 (dessin : Bruno Bazile – textes : Etienne Borgers, Gérard Guégan, Daniel Depessemier – éditeur : Éditions De L’Élan – 96 pages – 2024)