La Neige Était Sale – Simenon, Yslaire, Fromental : un trio parfait pour un livre puissant ! Des auteurs à écouter dans cette chronique !

La Neige Était Sale – Simenon, Yslaire, Fromental : un trio parfait pour un livre puissant ! Des auteurs à écouter dans cette chronique !

Les éditions Dargaud ont eu l’excellente idée d’adapter les romans durs de Georges Simenon… Et la Galerie Champaka, à Bruxelles, a eu la tout aussi bonne idée d’exposer les dessins de cette œuvre jusqu’au 23 mars prochain !

copyright fabien van eeckhaut

Les romans durs… Ces romans qui ne mettent pas en scène Maigret… J’avoue ne pas avoir été séduit par le premier album paru, « le passager du polarlys ». Par contre, « la neige était sale » est un album exceptionnel, tant par la puissance et l’intelligence de son scénariste, Jean-Luc Fromental que par le dessin de Bernard Yslaire… Bien plus qu’une réussite, c’est un livre important !

copyright dargaud

Nous nous trouvons, au milieu du siècle dernier, dans un pays occupé par une armée aux méthodes répugnantes… Bien entendu, on ne peut pas ne pas reconnaître, sous une certaine forme détournée, symbolique presque, la France de la guerre 40-45. Et on suit, dans ce livre, Frank…

copyright dargaud

Du haut de ses 18 ans, ce fils de la tenancière du bordel de son quartier pourrait vivre de l’air du temps sans trop s’en faire… Mais voilà… Ce qui l’anime, ce qui lui anime l’âme, c’est la truanderie… Il veut profiter, avec une absence totale de morale et de conscience, de la situation. Ni collabo ni résistant, il est, tout simplement, une crapule… Un presque adolescent encore qui s’enfouit gratuitement dans le crime, dans le meurtre, dans la trahison du seul sentiment amoureux qu’il a pour une jeune voisine.

copyright dargaud

Bernard Yslaire est un dessinateur qui réussit toujours à étonner. Un de ces artisans de la bande dessinée qui aiment s’échapper des sentiers battus, des routines mêmes, pour créer à chaque fois des univers qui semblent lui appartenir.

Ses deux derniers albums, de vrais chefs d’œuvre, étaient consacrés à Baudelaire. Ici, avec un dessin plus tranquille, moins démesuré, il nous dessine le portrait, en chaque case, d’un personnage central qu’on ne peut pas aimer et qui se révèle rimbaldien, tout en étant aussi dans la continuité de Baudelaire…

Bernard Yslaire

Rimbaldien, oui, le personnage de Frank l’est, humain qui glisse, avec une sorte de sens du destin, du quotidien à l’horreur, de la vie à la mort, pour se hisser, finalement, dans une sorte de faille dans ses propres turpitudes, une faille qui l’humanise et lui permet de fuir définitivement un monde qu’il hait…

copyright van eeckhaut

Pour arriver à ce que le dessin nous fasse entrer totalement dans cet univers égocentrique d’un vrai salaud, il fallait qu’entre Jean-Luc Fromental, le scénariste, et Bernard Yslaire, il y ait une vraie osmose.

Bernard Yslaire

Une osmose qui naît, au-delà du seul sujet de ce livre, d’un respect double entre le dessinateur et le scénariste, avec un respect évident, également, à l’œuvre de Georges Simenon. Un respect qui a offert, à chacun des auteurs de ce livre, une vraie liberté…

Jean-Luc Fromental

Jean-Luc Fromental nous raconte un personnage terrible, qui chérit sa solitude et qui se définit lui-même comme n’étant qu’une crapule. Et même si le propos est glauque, Fromental parvient, fidèle à Simenon, à ce que naisse, malgré tout, une sorte de lueur… Pas une rédemption, non, mais une forme de nouvelle lucidité dans le chef du personnage central.

copyright dargaud

Et pour faire ce travail très proche d’une forme d’introspection, Fromental a choisi une voie narrative très particulière… Les textes off sont tous des tutoiements… Le lecteur, dès lors, après un étonnement, ne peut que se sentir l’interlocuteur autant que l’observateur d’un destin immoral et amoral en même temps.

Jean-Luc Fromental

Avec un dessin qui remet en mémoire les films sombres de Marcel Carné bien plus que le cinéma américain trop figé souvent, ce livre jouer ainsi avec ses lecteurs, dans une sorte d’échange, de partage, qui oblige tout un chacun à croiser ses propres regards au gré des jeux de miroir dessinés par Yslaire. Et dans le jeu des dessins comme des mots, c’est la fidélité au romancier qu’il faut absolument souligner.

Jean-Luc Fromental

Bernard Yslaire est un auteur à part entière. Et ses thèmes de prédilection traversent toute son œuvre… Les yeux, les regards, certaines couleurs, le plaisir à faire deviner plus qu’à démontrer… Il est de ces très rares dessinateurs capables de nous plonger dans des existences qu’on ne vivra jamais et qui, pourtant, deviennent nôtres le temps d’une lecture. Il est aussi de ceux qui osent parler de l’amour dans toutes ses vérités… Ce sentiment majuscule se faisant souvent horriblement minuscule… Yslaire est un auteur qui rend hommage à ce sentiment essentiel à tout humanisme en la démesurant parfois, dans la forme comme dans le fond. Et il le fait avec une parfaite complicité entre Fromental et lui.

Bernard Yslaire

Dans un livre terriblement introspectif, les auteurs parviennent à donner à Frank, le pivot de ce récit, une vie réelle… Une vie en mouvements… En expressions… Son visage, toujours hiératique, toujours un peu ailleurs, ailleurs que le monde, ailleurs que lui-même, est celui de la fondamentale tristesse de vivre… Et c’est sans doute le jeu des perspectives qui donne à ce livre un rythme qui rend l’histoire racontée passionnante parce que passionnée, passionnelle…

copyright van eeckhaut

« La Neige Était Sale » : plus qu’une réussite, un livre dans lequel les trois auteurs, sans tape-à-l’œil mais avec une lucidité exceptionnelle, nous accompagnent dans un univers extrêmement inspiré par une réalité, ancienne certes, mais de plus en plus proche des remous de nos sociétés contemporaines…

Jacques et Josiane Schraûwen

La Neige Était Sale (dessin : Yslaire – scénario : Fromental – éditeur : Dargaud – janvier 2024 – 104 pages)

Exposition jusqu’au 23 mars à Bruxelles, rue Allard, galerie Champaka

Neuvième Art Nouveau – Une exposition jusqu’en mars 2024 à Bruxelles, au Centre Belge de la Bande Dessinée

Neuvième Art Nouveau – Une exposition jusqu’en mars 2024 à Bruxelles, au Centre Belge de la Bande Dessinée

Bruxelles, à travers le monde, est incontestablement le lieu évident de ce que fut l’Art Nouveau, en architecture certes, mais aussi en joaillerie, en ferronnerie, en menuiserie.

copyright schuiten

Cet art, tout en « nature », tout en « volutes », tout en sensualité, n’a pas uniquement été celui de demeures devenues emblématiques.

Il a nourri et s’est nourri de tous les autres arts, transformant ainsi, grâce à un foisonnement immense, tous les aspects du quotidien, tous les regards sur l’environnement urbain.

La bande dessinée ne s’y est pas trompée. Elle s’est bien souvent enfouie dans ces décors inouïs que furent ceux de la Belle Epoque.

copyright cbbd

Et cette exposition nous invite, de manière subjective certes, mais passionnée et donc passionnante, à voyager dans ces temps lointains en compagnie d’auteurs d’aujourd’hui qui ont voulu, et su, au travers de leurs albums, restituer de ces années passées les réalités.

Mélanie Andrieu, commissaire de l’exposition

Réalité magique des décors, des lieux, d’une beauté neuve s’imposant avec douceur à tout le monde.

Réalité historique, aussi, avec des récits parfois très réalistes, parfois très oniriques, fantastiques, mais tous empreints de l’art en apogée qu’on appelait nouveau.

copyright wautier

Réalité sociale, également, parce que tous ces auteurs n’ont jamais embelli à outrance cette époque qui n’était socialement belle que pour les classes aisées.

Au fil des œuvres exposées au Centre Belge de la Bande Dessinée, c’est à toutes ces réalités que le badaud/spectateur est confronté. Tout en simplicité… Tout en douceur… Tout en jeux de lumière… Tout en intelligence !

copyright marc-renier

Avec des auteurs extrêmement variés, la balade au long de cette exposition est un moment de découverte, de retrouvailles aussi avec des dessinateurs aux styles extrêmement différents. Il y a François Schuiten, bien entendu, inévitable lorsqu’on pense aux arts neuvième et nouveau mêlés.

François Schuiten

Mais il y aussi l’extraordinaire Smujda, le prolifique et talentueux Etienne Willem. Avec Marc-Renier, aussi, avec, au feu de certaines planches exposées, la présence de Klimt, de Toulouse-Lautrec, de Schiele !…

copyright smujda

Je le disais, le choix fait par Mélanie Andrieu, la commissaire de cette exposition, est très personnel et, de ce fait, extrêmement intéressant. Elle nous fait redécouvrir des auteurs comme Ferry, Counhaye, Severin…

copyright dumont

Mais elle nous plonge également dans les univers somptueux de Frank Pé, de Chabouté, de Sorel ! C’est, d’une certaine manière, une approche éclectique de la bande dessinée dans plusieurs de ses manifestations, de ses styles, de ses mises en scène !

copyright chabert

Une exposition à voir, vraiment, pour prendre le temps d’admirer les liens étroits qui, finalement, unissent tous les arts, de l’architecture à la bande dessinée !…

Jacques et Josiane Schraûwen

Neuvième Art Nouveau – Une exposition jusqu’en mars 2024 à Bruxelles, au Centre Belge de la Bande Dessinée, rue des Sables

Le Nid – Du trois au sept juin 1944, les soubresauts pervers d’une dictature moribonde

Le Nid – Du trois au sept juin 1944, les soubresauts pervers d’une dictature moribonde

Nombreuses sont les bandes dessinées consacrées au nazisme, à Hitler… Mais celle-ci, croyez-moi, s’en démarque avec un talent inouï ! Un livre graphiquement exceptionnel…

copyright sarbacane

Le thème de cet album est, ma foi, extrêmement simple. Hitler, dans son nid perché dans les Alpes bavaroises, mène grande vie, accueille ses généraux, ses proches, et on fait ripaille tout en laissant le sexe et ses folies prendre un pouvoir dont on devine qu’il en est à ses dernières extrémités. Nous sommes en juin 1944…

Et l’Italien Mario Galli nous en dessine et peint le paysage… Paysage vivant d’un univers en totale déliquescence, d’une fin de partie à laquelle font semblant de ne pas croire des courtisans qui se savent sans avenir… Paysage de quotidiens qui, niant les réalités d’une guerre qui se désespère d’elle-même, se font ensoleillés, presque poétiques, souvent romantiques, et sans cesse désespérés.

Hitler, démiurge déjà mourant, orchestre à peine ces ultimes réjouissances d’un pouvoir déjà sous l’éteignoir. Drogué pour oublier ses douleurs, il tente d’échapper à ses cauchemars sans jamais parvenir à les toucher du doigt, à leur imposer cette mort qu’il impose depuis tant d’années à des millions d’êtres humains.

Et on le voit, s’éloignant de lui-même, cherchant dans l’étreinte brutale qu’il vit avec Eva Braun une affirmation, encore, de sa puissance, on le découvre quittant les liesses factices de ses proches pour regarder « Le Dictateur » de Chaplin, et prendre de Charlot, ensuite, la marche solitaire et claudicante…

copyright sarbacane

Dans ce livre, qui semble se perdre dans une faille du temps, tout est abordé de l’horreur du nazisme, par petites touches. On s’enivre jusqu’à l’oubli dans ce nid perché dans une nature enivrante, et les portraits se multiplient au fil des pages, toujours non terminés, comme la vie, comme l’existence fugace de ces humains qui s’enfouissent, plus ou moins consciemment, dans des ailleurs inéluctables.

Dans ce livre, on assiste à un étrange face-à-face à distance entre Hitler et un chasseur qui pourrait le tuer mais ne le fait pas… On écoute aussi parler ce petit moustachu hystérique au travers du museau de son chien… Un peu comme si les sentiments, aussi improbables soient-ils, d’Hitler ne pouvaient s’exprimer qu’en dehors de lui et des idéologies qu’il a pourtant créées…

copyright sarbacane

En fait, dans ce livre étonnant, rien n’est conventionnel. Ni la narration, ni le graphisme, ni l’image donnée des différents protagonistes croisés, parfois le temps de quelques images à peine, au gré de la lecture.

Et tout le récit de ce livre pourrait presque se résumer dans une phrase prononcée par un officier, un de ces Allemands qui se sent « fils de la mort » : « Nous sommes tous morts, même ceux d’entre nous qui parviennent à rester en vie » !

copyright sarbacane

Et tout participe, dans cet ouvrage, à cette omnipuissance de la mort…

L’art de Mario Galli ne ressemble à aucun autre, même si on peut en dégager des influences, ou, plutôt, une sorte de « citations » graphiques.

Du côté de la bande dessinée, on pense parfois à des auteurs comme Chantal Montellier et Nicole Claveloux…

Du côté de l’art, on ressent, profondément, la présence d’un peintre comme Grosz, et, de manière générale, un mouvement incessant de la part de l’auteur entre expressionnisme et pop-art… Avec une touche de symbolisme impressionniste, presque, lorsqu’Hitler est dessiné, dans l’étreinte, en noir, donc presque en absence… Avec aussi un travail parfaitement maîtrisé sur la profondeur, grâce à une utilisation très picturale des formes et de leurs couleurs.

Narrativement, Mario Galli mélange les genres, également… Pages muettes, découpages traditionnels laissant la place soudain à une forme d’écriture uniquement cinématographique. Mais ce qui est essentiel dans ce livre, ce qui démesure le récit, c’est l’utilisation que Mario Galli fait de la couleur… Tantôt violente, et d’un rouge débordant, tantôt presque tendre lorsqu’Hitler, par exemple, se rêve revenant en enfance, se souvient, mais est-ce un souvenir réel, de son amour de la nature…

copyright sarbacane

Ce Nid duquel ne jaillira plus aucun envol est un livre vraiment inattendu, démesuré, intelligent, passionnant… Un vrai coup de cœur… Une bande dessinée qui n’a besoin d’aucun alibi culturel ou littéraire pour s’affirmer être une totale réussite…

De la grande bd, oui, tout simplement…

Jacques et Josiane Schraûwen

Le Nid (auteur : Mario Galli – éditeur : Sarbacane – 2023 – 168 pages)