Nous avons toutes et tous nos passions, dans la vie… Il en est deux qui m’accompagnent depuis toujours : la chanson française et la bande dessinée !
Quand je parle de BD, c’est de celle que j’aime, tout simplement, pour mille et une raisons éclectiques, toujours. Quand je parle de chanson française, c’est de celle qu’on n’entend plus sur les ondes imbéciles de nos médias formatés et créés, semble-t-il, pour décerveler les auditeurs en leur faisant croire à de la « variété » !…
On encense Chantal Goya et ses gagatismes primaires, on a oublié Anne Sylvestre, Jean-Claude Darnal, Jofroi… Triste monde, n’est-il pas ?…
Prenons donc le temps, aujourd’hui, d’écouter, de découvrir ou de redécouvrir Henri Tachan, extraordinaire chanteur mort dans le mépris répugnant des radios et des télés qui gouvernent nos sentiments !
Découvert par Jacques Brel, Henri Tachan n’a jamais dévié de ses folies de jeunesse, de ses attachements à un langage tantôt cru, tantôt tendre, toujours vrai…
Il a appartenu à cette extraordinaire chanson française des années 70, à cette culture qui ne s’occupait pas de paraître mais qui « était ». Le monde de la bande dessinée, d’ailleurs, ne s’y est pas trompé, puisque plusieurs albums ont été consacrés à ses chansons illustrées, avec des signatures comme celles de Cabu, de Gébé, de Reiser, de Wolinski…
Je l’ai croisé un jour, il y a bien longtemps, en compagnie de mon ami Henry Lejeune… Prenez le temps de l’écouter, sous toutes ses facettes, de la tendresse à l’érotisme le plus agressif… Chantant même, avec un regard acéré, la bande dessinée dans ce qu’elle a de plus vénéré… Tintin…
Je parlais de passion… Souvent provocateur, Tachan était aussi le poète de la tendresse, de l’Amour… Et la passion qu’il avait pour sa femme a toujours éveillé chez moi des échos importants… Ecoutez cette chanson extraordinaire consacrée à la femme qu’il aimait…
Oui, il faut écouter Henri Tachan, en ayant cette certitude que le fait, de nos jours, de ne pas se faire entendre sur nos tristes médias, c’est vraiment la preuve de la qualité!………….
Deux conseils lectures, deux excellents livres de chez Glénat !
Ce sont deux univers très différents l’un de l’autre que je vous invite à découvrir. Deux univers, cependant, qui, chacun à sa manière, se révèle être le reflet, aussi, de nos quotidiens… A lire, à faire lire !
How I Live Now
(dessin et couleur : Christine Circosta – scénario : Lylian d’après Meg Rosoff – éditeur : Glénat – 144 pages – septembre 2021)
Une guerre s’annonce… On en parle, on en a peur.
Le père d’Elisabeth, une adolescente révoltée, décide de lui faire quitter les Etats-Unis et de l’envoyer chez une tante, dans la province anglaise.
Seulement voilà : la guerre arrive, la guerre pend le pouvoir, la guerre devient l’horizon quotidien de tout un chacun, et ce de chaque côté de l’Atlantique.
N’allez pas croire, cependant, que ce livre va vous raconter ce qui l’a été des milliers et des milliers de fois, avec plus ou moins de talent : la vie d’un groupe de personnes au creux d’un pays en guerre !
Non, cette guerre n’est, finalement, qu’un élément du décor, un élément essentiel, certes, mais dont on n’aperçoit, au fil des pages, que très peu la réalité.
Je l’avoue, je n’ai pas lu le roman originel, ni vu le film qui en a été tiré en 2014.
Je n’ai lu que cette bande dessinée, et j’ai été ébloui par ce livre, par sa construction, par son dessin, par sa couleur.
Ce qui a intéressé les auteurs, je le disais, ce n’est pas cette troisième guerre mondiale qui sert de fond d’écran. Ce que nous raconte ce livre, véritable roman graphique, ce sont plusieurs histoires essentiellement humaines et quotidiennes, au travers de portraits rapprochés, de paysages, d’activités, de rêves et de luttes communs. Oui, c’est un livre de personnages et d’émotions, tout simplement !
Il y a Elisabeth, en conflit avec son père après la mort de sa mère. Il y a son anorexie esquissée dans le récit mais intervenant, sans aucun doute, dans ses attitudes, dans ses réactions. Elisabeth, qui se fait appeler Daisy et qui va trouver, dans cette famille britannique, des repères qui lui manquaient. Elisabeth qui va se sentir grande sœur responsable pour Piper. Elisabeth qui, du haut de ses quinze ans, va découvrir l’amour, celui qu’on dit romantique et celui qu’on sait charnel, avec son cousin Edmond, adolescent lui aussi… Elisabeth qui se découvre ainsi un sens de la famille avec ses quatre cousins.
Aux côtés d’Elisabeth et de sa famille, il y a les autres… Des militaires, entre autres, qui amènent avec eux la peur, le besoin d’engagement pour un des cousins d’Elisabeth, la séparation, le travail obligatoire, la fuite, enfin, pour recréer, utopiquement, le cocon familial dans lequel Elisabeth le sait, le sent, réside leur seule chance à tous les cinq de se restaurer à eux-mêmes.
Est-ce un livre, en définitive, sur l’adolescence ?
Je pense bien plus qu’il s’agit un roman dessiné qui nous parle, avec plusieurs angles de vue, de la vie, de ses âges, de cette nécessité que tout un chacun a de vieillir, de « grandir », quelles que soient les circonstances environnantes. Les âges, oui, et la perte des rêves pour s’en créer d’autres, et les lâchetés et les courages.
C’est un livre sur les émotions, qui sont de douceur ou de douleur, de nostalgie ou d’espérance, de départs et de retrouvailles.
La narration est linéaire… Et traitée de bout en bout à la hauteur de l’héroïne, Elisabeth. Ne sommes-nous pas toutes et tous, en fait, les seuls héros de nos existences ? Elisabeth n’en prend conscience que progressivement, et le scénario suit, avec une lenteur qui n‘a rien de pesant, cette évolution.
Le dessin et la couleur sont les interprètes premiers de ces émotions qui nous sont contées. La couleur nous restitue les sensations vécues par les différents protagonistes, elle est aussi porteuse de beauté, celle de la nature, celle des saisons qui passent, celle d’une forme d’autarcie tranquille. Mais cette couleur peut aussi, ici et là, se faire violente, dans la description graphique des tueries de la guerre par exemple.
Ce n’est pas un livre « feel good », ce genre tellement à la mode en ces temps pour le moins perturbés. C’est un livre intelligent, c’est un live humain, c’est un livre qui nous replonge, à sa manière, dans nos propres adolescences, donc dans nos propres éblouissements et nos propres premières amours.
Dans ce premier volume d’un diptyque, la nature est également omniprésente.
Mais il s’agit d’une nature plus sauvage, celle des profondeurs de la Russie, près des frontières de la Chine et de la Corée.
La guerre dont on parle dans ce livre est insidieuse, économique, elle attente au patrimoine naturel d’un pays, la Russie, d’un continent, de la faune et de la flore…
Dans ce livre, les personnages sont nombreux.
On y trouve des ouvriers qui, perdus dans la Taïga, abattent les arbres en sachant qu’ils le font hors des lois existantes. Il y a des membres des brigades forestières, censés veiller à ce qu’aucune infraction n’ait lieu, il y a des écologistes qui viennent, avec l’aide du centre pour la protection du tigre de l’Amour, réaliser un film sur cet animal mythique et en voie de disparition.
Il y a un mafieux russe qui veut se venger d’une réalisatrice écolo, Sabine Köditz.
Il y a une femme d’affaire chinoise, mafieuse elle aussi.
Et puis, il y a ce tigre, féroce, blessé, et qui provoque le départ en chasse de l’esprit de la forêt, l’Amba…
C’est vrai que ce livre nous donne pas mal d’informations extrêmement sérieuses, quant à cette déforestation sur le continent européen encore plus grave et importante que celle dont on parle que le continent américain, quant à l’omniprésence manipulatrice et mercantile de l’homme au sein d’une nature qui, pour ne pas se désagréger, va devoir se venger…
Parce que c’est sans doute là que se situe le vrai point de gravité de ce livre : au-delà de la violence, de la mort, de la trahison, de l’amour, du courage, de la lâcheté, des conflits familiaux, c’est la vengeance qui, peu à peu, envahit tout, les femmes, les hommes, et la nature.
L’intelligence des auteurs est d’avoir choisi les codes d’une « aventure » pour nous livrer leur regard sur une réalité dont les médias ne parlent pas. Il est tellement plus facile de condamner sur un bout de papier les actes d’un Président sud-américain que de se dresser contre un voisin imposant ! Et, puisque ce livre nous offre sa férocité en un récit entraînant, sa lecture en est agréable… passionnante… Grâce, donc, au scénario sans temps mort, quelque peu éclaté, de Gregorio Muro Harriet.
Il faut dire aussi que le dessin réaliste de l’Espagnol Alex Macho fait preuve d’une virtuosité évidente et particulièrement efficace, visuellement parlant, et ce dès la couverture de cet album.
Il faut dire aussi que la couleur, due à Garluk Aguirre, fait merveille dans la présence, presque tangible, du froid, de la neige, des paysages embrumés, des actes humains perdus dans le brouillard.
Dans ce premier tome, tout est mis en place, avec vivacité.
Tous les rouages de la tragédie sont là… Et j’ose espérer qu’ils seront à la hauteur de mes envies dans le prochain volume !
Que sont nos choix et nos destins aux feux de l’Histoire ?
Un médecin strasbourgeois se voit contraint d’exercer son métier dans la grande armée allemande. Un récit puissant…
Des livres sur la guerre 40-45, cela ne manque pas… Essentiellement basés sur la grande Histoire, ou laissant l’imaginaire se développer dans le décor de cette histoire, les bandes dessinées de ce genre littéraire sont souvent réussies, parce que non manichéennes. Et c’est bien le cas, encore, avec cet album qui nous raconte une aventure humaine faite de courages pluriels, d’amour, de folie meurtrière, de déshumanisation…
Martin, médecin à Strasbourg, est marié à Elisabeth, une femme juive. Au moment où il comprend que sa ville va devenir allemande, il éloigne son épouse et sa fille, il les envoie à Paris… Paris où, pour des raisons-alibis, il va se rendre plus ou moins régulièrement, afin de les retrouver, afin que l’éloignement ne soit pas trop lourd à la vérité de son amour.
Mais la guerre, et ses horreurs, cela ne s’efface pas facilement, cela ne laisse pas vraiment la place à la seule observation sans engagement.
Et c’est à Strasbourg, dans le cadre de son métier, que Martin va voir son existence basculer… Ne plus lui appartenir… Le renvoyer vers des réels qui ne sont plus que manipulations.
Sous le chantage des nazis qui occupent sa ville et qui menacent son épouse et sa fille, Martin va être obligé de s’engager dans l’armée allemande… Avec, pour ponctuer cet engagement qu’il est obligé d’accepter, ce texte : « Dans sa grande clémence, l’Allemagne a décidé de vous faire grâce… En échange d’un menu service… Savez-vous que nos troupes manquent cruellement de médecins ?… Voici ma proposition, Herr Doktor : un engagement dans nos forces contre votre vie… et celle de votre famille… juive ! »
Ainsi, les auteurs, après avoir planté le décor, un décor somme toute non-dramatique, créent une sorte de distorsion par rapport à cette époque qui, avec manichéisme, nous renvoie souvent des images très tranchées, très caricaturales presque.
Et ce médecin va donc accepter, puisqu’il n’a pas d’autre choix, de sauver par son art des vies allemandes, sur des fronts de guerre où l’horreur le dispute sans cesse à l‘horreur !
Comme il s’agit, aussi, d’une bd d’aventure, le récit nous entraîne sur le front de l’Est, puis à Paris où Martin, déserteur, apprend que sa fille est en sécurité, mais que son épouse a été emmenée dans un camp…
Et voici que commence alors la seconde distorsion de cette histoire. Martin redevient nazi… Pour approcher Hitler, pour le tuer…
Les jours passent, et les semaines, et les années…
On le voit au Nid d’aigle, puis à Berlin…
Observateur et acteur d’un totalitarisme répugnant atteignant, sans sa finalité, à une sorte de tragédie à taille humaine, Martin comprend son impuissance, il comprend aussi que chaque compromission, quelle qu’en soit la raison, porte en elle son propre châtiment.
Le dessin de Denoël ne manque pas de charme, incontestablement. Il ne fait pas d’esbrouffe, il est d’un réalisme tranquille, ne cherche pas les effets spéciaux, les fuit même très souvent. Ce dessin esquisse l’horreur nazie plus qu’il ne la montre et, ce faisant, la rend plus présente encore. Il y a certes quelques petites erreurs de perspective, des faiblesses aussi dans les scènes de « groupe », mais qui ne prêtent pas à conséquence, tant son découpage est efficace. Les couleurs d’Anna, simples et classiques, elles aussi, participent du même besoin : éviter toute sorte de voyeurisme malsain.
Quant au scénario de Jean-François Vivier, il fait preuve d’une belle virtuosité pour réussir à mêler des références historiques précises, avérées, avec l’imaginaire de son récit humain. Il parvient à la fois à nous raconter la guerre et le destin d’un homme. Il le fait par petites touches, sans envolées lyriques, et son scénario, de ce fait, prend plus d’humanité… d’humanisme… Se fait plus universel.
Un petit bémol, cependant, c’est la présence de quelques fautes d’orthographe qu’il eût été facile d’éviter…
Mais ce livre mérite, croyez-moi, tout votre intérêt… Il nous montre une réalité de la guerre 40-45 très peu racontée… Et il le fait sans tape-à-l’œil, avec simplicité, et avec talent…
Jacques Schraûwen
Herr Doktor – intégrale (dessin : Denoël – scénario : Jean-François Vivier – couleur : Anna – éditeur : Plein Vent – avril 2021 – 113 pages)