La Fille De Rokubei – Fantastique à la japonaise et bande dessinée argentine

La Fille De Rokubei – Fantastique à la japonaise et bande dessinée argentine

La bd est un langage, tout le monde le sait désormais, qui dépasse les frontières… Chaque culture a sa façon de faire de cette réalité artistique un outil de partage… Et c’est toujours un plaisir que de voir deux mondes différents, deux patrimoines presque antinomiques se mélanger intimement, comme dans ce livre-ci.

copyright ilatina

La fille de Rokubei se prénomme Yaomi. Et ce livre nous permet de la découvrir dans deux contes différents. Yaomi, c’est une jeune femme belle, serviable, dont la grâce est le centre de gravité d’un petit village aux fins fonds du Japon. Seulement voilà, la beauté a toujours, dans tous les contes pour enfant ou adultes, excité la convoitise. Et la belle Yaomi intéresse énormément l’esprit sombre de la forêt… Rokubei va engager des guerriers exceptionnels pour la sauver…

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Dans le second conte, un couple d’amants est poursuivi par des chasseurs de démons et ne trouvera peut-être son salut qu’auprès d’une Yaomi ayant, à sa manière, choisi de vivre loin de son village…

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Tout cela ressemble très fort à de la bd japonaise… Mais ce n’est, en fait, qu’une ressemblance, puisque cet album est dû à un duo argentin, Mazzitelli au scénario et Alcatena au dessin.

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Un scénario qui est un peu comme un hommage à ces récits épiques japonais qui mêlent monstres et humains dans des combats démesurés mais toujours ancrés dans la vérité sociale des protagonistes. Le réel et le fantastique qui se mélangent, intimement, et créent un univers à la fois réel et follement imaginé…

Thomas Dassance

Et le dessin d’Alcatena porte ce récit en un noir et blanc somptueux, avec tantôt des larges applications de noir, et tantôt des ciselures à l’encre de Chine, avec un travail sur l’horreur, la violence, la cruauté, un travail d’une belle intensité, avec un sens des perspectives qui illumine les planches.

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On se trouve bien devant une bd totalement originale, même si les influences, tant scénaristiques que graphiques, sont évidentes parfois… Mais ne se trouvent pas toujours là où on pourrait les imaginer ! La bande dessinée est un langage universel, oui, et cet album étonnant en est une preuve.

Thomas Dassance

Notre société s’est, depuis plusieurs années maintenant, en effet frottée, artistiquement parlant, à bien des influences… Le manga, ainsi, a pris une place importante, éditorialement, et a influencé bien des productions européennes.

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Mais que connaissons-nous de la bande dessinée africaine ?… Que connaissons-nous des conditions dans lesquelles se font des bd, en Afrique, en Amérique du sud, en Asie, dans les pays balkaniques ? En Argentine… Et la maison d’édition de cette « fille de Rokubei » est née de la passion d’un homme, Thomas Dassance, pour une Argentine aux talents exceptionnels et malheureusement boudés par l’intelligentsia parisienne…

Thomas Dassance

ILatina, une maison d’édition aux choix précis, pour un travail éditorial d’excellente qualité, tant dans l’impression que dans l’objet lui-même que représente chaque livre édité ! Un éditeur qui, sans ostentation, sans tape-à-l’œil, nous fait découvrir une bd foisonnante, étonnante, une bande dessinée argentine dont quelques traits généraux forment, en quelque sorte, l’adn.

Thomas Dassance

Un livre surprenant, sans aucun doute… Un éditeur passionné et passionnant… Une maison d’édition à découvrir, donc, à suivre de près, en étant certain qu’elle nous réserve encore bien des surprises !…

Jacques et Josiane Schraûwen

La Fille De Rokubei (dessin : Alcatena – scénario : Mazzitelli – éditeur : ILatina – février 2024 – 224 pages)

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Faut Pas Prendre Les Cons Pour Des Gens 04

Faut Pas Prendre Les Cons Pour Des Gens 04

Quatrième volume pour une série qui rit jaune, qui ricane noir en épinglant quelques réalités de cette société dans laquelle nous vivons…

copyright fluide glacial

Emmanuel Reuzé a l’œil vif, lucide, cruel aussi. Au scénario, avec l’aide de Jorge Bernstein et de Vincent Haudiquet, il nous concocte ici quelque 52 gags qui devraient ne pas même nous faire sourire, et qui pourtant nous font du bien en nous ouvrant un peu plus les yeux en même temps.

Au dessin, on ne peut que reconnaître la qualité de son trait réaliste, dans un style que l’on peut également qualifier de « sans émotion »… De figé, même, comme l’est le monde qu’il nous raconte…

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Figé, oui, puisqu’Emmanuel Reuzé dessine de manière très paresseuse, pourrait-on dire. Les scènes qu’il nous montre se résument, graphiquement parlant, à la répétition de deux dessins totalement identiques. C’est du dessin répétitif, qui amène le gag, justement, au moment où la scène dessinée se modifie. Il faut s’y faire… D’autres que Reuzé s’y sont essayés et, ma foi, ils ne parviennent pas, à mon très humble avis, à atteindre leur but : faire sourire, avec une certaine honte, au moment précis décidé par le dessinateur. Chez les « suiveurs » de Reuzé et ses complices, la narration n’a jamais la puissance de celle qu’on trouve ici. Cet aspect répétitif et figé se révèle donc, avec ces « cons », un vrai style narratif…

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Je parlais de « gags »… Et c’est bien de cela qu’il s’agit… Mais on est très éloigné, dans la finesse du ton et de l’observation, de la provocation gratuite. C’est dans les méandres de l’humour cher à Desproges, Sempé, Serre, voire même Topor, mais avec un style, je le disais, personnel et abouti, que Reuzé emporte ses lecteurs. Avec lui, oui, on peut rire de tout, puisque c’est de nous et de ce que nous acceptons au quotidien qu’il nous parle !

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Parce que ce sont, véritablement, des sujets de société qui sont mis en scène de manière minimaliste dans cet album et ses trois précédents. La médecine et sa pauvreté… Le prix du pain… Internet et ses « tuteurs »… le racisme quotidien… La télé… Le suicide… la « bonne pensée »… Le sport à tout prix… Les réseaux sociaux et les médias… Les pauvres et les riches, avec par exemple un huissier faisant une saisie sur salaire à un sdf mendiant… Toutes ces réalités que nous subissons (ou pire, que nous acceptons en silence) et qui rythment nos heures et nos jours, voilà ce qui vibre en chaque page de cet album et qui, de ce fait, nous oblige peut-être, qui sait, espérons-le en tout cas, à être moins cons et un peu plus humains…

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L’humour de Reuzé et ses acolytes est cruel, méchant sans jamais être bête, lucide, efficace aussi dans la construction de chaque page, dans la façon dont le « gag » est amené.

Et même si je ne suis pas fan de ces pages dans lesquelles on voit se répéter le même dessin, en une espèce de copier-coller qui ressemble moins, finalement, à de la bande dessinée qu’à du dessin de presse, force m’est de reconnaître que cet album est une vraie réussite… Et que je ne peux que vous conseiller sa lecture, aussi sombre soit-elle parfois… Les cons sont de moins en moins des gens, mais Reuzé et ses amis sont loin d’être des cons !….

Jacques et Josiane Schraûwen

Faut Pas Prendre Les Cons Pour Des Gens 04 (Dessin : Emmanuel Reuzé – scénario ; Emmanuel Reuzé, Jorge Bernstein et Vincent Haudiquet – éditeur : Fluide Glacial – novembre 2023 – 55 pages)

Les Fleurs Du Mal – Baudelaire illustré par Bernard Yslaire

Les Fleurs Du Mal – Baudelaire illustré par Bernard Yslaire

Un des livres les plus essentiels dans l’histoire de la littérature, la vraie, pas celle de ces best-sellers faits de vacuités qui fleurissent de nos jours dans les cimetières de l’intelligence !

copyright Dupuis

Après Rops, Rodin, Redon, Liberatore, Hulet, Yslaire, auteur de la somptueuse saga des Sambre, s’est en effet à son tour lancé dans l’illustration des Fleurs du Mal de l’immense Baudelaire. Il s’agit d’une réédition de l’édition originelle de ce chef d’œuvre de la littérature, 100 poèmes dans lesquels Baudelaire a joué avec les codes de la prosodie comme avec ceux de la bienséance, s’enfouissant avec des délices cruels et passionnels dans des spleens et des dérives superbement humaines.

Yslaire s’est donc confronté à cet univers qu’il avait abordé, déjà, avec son « Mademoiselle Baudelaire ».

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Mais il ne s’est agi à aucun moment de confrontation, que du contraire. Je ne dirais pas qu’Yslaire s’est effacé derrière Baudelaire, certes, mais il n’a à aucun moment cherché à le supplanter non plus.

Chacun de ses dessins est une approche personnelle d’un poème bien plus qu’une interprétation des rimes de l’auteur qui a traduit Poe…

Une approche graphique, d’abord, passant d’un plan général à un détail précis (comme son illustration terrible de « La Charogne », poème que je considère comme le plus sombre et le plus lumineux de toute l’œuvre du poète maudit).

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Une approche de sensations bien plus que d’intelligence, aussi, surtout. Dans ce livre, Yslaire a composé une musique, de couleurs et de dessins, en contrepoint de celle des mots de Baudelaire. Ses illustrations accompagnent les textes, c’est vrai, mais ils n’en sont jamais la seule illustration… Il a réussi ce que bien des gens essaient depuis très longtemps : composer un livre dans lequel les « images » ne sont pas la simple illustration des mots, dans lequel les mots se font, eux aussi, illustrations des dessins…

Et s’il fallait trouver une phrase, une seule, pour vous dire ce qu’est ce livre, ce qu’est Baudelaire, ce que sont les illustrations de Bernard Yslaire, je choisirais ces mots de Baudelaire lui-même… Chantre des gouffres profonds, créateurs de néant à taille humaine, n’a-t-il pas défini, en effet, ce qu’était sa poésie, ce qu’était la poésie : « Préférer la douleur à la mort et l’enfer au néant » !

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Ces Fleurs du Mal sont celles de Charles Baudelaire, elles sont aussi désormais celles de Bernard Yslaire !

Bernard Yslaire que j’ai eu le plaisir de rencontrer, d’écouter… Et je vous invite à l’écouter à votre tour dans une interview à écouter dans sa durée…

Jacques et Josiane Schraûwen

Les Fleurs Du Mal (Charles Baudelaire illustré par Bernard Yslaire – éditeur : Dupuis – 256 pages – novembre 2022)