Marcel Pagnol: Fanny – César: fin d’une trilogie dont tout le monde a entendu parler…

Marcel Pagnol: Fanny – César: fin d’une trilogie dont tout le monde a entendu parler…

… mais que peu de gens sans doute ont vue, ou lue…

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Marcel Pagnol… Nul doute que, dans le midi de la France, cette région qui vit vivre Giono, Fernandel, Raimu, Magnan, nul doute que sous le soleil de Marseille, le nom de Pagnol continue à résonner.

Nul doute que, au travers de la francophonie, la « trilogie marseillaise » dont il fut l’auteur est connue et reconnue.

Nul doute que les personnages hauts en couleur que Pagnol y a créés, plus vrais que nature sans jamais n’être que caricaturaux, hantent encore les ruelles qui conduisent au vieux port.

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Cela dit, les temps ne sont plus où, sur les bancs des écoles, on « devait » lire Pagnol, comme Giono, d’ailleurs, et découvrir dans leurs mots ce sens aigu de l’observation, du regard bienveillant posé sur des gens « normaux », des gens de tous les jours… Les temps ne sont plus où on apprenait, studieusement, la beauté des descriptions qui, sous la plume de cet écrivain à l’accent chantant, prennent vie.

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Une vie palpable, d’autant plus que Marcel Pagnol fut aussi un metteur en scène inventif, un cinéaste amoureux de la région qu’il filmait, proche de ses acteurs qui, sous sa houlette, donnaient le meilleur d’eux-mêmes. On ne lit sans doute plus beaucoup Pagnol, on ne regarde plus non plus beaucoup ses films, sauf dans des cinémathèques qui continuent à cultiver le sens de la qualité ! Et je pense, dès lors, que l’éditeur Grandangle a eu totalement raison de le remettre à l’avant-plan, au travers d’une collection qui adapte les écrits et les films de Pagnol, une œuvre à aimer, tout simplement !

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Et donc, les deux derniers volumes de cette trilogie viennent de paraître, à un mois l’un de l’autre.

Résumer cette histoire n’est pas difficile. Je dirais qu’on se trouve au carrefour de ce que les intellos appellent le roman régional, de ce qu’on pourrait aussi appeler le mélo, de ce qui se révèle, de manière extrêmement humaniste, une approche souriante de la vie telle qu’elle est. Oui, telle qu’elle est, quotidienne, avec ses colères, ses drames, ses bonheurs, ses courages, ses fuites…

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Marius a fui, en effet… Il est parti sur les océans loin de Fanny, loin de son père César, loin de son amour. Fanny, seule et enceinte, a accepté le mariage avec Panisse, bien plus vieux qu’elle. Ecrite par les tâcherons des années trente, cette histoire aurait été terriblement mélodramatique, moralisatrice aussi ! Avec Pagnol, cette histoire, je le disais, s’est faite humaine, essentiellement humaine… Pas d’autre drame que celui du temps qui passe, des erreurs de parcours, mais de la vie qui coule, comme elle doit le faire, entraînée par des hasards comme par des engagements.

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Dans César, dernier volume de cette « saga », on retrouve le trio de base, Marius, Fanny, César, des années après le mariage de Fanny. On retrouve aussi, bien évidemment, les amis de toujours, jouant aux boules ou aux cartes pour mieux se disputer. Marius réapparaît, Panisse est malade, et l’enfant de Fanny est devenu un étudiant doué. Qui va vouloir, après l’aveu qui lui est fait de sa véritable origine, rencontrer anonymement Marius, ce père qui l’a abandonné… Et c’est César, à sa manière bourrue, qui, finalement, à l’image sans doute de ce qu’était Pagnol lui-même, va servir de lien entre tous ces destins… Parce que cela fait trop longtemps qu’il est malheureux, et qu’il ne veut plus voir ceux qu’il aime fuir encore et toujours… Lui qui a toujours eu des jugements à l’emporte-pièce, tonitruants, va refuser de juger qui que ce soit…

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L’œuvre de Pagnol dépasse, et de loin, de très loin, les pantalonnades méridionales, les exagérations « comiques »… Certes, il y a cet humour, parfois potache, parfois très révélateur de sentiments que les protagonistes refusent, sans s’en rendre compte, d’avouer. Certes, il y a cette ambiance que le dessinateur Dubout a tellement réussi à restituer du bout de ses crayons. Mais il y a une vraie morale, dans le sens noble du terme. Pagnol de nous dit jamais : faites comme ceci… Il se contente de nous montrer vivre des gens au travers desquels on aperçoit le reflet de nos manques comme de nos chances.

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Et cette adaptation en bande dessinée ne trahit en rien cette qualité d’amour qui se sent et se vit dans les œuvres de Marcel Pagnol. Les scénaristes, Eric Stoffel et Serge Scotto, aidés par des dessinateurs qui se mettent véritablement au service d’un texte, nous restituent une ambiance, c’est vrai, lumineuse, ensoleillée, mais ils font bien plus. Ils parviennent, grâce au neuvième art, et sans rien changer à l’œuvre originelle, à donner à cette histoire des accents contemporains. Sans jamais imiter ni les films ni Dubout, ils nous offrent des portraits qui ont du corps, de la chair, et des mots !

Cette trilogie et, plus spécifiquement, ces deux derniers albums, est une véritable réussite, littérairement, graphiquement, et grâce aussi à des couleurs qui nous rappellent que le soleil et ses lumières n’empêcheront jamais le malheur d’exister. Ni le bonheur d’ailleurs, heureusement…

Jacques et Josiane Schraûwen

Fanny (dessin : Winoc – scénario : Eric Stoffel et Serge Scotto – couleurs : Amélie Causse – éditeur : Grandangle – avril 2024 – 96 pages)

César (dessin : Victor Lepointe – scénario : Etic Stoffel – éditeur : Grandangle – mai 2024 – 96 pages)

Métal Hurlant – Hors-Série Ah !Nana – Un livre paru il y a quelques mois et qui mérite une seconde vie !

Métal Hurlant – Hors-Série Ah !Nana – Un livre paru il y a quelques mois et qui mérite une seconde vie !

La présence des autrices féminines dans le monde de la bande dessinée n’a pas été, pendant très longtemps, un doux chemin tranquille ! Mais cette présence ne date pas d’aujourd’hui, loin s’en faut !

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Ce qui me frappe toujours, lorsque je perds mon temps devant des jeux télévisés, c’est cette remarque lorsqu’un candidat ne connaît pas la réponse à la question posée : « Mais je n’étais pas né !… » !

Cette démission devant la simple présence d’un passé me semble être le summum de la connerie ! Et j’ai le même sentiment lorsque j’entends des penseurs et penseuses parler de la femme et le neuvième art, limitant cette aventure éditoriale et artistique à quelques noms comme Bretécher et Goetzinger, et puis aux dessinatrices de ces quelques dernières années. Non, mesdames et messieurs, la femme autrice de bd ne mérite pas ce trou mémoriel de dizaines d’années !

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N’ayez pas peur, je ne vais pas faire ici le sommaire de toutes les dessinatrices qui ont permis à ce qu’aujourd’hui la gent féminine soit enfin bien représentée dans l’art de la BD. Mais, n’en déplaise aux féministes à la mémoire courte, le « combat » a été long et ne s’est pas limité à quelques rares noms, aussi importants, voire essentiels, soient-ils !

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Et ce Métal Hurlant, nouvelle formule, hors-série en outre, a l’immense avantage (et plaisir) de remettre un peu les pendules à l’heure. En remettant en mémoire aux amnésiques actuels l’aventure éditoriale d’un magazine exclusivement féminin, Ah!Nana. De 1976 à 1978, le temp de neuf numéros, pas plus, le temps d’une censure aussi, le temps sans doute également que le grand frère Métal Hurlant abandonne sa fille naturelle, ce magazine a ouvert ses pages à des femmes, uniquement des femmes,  qui ont apporté un souffle nouveau à la bande dessinée, provocateur, artistique ou littéraire, graphique et scénaristique, en se battant contre les idées reçues et les préjugés machistes, certes, mais en le faisant pour des raisons pas uniquement féministes, mais artistiques, aussi, surtout peut-être. Ce magazine était ainsi un lieu dans lequel le regard posé sur la création dessinée se révélait multiforme, par ses thématiques comme par ses approches graphiques.

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Cela dit, cette revue, née pendant la grande période d’une BD se voulant (enfin) adulte, participait d’une ambiance générale aux couleurs de la liberté. Et, de ce fait, Ah!Nana n’a jamais vraiment été un bastion contre l’art des « hommes », mais, tout au contraire, un avant-poste presque révolutionnaire de l’art appartenant à tout le monde ! C’est comme ça qu’on trouvait dans les pages de ces neuf numéros mythiques des présences qui n’étaient pas toutes issues de la BD… Agnès Varda, par exemple…

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Mais l’important était, bien évidemment, la bd, art neuvième en totale évolution, en totale révolution. Et ce hors-série de Métal Hurlant laisse la part belle à quelques-unes des dessinatrices qui ont permis à la bande dessinée féminine de ne pas être uniquement une curiosité passagère mais une partie prenante de cet art complet. On peut sans doute regretter que les autrices présentes dans cet album soient le fait d’un choix restreint. Mais on ne peut pas nier que ce choix (re)met en pleine lumière des autrices qui méritent assurément qu’on se replonge dans leurs œuvres, brasiers de talents très différents les uns des autres, et à ne pas, ou plus, oublier !

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Cecilia Capuana nous remet en mémoire un style très personnel, des personnages qui ne sont pas sans rappeler ceux de Crumb, parfois, avec des scénarios oscillant sans cesse entre la critique sociale et l’onirisme le plus éblouissant.

Nicole Claveloux, deuxième autrice mise en évidence, est une de ces créatrices impossibles à caser dans une petite niche bien tranquille… Du fantastique sobre à la fragmentation de la réalité, de l’illustration à la construction littéraire d’un scénario, ses œuvres sont à la fois superbes et dérangeantes.

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On peut (moi, en tout cas) n’avoir à voir que (trop) peu de dessins de l’immense Florence Cestac. Mais elle est bien présente avec son Mickson à l’humour décapant.

Marie-Ange Le Rochais nous rappelle une des faces importantes de ce magazine, la bd dite expérimentale…

Trina Robbins, Américaine appartenant de plain-pied à l’univers underground d’outre-Atlantique, a également participé à l’aventure de cette revue, avec des bandes dessinées incontestablement destinées à un public féminin prêt à se révolter dans un combat féministe brutal mais empli en même temps d’un humour filant dans tous les sens.

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Il y a l’expérimental dans tout ce qu’il peut avoir d’oubliable, à mon avis, avec Olivia Clavel. Il y a ensuite l’extraordinaire Keleck, démesurée dans l’horreur comme dans l’humour noir, dans le noir et blanc comme dans la couleur. Et puis, il y a Chantal Montellier… Une dessinatrice dont le nom, sans aucun doute, est vraiment présent dans l’Histoire du neuvième art. Avec des influences graphiques variées, avec un travail sur le noir et blanc bien assumé, elle nous raconte des histoires dont on a d’abord l’impression de les avoir déjà lues mille fois, avant de découvrir que les dérapages culturels, sociaux, intellectuels les transforment très vite en pamphlets efficaces. Chantal Montellier est, j’en suis convaincu, une autrice toujours étonnante, toujours à découvrir !

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Comme dans toute œuvre de combat, œuvre novatrice, cette revue a publié en même temps le meilleur et le pire. Mais elle a été un jalon essentiel dans l’universalité de la bande dessinée, dans la volonté d’y voir présents des artistes de tous les horizons, femmes et hommes à l’image, dans les années 70, d’une société digérant enfin, petit à petit, les vraies revendications de Mai 68.

Jacques et Josiane Schraûwen

Métal Hurlant – Hors-Série Ah !Nana (éditeur : Humanoïdes Associés – octobre 2023 – 272 pages)

La Mare – Un album puissant, dérangeant, sombre, passionnant…

La Mare – Un album puissant, dérangeant, sombre, passionnant…

J’ai toujours aimé les livres qui sortent des sentiers battus de l’édition et qui, tout en respectant les codes de la bande dessinée, nous entraînent ailleurs qu’en pays de routine… C’est le cas avec cet album-ci !

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Erik Kriek est un auteur néerlandais. Et c’est un plaisir de le voir traduit en français, de voir offerte au public francophone la manière extrêmement particulière que ce dessinateur et scénariste a d’aborder le réel. Parce que c’est le réel qui est à la base du récit dans lequel il nous entraîne.

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Son livre, La Mare, nous fait entrer, spectateurs impuissants, dans un monde où la folie, les larmes, la mort, sont omniprésents. Un couple, après la mort de leur fils, tente de se retrouver, de restaurer à eux-mêmes leur passion amoureuse. Pour ce faire, ils s’installent dans une maison perdue dans les bois… Et c’est là que la maman découvre, dans l’écorce d’arbres, des signes étranges.

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C’est là qu’une mare attire comme un gouffre cette jeune femme, artiste peintre, s’enfouissant à la fois dans le chagrin, l’angoisse, la folie… La nature devient ainsi, pour cette jeune femme, le lieu d’une forme unique de processus complet et autogéré, loin, très loin, des réalités humaines, bassement humaines même. Cette anti-héroïne ne trouve-t-elle pas, dans cette forêt primaire le désir primal qui lui manque ? C’est là que le temps, aussi, laisse les morts se reposer pour mieux, au-delà même des soubresauts de la mémoire, reprendre vie. Face au deuil, face à la mort omniprésente, toutes les perspectives changent. Même celles de la folie … Comment ne pas penser aussi à une forme poétique dans laquelle l’ombre de Baudelaire se balade?…

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Je dirais que ce livre, c’est un peu Stephen King au pays de Johan Daisne… L’horreur américaine lourde, hard, gore même, et sourde se mêlant au réalisme magique de la littérature flamande… « De trein der traagheid » (ridiculement adapté au cinéma par Delvaux) rencontre ici les nouvelles les plus « hard » du maître américain de l’horreur. Ce mélange, détonnant, surprenant, est une vraie réussite ! Comme l’est également le fait qu’à aucun moment ne nous est imposée une « solution » à l’intrigue qui nous est racontée… C’est au lecteur de trouver cette solution… Sans savoir, d’ailleurs, si elle existe vraiment, si elle est du domaine du fantastique, de l’aliénation ou du polar poisseux ! Un livre d’ambiance, pesant, dérangeant… Passionnant aussi ! A ce titre, le dessin de Kriek, inspiré à la fois de la gravure et du comics américain, est d’une efficacité redoutable…

 Erik Kriek : le dessin, les couleurs

Le dessin d’Erik Kriek est extrêmement particulier, en effet. Il se révèle d’un étrange expressionnisme qui, de planche en planche, accentue les sensations de ses personnages, leurs ressentis. Un dessin qui fait de l’existence qu’il nous décrit, qu’il nous raconte, et ce dès les premières pages, l’illustration en contrejour d’une forme de cauchemar universel.

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La bande dessinée, comme tout univers artistique, devient importante à partir de l’instant où elle se fait à la fois le reflet de l’auteur et le miroir du lecteur, de ses questionnements, de ses angoisses. Et c’est bien ce qui se passe dans ce livre-ci qui, à sa manière, pesante, nous oblige à réfléchir à ce à quoi nous sommes toutes et tous confrontés : la mort…

Jacques et Josiane Schraûwen

La Mare (auteur : Erik Kriek – éditeur : Anspach – février 2024 – 136 pages)