La Mare – Un album puissant, dérangeant, sombre, passionnant…

La Mare – Un album puissant, dérangeant, sombre, passionnant…

J’ai toujours aimé les livres qui sortent des sentiers battus de l’édition et qui, tout en respectant les codes de la bande dessinée, nous entraînent ailleurs qu’en pays de routine… C’est le cas avec cet album-ci !

copyright anspach

Erik Kriek est un auteur néerlandais. Et c’est un plaisir de le voir traduit en français, de voir offerte au public francophone la manière extrêmement particulière que ce dessinateur et scénariste a d’aborder le réel. Parce que c’est le réel qui est à la base du récit dans lequel il nous entraîne.

copyright anspach

Son livre, La Mare, nous fait entrer, spectateurs impuissants, dans un monde où la folie, les larmes, la mort, sont omniprésents. Un couple, après la mort de leur fils, tente de se retrouver, de restaurer à eux-mêmes leur passion amoureuse. Pour ce faire, ils s’installent dans une maison perdue dans les bois… Et c’est là que la maman découvre, dans l’écorce d’arbres, des signes étranges.

copyright anspach

C’est là qu’une mare attire comme un gouffre cette jeune femme, artiste peintre, s’enfouissant à la fois dans le chagrin, l’angoisse, la folie… La nature devient ainsi, pour cette jeune femme, le lieu d’une forme unique de processus complet et autogéré, loin, très loin, des réalités humaines, bassement humaines même. Cette anti-héroïne ne trouve-t-elle pas, dans cette forêt primaire le désir primal qui lui manque ? C’est là que le temps, aussi, laisse les morts se reposer pour mieux, au-delà même des soubresauts de la mémoire, reprendre vie. Face au deuil, face à la mort omniprésente, toutes les perspectives changent. Même celles de la folie … Comment ne pas penser aussi à une forme poétique dans laquelle l’ombre de Baudelaire se balade?…

copyright anspach

Je dirais que ce livre, c’est un peu Stephen King au pays de Johan Daisne… L’horreur américaine lourde, hard, gore même, et sourde se mêlant au réalisme magique de la littérature flamande… « De trein der traagheid » (ridiculement adapté au cinéma par Delvaux) rencontre ici les nouvelles les plus « hard » du maître américain de l’horreur. Ce mélange, détonnant, surprenant, est une vraie réussite ! Comme l’est également le fait qu’à aucun moment ne nous est imposée une « solution » à l’intrigue qui nous est racontée… C’est au lecteur de trouver cette solution… Sans savoir, d’ailleurs, si elle existe vraiment, si elle est du domaine du fantastique, de l’aliénation ou du polar poisseux ! Un livre d’ambiance, pesant, dérangeant… Passionnant aussi ! A ce titre, le dessin de Kriek, inspiré à la fois de la gravure et du comics américain, est d’une efficacité redoutable…

 Erik Kriek : le dessin, les couleurs

Le dessin d’Erik Kriek est extrêmement particulier, en effet. Il se révèle d’un étrange expressionnisme qui, de planche en planche, accentue les sensations de ses personnages, leurs ressentis. Un dessin qui fait de l’existence qu’il nous décrit, qu’il nous raconte, et ce dès les premières pages, l’illustration en contrejour d’une forme de cauchemar universel.

copyright anspach

La bande dessinée, comme tout univers artistique, devient importante à partir de l’instant où elle se fait à la fois le reflet de l’auteur et le miroir du lecteur, de ses questionnements, de ses angoisses. Et c’est bien ce qui se passe dans ce livre-ci qui, à sa manière, pesante, nous oblige à réfléchir à ce à quoi nous sommes toutes et tous confrontés : la mort…

Jacques et Josiane Schraûwen

La Mare (auteur : Erik Kriek – éditeur : Anspach – février 2024 – 136 pages)

L’Eternelle Jeunesse D’Une Icône – Martine a 70 ans !

L’Eternelle Jeunesse D’Une Icône – Martine a 70 ans !

Martine ! Une héroïne de ce qu’on n’appelait pas à l’époque de sa naissance, en 1954, la littérature jeunesse, une enfant qui a vécu une soixantaine d’aventures simples et quotidiennes, traduites dans une trentaine de langues, dont le chinois.

copyright casterman

Cette héroïne n’appartient pas à l’univers de la bande dessinée, mais bien des dessinateurs admirent sans réserve le talent du dessinateur de cette série de livres pour enfants ! Une héroïne qui fête donc cette année ses septante printemps, avec un livre de Laurence Boudart qui lui est consacré, et qui s’attache aux pas de cette gamine espiègle et souriante, se baladant au fil des années dans un monde qui a été le nôtre et qui reste attirant, encore et toujours, avec un succès qui ne faiblit pas. Une petite fille, oui, qu’on ne peut qu’aimer, parce qu’elle « fait du bien » !

Laurence Boudart

On peut, c’est vrai, se demander les raisons qui font que cette série garde envers et contre tout un véritable intérêt, qui n’est pas d’ailleurs que celui de la nostalgie.

copyright casterman

Je pense que le talent de l’écrivain, Gibert Delahaye, y est pour beaucoup. Poète avant tout, en parallèle de Maurice Carême, il a réussi à créer, avec des textes simples, une forme tranquille, enfantine sans être mièvre, de la poésie quotidienne.

copyright casterman

Et c’est bien de cette poésie, de cette magie que Laurence Boudart nous parle dans un livre construit en chapitres clairs et sans ostentation. Des chapitres qui remettent en perspective historique les histoires de Martine pendant plus d’un demi-siècle. Et, ce faisant, l’autrice de ce livre remarquable, répond ainsi au reproche qu’une certaine frange d’intellectuels actuels font à Martine : le fait qu’elle soit tristement « genrée » !

Laurence Boudart

Il y a, c’est vrai, un côté désuet dans ces albums de Martine qui, pourtant, réussissent à nous donner une image presque sociologique des époques pendant lesquelles elles ont été écrites et dessinées. Je pense à l’intérêt pour la nature, aux classes vertes, à l’évolution des pensées, simplement… A la mode, aussi, celle de tous les jours, que Martine suit d’année en année avec gentillesse et simplicité…

copyright casterman

Elle est ainsi devenue une sorte d’icône immuable, idéalisant en quelque sorte les époques qu’elle a traversées, des époques en formidables mutations. Il en naît une sorte d’ambiguïté entre réel et imaginaire, mais qui s’estompe, voire qui s’efface grâce au dessin somptueux de Marcel Marlier.

copyright casterman

Un dessin digne des plus grands des illustrateurs du vingtième siècle.

Laurence Boudart

Cela dit, il est évident que les aventures de Martine sont « datées ». Mais elles sont ainsi le reflet du monde tel qu’il a été, tel qu’il s’est construit jusqu’à devenir le nôtre. Elle reste ainsi, lorsqu’on veut bien la regarder sans idéologie, le témoin tout en sourires des années qui nous ont construits, toutes et tous…

Laurence Boudart

Martine, c’est une universalité, une pérennité exceptionnelles dans le monde de l’édition ! Et les raisons en sont multiples, sans aucun doute. L’époque de sa création qui était celle d’un besoin de renouveau des valeurs humaines et humanistes… Le besoin des lectrices et lecteurs de pouvoir s’identifier à un personnage de papier vivant les mêmes quotidiens qu’eux…

copyright casterman

Mais la raison principale de ce succès qui ne de dément pas, c’est que cette série d’albums pour petites filles (mais que bien des garçons ont aimés aussi) nous dresse le portrait de l’enfance, et que l’enfance reste le lieu magique de toute existence humaine… En souvenance, certes, en espérance aussi…  

Laurence Boudart

Martine, une œuvre qui appartient au patrimoine culturel belge, et à laquelle un musée est consacré, d’ailleurs, à Mouscron. Un musée que je vous invite à découvrir…

Laurence Boudart

Jacques et Josiane Schraûwen

L’Eternelle Jeunesse D’Une Icône (autrice : Laurence Boudart – éditeur : Casterman – 2024)

Les Mots Nous Manquent – une thématique très actuelle…

Les Mots Nous Manquent – une thématique très actuelle…

La bande dessinée est multiforme et c’est ce que j’aime depuis toujours… Au fil du temps, et malgré quelques intransigeances d’auteurs désireux, de manière freudienne, de « tuer le père », c’est toute sa diversité qu’elle devient elle-même, totalement, un média essentiel en notre époque !

copyright tartamudo

Et c’est ainsi que des éditeurs « indépendants » et « engagés » ont vu le jour… Parmi eux, José Jover, et ses éditions Tartamudo. Un éditeur qui prend plaisir à publier des œuvres qui abordent des sujets très contemporains, voire polémiques, des auteurs qui, à l’instar de Nadine Van der Straeten, parviennent à mêler l’émotion et la poésie à des questionnements sociétaux.

copyright tartamudo

Et c’est dans une actualité omniprésente, celle de l’immigration, que nous plonge ce livre-ci : « Les mots nous manquent ». Un livre qui nous parle de la guerre en Syrie, qui a débuté en 2011 et fait des centaines de milliers de morts… Et des milliers et des milliers de réfugiés, aussi, à travers le monde. En France, par exemple. Dans la petite ville d’Autun, entre autres.

copyright tartamudo

Et nous suivons dans ce livre simple, souriant, lumineux ai-je envie de dire, quelques-unes de ces familles qui ont été obligées pour survivre de se reconstruire à partir de zéro… Ces réfugiés sont arrivés en 2018. Ce livre, tel un reportage, nous les montre en 2022… Un reportage oui, dans lequel ces familles, ces personnes, se racontent, racontent leurs difficultés à s’adapter, à être acceptées, à s’accepter elles-mêmes, aussi… Dans ce reportage véritablement interculturel, on croise des femmes, des hommes, des enfants qui n’ont aucun vrai souvenir de leur pays natal, même s’ils en rêvent.

copyright tartamudo

Ils se racontent, oui, et, ce faisant, ils nous montrent l’importance que les mots ont dans toute existence, et que ce sont les mots, peut-être, qui sont seuls capables de créer des lieux humains, donc humanistes. Certes, on peut trouver ce tableau un peu trop angélique… Mais il est surtout le compte-rendu de quelques belles réussites, grâce à des pas en avant de part et d’autre du quotidien de l’immigration. Il nous fait côtoyer des personnalités très différentes les unes des autres et qui forment la trame d’un monde qui, que nous le voulions ou non, est le nôtre, totalement !

copyright tartamudo

Un livre important en une époque où l’immigration pose question dans le pays soi-disant des droits de l’homme… Un dessin moderne, simple, clair, sans mélo, avec tendresse et humour… Par un dessinateur d’origine sri-lankaise dont le dessin réveille ses propres souvenances…

Jacques et Josiane Schraûwen

Les mots nous manquent – dessin : Yas Munasinghe – scénario : Thibault Mouginot – éditeur : TartaMudo- octobre 2023 – 64 pages)