Pépites BD passées inaperçues : 1. Un Secret De Famille

Pépites BD passées inaperçues : 1. Un Secret De Famille

La production bd est tellement importante que certains livres ne rencontrent pas leur public… Et parmi eux, il y a des vraies pépites… Qu’on peut, en cherchant un peu, dénicher encore… Dont cet album-ci qui nous parle de la guerre 40-45, vue du côté des Pays-Bas : un album tendre, dur, un livre de mémoire, une tranche d’histoire que nous connaissons très peu. Trop peu…

copyright belin

Cet album, paru en 2009 chez l’éditeur Belin, nous plonge, comme tant d’autres bandes dessinées d’ailleurs, dans cette époque terrible que fut la guerre que l’on a stupidement appelée la dernière. Et il le fait, à l’instar de pas mal d’autres albums également, en utilisant un angle de vue qui est celui de la jeunesse, de la première adolescence.

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Mais Eric Heuvel, l’auteur de ce livre, a choisi d’autres points de vue.

D’abord, le personnage axial de cet album, Jeroen, est un gamin d’aujourd’hui. Un gamin qui, en cherchant dans le grenier de sa grand-mère des objets susceptibles d’être vendus en brocante, y découvre des photos, des articles, des objets parlant de la guerre qu’a vécue sa grand-mère Helena. Ce n’est donc que par personne interposée, en quelque sorte, que le récit de cette tuerie internationale se raconte.

Ensuite, ce livre est un one-shot qui, avec une qualité constante, nous dresse un panorama large de toute la période de la guerre aux Pays-Bas, un panorama à hauteur humaine, totalement, extrêmement bien documenté. C’était un pari, il est totalement réussi. Tout en nous donnant à lire une œuvre destinée à la jeunesse, Eric Heuvel ne cherche pas à éviter les horreurs vécues, celles de la guerre, celles de la shoah, celles de l’épuration d’après-guerre aussi, sans détachement mais avec une sorte d’objectivité tranquille… Historique…

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Et puis, il y a le fil conducteur du récit, un mystère, un secret de famille… Comme il y en a eu tant et tant dans toutes les époques troublées de l’histoire humaine ! La guerre, c’est un moment qui ouvre soudain, pour tout un chacun, des routes inattendues, improbables… Qui impose des choix qu’on ne peut aujourd’hui, blottis dans nos quotidiens douillets, même pas imaginer… Des choix de vie, des choix idéologiques, des choix de mort… Dans chaque conflit, des familles se déchirent, comme celle de Jeroen l’a fait… Mais, en même temps, Eric Heuvel nous dresse un tableau anti-manichéen des gens, ceux de tous les jours, avec leurs dérives. Avec leurs faux-semblants, aussi… Parce que, tout simplement, les apparences ne sont parfois que des leurres, que des impasses dans lesquelles tant d’analystes historiques experts s’engouffrent et s’engouffreront encore.

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Ce n’est certes pas la première bande dessinée consacrée à la guerre 40-45 aux Pays-Bas que je lis. Comme l’excellent diptyque « Cicatrices-Eclats » de Erik Degraaf. Mais cet album-ci, avec un graphisme classique, aux couleurs chaudes, avec un sens à la fois des décors, importants tout au long de la narration, et des expressions, a fait bien plus que me séduire… Que m’intéresser… Il est parvenu à me faire entrer de plain-pied dans un monde que je ne connaissais pratiquement pas. A être comme ce gamin, Jeroen, avide de connaître du passé tout ce qui peut construire le présent… Avec, et c’est probablement le dernier point fort de ce livre, un véritable optimisme réjouissant…

Jacques et Josiane Schraûwen

Un Secret De Famille (auteur : Eric Heuvel – éditeur : Belin – 2009)

Pierre Loti – une vie de voyageur

Pierre Loti – une vie de voyageur

Bien sûr, on connaît encore (un peu) des titres de livre écrits par Pierre Loti : Pêcheur d’Islande, Ramuntcho, entre autres. Mais qui était-il ?…

copyright calmann levy

Force est de reconnaitre, cependant, que ses livres, nombreux, sont peu lus, de nos jours. Et c’est un doux euphémisme. Par contre, lorsqu’on cite son nom, on retrouve l’image d’un personnage un peu fou, ayant reconstitué dans sa maison de Rochefort en France des décors orientaux dans lesquels il se baladait en tenues exotiques.

Pierre Loti

Pierre Loti était-il cet être étrangement original, membre de l’académie française quand même, était-il une espèce de caricature amusante des voyages qu’il avait faits ou imaginés ?… Cet album est là pour le restituer tel qu’il fut, réellement, et briser ainsi bien des images négatives attachées à sa personne, à sa personnalité.

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Ce livre, oui, nous fait un portrait complet de Julien Viaud, vrai nom de cet écrivain qui ne fut pas uniquement, loin s’en faut, un auteur à succès du début du vingtième siècle.

Avant d’écrire, il fut marin… Voyageur, donc… Découvrant des univers desquels il est, peu à peu, tombé amoureux. Je dis des univers, je devrais plutôt parler de lieux, de civilisations, de gens, de cultures, de différences !

Pierre Loti, ainsi, fut véritablement un aventurier, un découvreur, un de ces êtres humains, rares tout compte fait, capables de dépasser les convenances et les idées convenues pour découvrir, simplement, le monde tel qu’il est et pas tel qu’on veut le montrer… Et, de voyage en voyage, marin de la marine officielle, il s’est peu à peu révélé à lui-même comme dessinateur, comme journaliste, comme écrivain, enfin.

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A partir de cette biographie dessinée, avec comme fil conducteur une visite féminine dans son antre de Rochefort, Pierre Loti permet, en quelque sorte, aux auteurs de nous le faire découvrir… De nous faire découvrir un homme complexe, qui a d’abord été un regard, ensuite une réflexion, enfin un discours écrit, journalistique et romancier.

Un regard, oui… Sur la signification du mot « civilisation ». Sur ce qu’était le colonialisme. Sur la « sauvage poésie » de la différence, d’idées, de personnes, de langages, de lieux. Sur l’érotisme de l’ailleurs.

Un regard amoureux à l’égard de ces peuples rencontrés en dehors des contraintes de la politique en cours.

Un regard critique, aussi, envers la France, sa politique, envers les touristes (déjà !…) qui salissent tout ce qu’ils ne veulent pas connaître.

Avec cette citation sans détour : « On a réussi à faire de l’Algérie quelque chose de terne et d’incolore, tout y est frelaté. » !

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Pierre Loti, tout au long de sa vie, semble toujours rechercher l’envers des apparences et les mystères qui s’y cachent.

Et ce livre nous permet d’entrer pleinement dans le sens qu’il donnait au mot « aventure », à l’opposé même des tout héroïsme, avec comme seul but la connaissance et l’acceptation des différences de culture, de croyances, de réalités, de coutumes.

S’il fallait trouver un leitmotiv à son existence, à ce que nous raconte ce livre, et les siens aussi, cela pourrait se résumer à ces mots de Loti lui-même : seul le voyage peut ouvrir les yeux. Mais sans toucher ses rêves du doigt…

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Ce sont d’ailleurs les mots de Loti qui peuplent cet album, ce sont eux, prenant comme point de départ une discussion presque mélancolique entre l’écrivain et une amie dont on devine l’ancienne intimité, qui racontent l’écrivain.

Pascal Regnauld, qui a assumé quelques albums de l’inspecteur Canardo créé par Sokal, nous montre ici une autre facette de son talent, parfaitement maîtrisée. Son dessin illustre et accompagne les mots, tout en leur offrant un rythme et une représentation jamais outrancière. La couleur, quant à elle, permet une lecture aisée, de « présent » en « passés »… Le scénario, parfaitement lisible, suivant pas à pas la vie et la carrière de Loti, laisse la part belle à l’humain bien plus qu’à l’Histoire, et c’est ce qui fait aussi la qualité de ce livre.

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Grâce à cette osmose entre les auteurs, on peut dire que ce livre est une réussite, dans la mesure où, au fil des pages, on voit Pierre Loti y prendre vie… Un vrai Pierre Loti, loin de l’image très particulière qu’il a laissée dans l’inconscient collectif…

Jacques et Josiane Schraûwen

Pierre Loti – une vie de voyageur (dessin : Pascal Regnauld – scénario : Didier Quella-Guyot et Alain Quella-Villéger – éditeur : Calmann Levy – 146 pages – 2023)

Le Prof Qui A Sauvé Sa Vie

Le Prof Qui A Sauvé Sa Vie

Un titre étrange pour un livre qui nous parle de passion, de nostalgie, des mille chemins possibles de l’existence aussi.

Ce livre est né d’une rencontre… Entre, d’une part, Albert Algoud, homme de médias, écrivain, ancien rédacteur en chef de Fluide Glacial, membre émérite de Hara Kiri, et ancien professeur ! Et d’autre part, Florence Cestac, dessinatrice, cofondatrice des éditions Futuropolis, grand prix d’Angoulème en 2000. Et pionnière de la bd féminine, avec Bretécher, Goetzinger, Montellier.

L’ancien prof s’est raconté à la dessinatrice, et la dessinatrice y a trouvé de quoi décrire un monde, une profession, un milieu, une époque aussi ! Toujours en dessinant, comme elle le dit elle-même, des gros nez, et des personnages à quatre doigts…

Naturellement, avec ce titre, et connaissant un peu la carrière imposante d’Albert Algoud, on peut se demander en quoi cet écrivain a sauvé SA vie !

C’est tout le contenu de ce livre… Il l’a fait en tentant d’avoir des rapports avec ses élèves différents de ceux de la norme acceptée et voulue par les autorités éducatives… Il l’a fait en réussissant, souvent, à créer des liens qui dépassent le simple transfert de connaissance entre le maître et l’élève.

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Il l’a fait en se faisant remettre à l’ordre, bien souvent. Il l’a fait, enfin, en quittant ce monde pour entrer dans celui de la provocation souriante, voire extrême, à Hara Kiri entre autres… Et c’est donc une biographie que nous raconte Florence Cestac, en insistant infiniment plus sur l’époque « enseignant » d’Algoud que sur son départ définitif du monde des « profs »… Et elle le fait comme elle a toujours agi, avec un sens de la fidélité à la morphologie des personnages, à la réalité du récit qu’elle met en scène, une fidélité qui n’empêche nullement, au-delà de la ressemblance physique, de la plongée dans des ambiances parfaitement rendues, au-delà de la nostalgie, même, de nous livrer aussi ses impressions… Comme au sujet de l’enseignement !

En fait, à partir des souvenirs d’Albert Algoud, Florence Cestac nous dessine, avec humour, avec folie, avec toujours ses « gros nez », une partie de l’histoire d’un homme …

L’humour, chez Cestac, est toujours présent. Mais ce que ce que cette dessinatrice cherche d’abord et avant tout, c’est à partager avec ses lecteurs toutes les émotions qu’elle vit elle-même en dessinant, en racontant… C’est une conteuse réaliste qui transforme la réalité en éclats de rire, souvent, en tendresses, parfois, en colères et en chagrins aussi, quelquefois. C’est une dessinatrice de la mémoire, mais qui fait de la souvenance une route vers des sensations, des vérités, des partages, des émotions, des passions.

Ce qui est passionnant aussi, c’est que les auteurs, ici, réveillent chez le lecteur des tas de souvenirs…

Pour les élèves, souvenirs de chahuts, de certains professeurs qui les ont marqués par leur passion…

Des souvenirs aussi pour ceux qui ont été dans le monde enseignant… J’y ai par exemple passé quelques années, et, tout comme Algoud, j’ai été empêché de continuer à animer un ciné-club! Mais qu’on ne s’y trompe pas, c’est un livre d’abord et avant tout amusant ! Mais avec un fond sérieux…

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Ce qui est remarquable chez Florence Cestac, c’est que la fluidité de son dessin n’empêche jamais le sentiment, au sens large du terme. Et que les plongées qui sont siennes dans son propre passé ne l’empêchent jamais, également, de prendre un vrai plaisir, tangible, palpable, à faire d’un scénario qui n’est pas le sien quelque chose de lumineux…

Cela dit, c’est aussi un livre de femme.

Et d’une femme qui jette un regard heureux sur la présence, aujourd’hui, de plus en plus de dessinatrices dans un métier qui fut pendant trop longtemps masculin…

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Florence Cestac continue, intensément, à faire partie de ces auteurs, de ces auteures, qui veulent raconter, toujours, une part d’eux-mêmes, quel que soit le récit réalisé…

Un livre excellent, il n’y a pas d’autre mot, qui fait sourire, qui fait réfléchir, aussi… Qui, finalement, et sans avoir l’air d’y toucher, n’est vraiment pas simplement nostalgique !

Jacques et Josiane Schraûwen

Le Prof Qui A Sauvé Sa Vie (dessin : Florence Cestac – scénario : Albert Algoud – éditeur : Dargaud – mars 2023 – 61 pages)

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