Tucker – 2. Planet Girls

Tucker – 2. Planet Girls

Un album de Wasterlain, un dessinateur qui, à sa façon, appartient à l’histoire du neuvième art. Un artiste dont le trait, souriant toujours, se reconnaît au premier regard. Un livre, donc à découvrir !

copyright jihem éditions

Marc Wasterlain appartient à la génération des auteurs de « l’âge d’or de la bd ». Dans le style dit de Charleroi, il a collaboré pendant plusieurs années avec Peyo, tant sur les Schtroumpfs que sur Benoît Brisefer. Après un premier galop en solitaire au succès mitigé, Bob Moon et Titania, il crée un personnage totalement nouveau dans le monde du neuvième art des années 70: le Docteur Poche. Une sorte de magicien farfelu, se promenant, pendant quatorze albums, dans tous les domaines de la narration… Une série dont on peut dire qu’elle se fait « contes » pour tous… Une série qui a surtout marqué bien des jeunes lecteurs comme bien des jeunes dessinateurs aujourd’hui chevronnés et reconnaissant ce qu’ils doivent à Wasterlain, à sa poésie, à son dessin à la fois anguleux et souriant.

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Après le Docteur Poche, Wasterlain va encore innover en créant le personnage de Jeannette Pointu, une journaliste féminine, féministe aussi, se lançant dans des aventures tantôt écologiques, tantôt politiques, tantôt fantastiques.

Parce que le fantastique comme la science-fiction ont toujours fait partie intégrante de l’imaginaire de Wasterlain. Et on ne peut que ressentir son plaisir d’auteur en lisant sa nouvelle série, Tucker…

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Tucker, c’est un ferrailleur de l’espace récoltant tous les déchets laissés par une civilisation universelle. Dans ce deuxième album, Tucker descend sur une planète verte pour comprendre pourquoi une base scientifique ne répond plus… Il va se trouver ainsi plongé dans une guerre sans merci, avec des animaux improbables, des Femmes devenues guerrières pour sauver le peu qui reste de leur culture… Tout cela, au long d’un scénario que Wasterlain aime voir éclater dans tous les sens, un scénario mêlant sf et humour, écologie et féminisme, et, évidemment, regard sur le monde actuel et ses extrémismes parfois exacerbés, attitudes des hommes comme des femmes, par exemple, au sujet de la séduction, de l’amour, du quotidien. Mais toujours avec dérision, avec une tendresse au feu d’un humour décalé !

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Rien de manichéen, donc, rien de pamphlétaire bon plus… Mais un regard qui réussit à parfois être acerbe sur ce que notre monde, en langage comme en en actes, est en train de devenir. En fait, dans ce livre, je le disais, Wasterlain s’amuse… On dirait presque qu’il dessine en roue libre, au gré de ses envies, de ses imaginations du moment. Cet album est donc à savourer de la même manière sans s’occuper d’une quelconque logique, qui ne pourrait, dans le cas présent, qu’être un frein à la douce folie de Marc Wasterlain et de son épouse Oriana, à qui on doit, dans ce deuxième volume des aventures de Tucker, les couleurs.  

Jacques et Josiane Schraûwen

Tucker : 2. Planet Girls (auteur : Wasterlain – couleurs : Oriana Esposito – éditeur : Jihem éditions – septembre 2024 – 46 planches)

L’Intranquille Monsieur Pessoa – Au travers de ses quotidiens, le portrait d’un écrivain et de l’écriture…

L’Intranquille Monsieur Pessoa – Au travers de ses quotidiens, le portrait d’un écrivain et de l’écriture…

Fernando Pessoa… Un des écrivains les plus importants du début du vingtième siècle. Un auteur portugais dont la présence hante encore les rues de Lisbonne.

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Et le dessinateur Nicolas Barral a décidé de nous parler de lui. Et la manière qu’il a choisie pour le faire lui permet de contourner tous les pièges qu’une biographie, dessinée ou littéraire, peut présenter de manichéisme, de simplification, de multiplication de dates et de titres d’œuvres.

Nicolas Barral : la construction du récit

Et si Nicolas Barral a choisi cette façon de créer son album, c’est sans aucun doute pour mieux cerner la personnalité de Pessoa… Mais, également, de réfléchir, dans ses dessins comme dans son découpage, dans ses textes aussi, à sa propre réalité d’artiste…

Nicolas Barral : les raisons de ce livre

Nous sommes donc à Lisbonne, en novembre 1935, et Fernando Pessoa, à 47 ans, vit ses dernières semaines, ses derniers jours. Comme cela se passe encore aujourd’hui dans tous les médias, il faut préparer une nécrologie. Ce travail est confié, par le journal «Diario de Lisboa », à un jeune stagiaire, Simao Cerdeira.

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Un jeune homme qui, ne connaissant rien, ni de l’homme ni de son œuvre, va suivre ses pas dans cette ville qui l’a vu écrire… Il va suivre ses pas, oui, sans le rencontrer, mais en rencontrant ses amis, ses proches, ceux qui l’ont croisé…

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Et petit à petit, ainsi, il va tenter de comprendre et l’œuvre et son auteur… Une œuvre extrêmement variée, puisque Pessoa s’est amusé, pendant toute sa vie, à user de différents pseudonymes… Le stagiaire comprend que ce n’étaient pas de simples pseudos, mais, à chaque fois, un auteur différent, dans ses thématiques, dans son écriture… Une écriture, celle de Pessoa, comme celle de Barral se faisant son biographe…

Nicolas Barral : Ecrire

Pessoa, découvre-t-il en même temps que son personnage de journaliste stagiaire, était tantôt un poète parfois mystique, tantôt un idéologue de la modernité et d’une forme de futurisme littéraire, tantôt encore un penseur disciple d’Oscar Wilde.

Nicolas Barral : la poésie

Pessoa était écrivain multiforme, un être totalement « intranquille », comme l’indique le titre d’un de ses livres… L’approche de cet écrivain, dans ce livre-ci, est telle qu’il en résulte, par la grâce du talent, tranquille lui, de Barral, une sorte de portrait sans ostentation, le journal éclaté d’une vie sans événements, une addition de souvenirs vrais ou faux…

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C’est un livre étonnant que nous offre Nicolas Barral. Un livre qui parle d’écriture, d’abord et avant tout, au travers d’une approche humaniste d’un auteur sublime, un écrivain disant « les bouquins me jugent ». Un écrivain qui nous est raconté au travers, finalement, d’un anti-portrait réalisé par petites touches quotidiennes.

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Entre rêve et réalité, dès l’enfance, Fernando Pessoa s’est créé des univers très différents les uns des autres, tant au niveau de ses thématiques que de ses styles. Proche de Wilde, mais défenseur, à une époque, de la dictature, cultivant ainsi mille papillons de la mémoire, attiré comme Baudelaire par le gouffre, proche du « je est autre » rimbaldien, exilé à lui-même, mystique parfois, réaliste aussi, résolument moderne dans le paysage littéraire du début du vingtième siècle, Pessoa avait le génie de l’intelligence.

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Certes, on peut être quelque peu dérouté par cet album qui, sous l’alibi d’une approche biographique d’un être exceptionnel, se révèle aussi être une démarche poétique extrêmement personnelle de la part de Nicolas Barral.

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Le résultat de tout cela étonne, déroute, oui… Mais il est d’une totale réussite ! En rendant un hommage extrêmement vivant à un écrivain universel et essentiel !

Jacques et Josiane Schraûwen

L’Intranquille Monsieur Pessoa (auteur : Nicolas Barral – éditeur : Dargaud – septembre 2024 – 136 pages)

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Nestor Burma : Du Rififi À Ménilmontant – Une dernière aventure pour le détective qui met le mystère k.o. !

Il y a quarante-deux ans, j’étais un passionné de Léo Malet… Ecrivain de polars à l’américaine sous le pseudo de Frank Harding, de romans de cape et d’épée, de poèmes surréalistes, de textes anarchistes, Léo Malet a ainsi accompagné mon adolescence.

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Et Léo Malet était surtout l’auteur d’une quinzaine de romans policiers, écrits entre 1954 et 1959, « Les nouveaux mystères de Paris », une « série » désabusée, « politiquement incorrecte », qui mettait en scène un personnage haut en couleurs, typiquement Français, Nestor Burma. Une série que la parution en livres de poche a rendue populaire puisque ces bouquins se retrouvaient chez tous les libraires, même chez mes parents. Des livres que j’ai « empruntés », sans jamais les rendre, et qui sont toujours, bien au chaud, dans ma bibliothèque !

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Et donc, il y a plus de quarante ans, passionné par la bande dessinée aussi, lorsque j’ai vu paraître la première adaptation de Nestor Burma en bd, j’en ai été ravi. D’autant plus que l’auteur de cette adaptation, l’immense Jacques Tardi, m’avait plus qu’enthousiasmé par sa présence dans Pilote, par Adèle Blansec, par la « Véritable histoire du soldat inconnu », « Rumeurs sur le Rouergue »… Tout comme ses illustrations de Céline m’ont poussé à lire cet écrivain essentiel dans l’histoire de la littérature française, tout comme ont peuplé mes âges ses adaptations dessinées de textes de Manchette (autre écrivain de « polars » sulfureux et d’une immense qualité), de Daeninckx, de Pennac… Tout comme, enfin, ses albums consacrés aux bourbiers infâmes de la première guerre mondiale ou aux souvenances d’un père ayant vécu en stalag pendant la deuxième boucherie du vingtième siècle me restent essentiels à lire, relire, et faire lire…

copyright tardi

Et voici donc Tardi seul aux commandes (pour la seconde fois si je ne m’abuse) d’une aventure de Nestor Burma…

Il n’est déjà pas aisé d’adapter Léo Malet… Parce que cet auteur, nourri, je le disais, d’une expérience de vie aux mille horizons, se laisse aller, dans tous ses romans, à des digressions, à des discours presque parlés (un peu comme Céline, finalement…), à des prises de position tant humaines qu’humanistes, tant engagées que dégagées de toute idéologie… Et que tout cela crée un style d’une totale personnalité et, surtout, des livres qui ne sont pas ceux de ces « faiseurs » que Léautaud vilipende dans son journal…

Il est sans doute encore plus difficile de se lancer dans un nouveau récit de Nestor Burma en parvenant à ne rien dénaturer du passé de ce héros… De cet anti-héros, plutôt !

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Ce qui fait la qualité du travail de Tardi, en l’occurrence dans ce livre-ci, c’est de transformer un style littéraire en style graphique, sans faux pas, sans ostentation, avec une forme de simplicité tranquille…

Du côté du scénario, Tardi travaille comme le faisait Malet… En baladant son personnage au hasard des rues d’un arrondissement parisien. Faisant ainsi d’un récit une sorte d’errance humaine et désabusée dans un monde dont on sait que, par l’architecture comme par la culture, par le quotidien comme par la mémoire, qu’il va disparaître, inéluctablement.

Ce Ménilmontant de 1957, qui forme, plus que le décor, la trame-même de cet album, n’existe plus… Mais, par la grâce de la bande dessinée, c’est bien celui-là, réinventé, que traverse Burma, d’une façon dont on se demande si ce n’est pas cette balade qui est le vrai récit de ce livre, un récit presque automatique, comme le Malet poète aimait en écrire…

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1957. A quelques encablures de la fin de l’année, Burma a la grippe, et se soigne avec des médicaments de la marque Manchol. Une marque dont les publicités désharmonisent les rues de la ville et même la présence de pères Noël. Burma tousse, éructe, mais sa fièvre ne l’empêche pas de recevoir dans son bureau, introduite par sa fidèle secrétaire, la belle et irrespectueuse Hélène, une certaine madame Manchol ! Qui lui annonce, voluptueuse, qu’elle vient de tuer son mari, et qui, ensuite, se tue elle-même. Faroux, apparaît alors, obligeant, par ses scellés, Burma à ne plus pouvoir se rendre chez lui. Et c’est là que le polar devient une balade, une errance… Et que Burma va rencontrer des tas de rôles secondaires qui vont, peu à peu, lui permettre de « comprendre »… Pas de résoudre, non, ce n’est pas le style de ce détective hors-normes ! C’est toujours, chez Malet comme chez Tardi, le hasard, et rien que le hasard qui oblige ce flic privé à entamer une quête qui, à chaque fois, le ramène, en définitive, à sa propre personne.

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Le dessin de Tardi reste égal à lui-même : inégalé ! Son scénario s’amuse à mille et une références, au travail plus ancien de Tardi, à ses rencontres, ses amitiés, comme les ombres qu’on peut parfois reconnaître chez les passants (Pennac, Daeninckx, Grange, …), à une forme de mélancolie qui n’a rien de nostalgique… A un de ses livres récents qui nous montrait un homme allant pisser sur la tombe de Thiers… A ses révoltes, aussi, humaines, face à la corruption, face à la maltraitance, celle des animaux, des chats par exemple (les greffiers chers à Céline…). Au monde actuel, également… A quoi servirait-il en effet de parler du passé, quel qu’il soit, si ce n’est pour fustiger aussi notre présent. La mainmise des entreprises médicamenteuses… La publicité… Le seul pouvoir intangible, celui de l’argent… La circulation dans Paris, avec une sorte de clin d’œil quelque peu haineux à l’encontre d’une Hidalgo très contemporaine… Burma, en effet, au long du temps qu’il passe dans sa voiture à réfléchir, à prendre la température d’un quartier plutôt que la sienne d’homme malade, Burma tourne en rond, repasse sans cesse aux mêmes endroits… En constatant simplement, dans ce qu’on devine être un soupir, comme un leitmotive lancinant : «j’ai autre chose à faire ».

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Avec ce rififi, Jacques Tardi se glisse dans les habits de Léo Malet, donc dans ceux de Nestor Burma… Avec un sens des raccourcis qui permet à la bd de ne pas (trop) se perdre en chemin. En quelques traits, le dessinateur raconte ce que l’écrivain aurait pu écrire… Le travail de Ruault sur la couleur (travail très important dans cet album) me fait penser, lui, à ces longues diatribes que l’écrivain Malet imposait à son personnage, et qui frémissaient de couleurs sombres, grises, devinées…

Tardi annonce que cet album sera sans doute le dernier de ses Nestor Burma… Tout comme il avait mis la clé sous la porte d’Adèle Blansec… Mais La puissance de son talent va lui permettre, j’en ai l’espoir, la certitude, le besoin, de nous offrir encore de ces éblouissements de l’intelligence, de la révolte, de ces « œuvres » qui permettent aux lecteurs que nous sommes de nous raccrocher à une Œuvre qui nous connaît et dans laquelle nous nous reconnaissons !…

Jacques et Josiane Schraûwen

Nestor Burma : Du Rififi À Ménilmontant (auteur : Jacques Tardi – couleurs : Jean-Luc Ruault – éditeur : Casterman – novembre 2024 – 192 pages)