Suzy Delair – Mémoires

Suzy Delair – Mémoires

J’ai toujours aimé les livres de souvenirs vécus, les « mémoires », les journaux intimes. Parce que chacun d’entre eux se révèle être le portrait, quand il n’ y a pas de fioritures, en même temps d’un être humain et d’une époque… ou de plusieurs époques !

Quai des orfèvres

Sans mémoire, sans souvenance de ce qui fut, de ce qui a été, il est impossible d’appréhender le présent avec intelligence… avec perspective… Avec respect aussi de réels qui, pour différents qu’ils soient de ceux qui nous animent, qui nous ont précédés, nous ont, ce faisant, humainement construits.

Suzy Delair, actrice, chanteuse d’opérettes et d’airs légers ou lyriques, ne laisse pas dans l’histoire de la culture du vingtième siècle une place prépondérante, c’est vrai. C’est vrai aussi que les opérettes ne sont plus de mode, c’est le moins que l’on puisse dire, et je me dois d’avouer que cela ne me gêne nullement ! Même en sachant que s’y sont produits des gens comme Bourvil ou Gabin…

Cependant, j’ai pris beaucoup de plaisir à lire les mémoires de cette artiste, indépendante, libre, qui a su préserver « ses » vérités dans un monde souvent impitoyable, celui du spectacle.

lady paname

Morte en 2020, à l’âge de 102 ans, Suzy Delair, d’ailleurs, a eu une carrière imposante, importante, sans jamais être carriériste. En la lisant nous raconter, comme dans un confortable salon bourgeois, ce que fut sa vie, on se plonge tranquillement, calmement, dans ce qu’a été la culture populaire, la vraie culture donc, pendant des dizaines d’années. Ces années pendant lesquelles le cinéma était créé par des auteurs, des vrais, comme Lherbier, Clouzot, Clément, entre autres. Ces années pendant lesquelles le théâtre attirait véritablement les foules.

Pendant ces années, Suzy Delair a joué sur scène, et sur grand écran, avec les plus grands… Michel Simon, Michel Bouquet, Fresnay, Jouvet, Fernandel… Sous la direction des plus grands aussi, comme Visconti, excusez du peu ! Et ce sans jamais vraiment se prendre au sérieux, mais, par contre, en prenant très au sérieux son métier et tout le travail qu’il demandait.

Chanteuse lyrique et comédienne, sa frimousse et sa voix ont ainsi habité bien des œuvres, sur les planches ou sur l’écran.

l’assassin habite au 21

Mais l’intérêt de ce livre ne réside pas uniquement dans le récit que Suzy Delair fait de ses créations, de ses interprétations, de ses chansons, de ses tournées, dans la description qu’elle nous fait du quotidien de sa vie, de tournage en amitié, de performance vocale en rôles de composition…

Le véritable intérêt, c’est que Suzy Delair ne cache pas grand-chose des aléas de son existence, de l’enfance jusqu’à la vieillesse, avec ses à-côtés également  non professionnels.

film de Carné

A l’heure où, selon l’expression désormais consacrée et ressassée, la parole des femmes se libère, comme si les mots seuls possédaient le pouvoir de la vérité, il est plus qu’intéressant de comprendre ce que les femmes vivaient, dans le milieu du spectacle, il y a soixante ou septante ans.

Suzy Delair nous parle ainsi sans détours du voyage à Berlin qu’elle fit, en compagnie de bien d’autres acteurs d’ailleurs, à Berlin pendant la guerre 40-45. Elle nous parle aussi des films qu’elle, et bien d’autres aussi, ont continué à tourner pendant cette guerre, sous la domination des Allemands.

Et, enfin, elle se livre, intimement et pudiquement en même temps, sur ses amours, ses relations intimes, ses bonheurs à la fois charnels et intellectuels.

On sait par exemple que Clouzot n’était pas tendre avec ses actrices. Ses gifles restent (tristement) célèbres !… On apprend dans ce livre-ci qu’il n’était pas tendre non plus avec ses acteurs, et encore moins avec la femme qui l’aimait et qu’il aimait, qui était sa compagne, dont il se fit le mentor, Suzy Delair !

copyright marest

La description que Suzy Delair nous fait de son amour avec Clouzot est étonnante. Elle est sans détour, sans voile pudique. Ce récit ne peut, aujourd’hui, que « choquer » pour sa domination mâle évidente. Mais pour Suzy Delair, même après la séparation, même des années après la mort de Clouzot, c’est d’Amour qu’elle nous parle !

C’est un peu cela, la force simple et non littéraire de ce livre : nous faire comprendre que rien n’est simple dans la vie, pour qui que ce soit… Surtout quand on parle de passion, donc d’Amour…

suzy delair

Et, ma foi, Suzy Delair fut une femme passionnée, passionnante, que ses mémoires révèlent et racontent sans faux-fuyant !

Un livre à lire, pour (re)découvrir une femme qui fut partie prenante du cinéma et du théâtre pendant bien longtemps. Et avec une sorte d’humilité…

Jacques et Josiane Schraûwen

Suzy Delair – Mémoires (éditeur : L’Harmattan – 2022 – 292 pages)

L’Ère Des Anges – science, éthique, progrès : un livre étrange !

L’Ère Des Anges – science, éthique, progrès : un livre étrange !

Un livre qui en tout cas pose des questions dont les réponses restent, au fil des pages, ambigües…

copyright delcourt

La collection dans laquelle paraît cet album s’intitule : Les futurs de Liu Cixin. Quinze nouvelles de cet auteur adaptées en bandes dessinées… Quinze regards, donc, sur ce que pourrait devenir notre monde dans un futur plus ou moins proche.

On me dit qu’’il s’agit là de l’écrivain de science-fiction le plus célèbre en Chine. Je vois que certains de ses livres, de ses nouvelles, ont été traduits en français, chez Acte Sud entre autres. Je me dois d’avouer que je n’ai rien lu de lui, que cet écrivain, jusqu’à aujourd’hui, m’était inconnu.

copyright delcourt

Par contre, Sylvain Runberg fait partie de ces scénaristes dont j’apprécie le travail… Il aime les ambiances sombres, souvent, il aime la science-fiction, surtout quand elle se mâtine de fantastique, voire même d’horreur, il aime l’aventure débridée aussi. C’est un conteur, un vrai, qui construit ses récits en dialogues, certes, mais aussi en collaborations étroites avec ses dessinateurs.

Le dessinateur de cette ère des anges, Ma Yi, est chinois, lui, et il est entré totalement dans l’univers de Runberg.

copyright delcourt

Je disais, en préambule, que je trouvais ce livre étrange. Je peux même dire dérangeant…

Le récit se révèle, finalement, assez classique. Un scientifique africain, le docteur Ita, a construit toute sa carrière dans le monde de la génétique, loin de son pays d’origine, la Xambie. Un pays, comme tant de pays africains, pillé sans vergogne par le monde occidental, un pays dans lequel la corruption tue autant que la misère, un pays qui vit au rythme de famines sans fin.

Ce professeur, un jour, abandonne les Etats-Unis et leurs richesses pour retourner chez lui, et tenter d’y trouver une solution à cet état de fait de pauvreté et de dépendance…

Une solution génétique…

Une solution qui, au fil des années, parvient à créer des humains capables de digérer n’importe quoi… De vaincre, ainsi, la faim, ce fléau que les nantis de la terre n’ont jamais su, ou voulu, éradiquer.

Seulement, voilà… Dans le monde de demain imaginé par les auteurs de ce livre, un organisme de l’ONU existe qui gère tout ce qui touche à l’éthique, donc aux manipulations génétiques. Et c’est ainsi que, sa découverte présentée au monde, le docteur Ita se trouve au ban de la société scientifique et son pays attaqué par l’omniprésente et omnipuissante armée américaine.

Seulement aussi, ce savant a gardé des atouts… Et les guerres peuvent changer de rythme lorsque des humains génétiquement modifiés peuvent se faire anges de la mort…

copyright delcourt

Et c’est là que ce livre me semble étrange… Parce qu’il pose des questions, certes, mais que les réponses qu’il y apporte tendent à dépasser la seule science-fiction, pour nous donner des jugements et des avis dont le moins que l’on puisse dire est qu’ils sont sujets à réflexions, à polémiques, à sombres souvenances historiques aussi…

Pour les auteurs, « créer du vivant n’est finalement qu’une simple affaire de programmation » (sic)… Pour eux aussi, seule l’ignorance est source de haine…

Tout le contenu « moral » de ce livre est extrêmement dérangeant… Bien sûr, il s’agit de fiction pure… Mais il s’agit aussi de nous parler de surhommes à créer pour sauver l’humanité… On se trouve vraiment, dans ce message-là, très proches d’une forme modernisée de l’eugénisme… De ces philosophies qui ont influencé le régime nazi, par exemple… Et je ne vois, dans tout cet album, aucune distanciation entre un discours rassurant et une réalité possible ou pensable qui n’a strictement, elle, rien pour rassurer… Que du contraire ! Puisque la dernière phrase de cet album donne des frissons dans le dos : « Ce sera un âge sublime où les humains voleront au-dessus de nos cités, de nos pays, de nos continents. Et ils profiteront de tout cela pendant une vie qui durera un millier d’années » ! « Tout cela » me remet en mémoire le vœu d’Hitler de voir perdurer le troisième Reich pendant des millénaires, si je ne m’abuse…

copyright delcourt

Donc, pour résumer, l’aspect « philosophique » de la science se faisant maîtresse de l’univers est abordé… Mais je dirais qu’il l’est de manière frontale, sans vraie mise en doute… Et cela, oui, me gène aux entournures, terriblement…

J’imagine que l’adaptation de Sylvain Runberg a respecté totalement l’approche de Liu Cixin… Et je ne peux, d’ailleurs, que saluer le travail qui est le sien pour nous offrir une histoire qui tient la route, dans laquelle il n’y a aucun temps mort, dans laquelle les personnages axiaux ont une vraie présence.

Je ne peux aussi que saluer le dessin, d’un réalisme exacerbé, avec un vrai boulot sur la couleur et la construction par séquences, avec une présence très personnelle entre manga et comics américains.

Mais je reste mitigé…

J’aurais aimé autre chose qu’une sorte de revendication sacralisée d’une science qui devrait avoir tous les pouvoirs…

Cela dit, ne boudons pas notre plaisir. J’ai aimé cet album, j’ai aimé être dérangé. Et même en se faisant le chantre de manipulations que j’estime inacceptables, cet album a la qualité de nous faire penser à ce que, demain, nous serons sans doute obligés de refuser… En nous battant, à l’inverse de la lutte du docteur Ita…

Jacques et Josiane Schraûwen

L’ère des anges (dessin : Ma Yi – scénario : Sylvain Runberg d’après Liu Cixin – éditeur : Delcourt – 77 pages)

Souviens-Toi Que Tu Vas Mourir – un western sombre et violent

Souviens-Toi Que Tu Vas Mourir – un western sombre et violent

Avec un titre qui ressemble presque à une prière, à un aphorisme, un album étonnant et tragique…

copyright glénat

Un aphorisme, oui, une vérité que l’être humain a tendance souvent à trop oublier. Et dès ce titre, on comprend qu’on va pénétrer dans une bande dessinée dans laquelle la mort sera le personnage central… Ou, en tout cas, l’axe autour duquel l’histoire racontée va s’agencer… Les héros ou anti-héros de ce récit, fortement ancré dans la grande Histoire, vont mourir, on le sait, et, malgré tout, on se prend à se passionner pour leur aventure humaine et terrible…

copyright glénat

La guerre de sécession s’est terminée… Mais restent encore bien des criminels de guerre à arrêter, à juger, à condamner, à pendre haut et court. Des deux côtés, d’ailleurs, de cet affrontement civil et militaire dont les buts n’étaient pas uniquement la fin de l’esclavage… Les gagnants, les nordistes, assiègent le repaire de William Quantrill, un tueur sudiste bien plus qu’un simple militaire. Parmi les assiégeurs, Meadows, un noir… Parmi les assiégés, Blackwood, un blanc… Entre eux deux, il y a un passé qu’on devine… Une haine… Un besoin de vengeance…

copyright glénat

Mais voilà, la vie en décide autrement, et ces deux ennemis vont être obligés, pour survivre à des prospecteurs qui les enchaînent l’un à l’autre, à des Peaux-Rouges soucieux d’une gloire que les blancs leur ont volé, à un ours gigantesque, à une nature de plus en plus hostile, qui semble vouloir reprendre le pouvoir sur le vie, pour survivre, ces deux antagonistes vont être obligés, oui, de s’aider… Et, ce faisant, de se découvrir l’un l’autre tels qu’ils sont et pas tels que la guerre les a forgés.

copyright glénat

Le thème de cette bd fait penser à l’un ou l’autre film… « Duel dans le pacifique », avec Lee Marvin, mettant en scène, sur une île, un militaire américain et un militaire japonais. Ou aussi, de manière encore plus évidente, « La Chaîne », avec Sydney Potier et Tony Curtis.

En fait, les thèmes abordés dans ce livre sont universels. J’ai souvent dit que le western est le vecteur le plus tragique pour raconter les réalités et les dérives de la vie et de la mort.

Oui, je pense vraiment que les bons westerns sont, classiquement, des tragédies : on y parle de la violence des sentiments et des gestes, on y voit se démesurer les haines et les angoisses, on y voit fleurir sur les tombes du silence les bruissements du pardon ou de l’ultime condamnation. Dans un western, comme chez Racine ou Corneille, on parle d’enfers et de paradis à taille humaine.

copyright glénat

Ce livre est donc une tragédie ! Comment pourrait-il en être autrement quand on aborde, intelligemment, le sujet du racisme et de la guerre, le tout orchestré par la mort ? Le scénariste, Dobbs, connaît son boulot, il sait raconter une histoire dont on comprend la fin, dès le début, dès le titre, et il le fait sans atténuer l’intérêt du lecteur, de bout en bout. Le dessin de Nicola Genzianella est d’un beau classicisme, avec un vrai travail sur les ombres et les lumières, sur les visages aux angles marqués par la vie, avec une approche très cinématographique de la perspective, aussi. Et la couleur de Claudia Palescandolo a une présence très forte, très puissante, mais qui parvient à ne rien estomper de la richesse graphique du dessinateur.

copyright glénat

C’est un livre très sombre, dans son sujet comme dans son dessin. Mais avec, tout à la fin, une véritable éclaircie, comme un sourire improbable qui ose pourtant se révéler : sur la tombe d’un passé révolu, deux enfants peuvent apprendre, peut-être, à découvrir le sens du mot amitié…

Jacques et Josiane Schraûwen

Souviens-toi que tu vas mourir (dessin : Nicola Genzianella – Dobbs – couleurs : Claudia Palescandolo – éditeur : Glénat – janvier 2023 – 56 pages)