Et la mort, camarde misérable, l’a emmené vers d’autres territoires que les nôtres, dans lesquels ses 51 printemps se feront éternels.
Je l’ai rencontré quelques fois… Admirant sa prestance goguenarde en kilt… Aimant ses mots, ses enthousiasmes, les brillances de ses yeux quand il répondait à mes questions.
Ce Belge est entré dans le monde du neuvième art en 2004. Et, très vite, il s’y est imposé par son talent, par ce dessin semi-réaliste qui lui a permis de se lancer dans des récits feuilletonnesques prenants, passionnés… Même dans ses scénarios les plus démesurés, les plus fous, il a toujours montré des personnages « vrais », des êtres de chair et de sang, des humains, tout simplement, perdus dans des situations et des univers qui leur permettent d’affirmer leurs différences.
Il aimait ces narrations au feu desquelles il nous plongeait dans des péripéties à la fois anciennes, très art déco, et dans des futurs imaginaires toujours tellement proches de ce qui se vit au quotidien. Il aimait aussi, énormément, avec une sorte de clin d’œil à Canardo et Black Sad, mettre en scène des animaux humanisés et, de ce fait, démesurant tout ce qui est sentiment humain…
Etienne Willem ne dessinera plus, il ne fera plus rêver, lui qui était, sans aucun doute possible, un des dessinateurs majeurs dans la puissance souriante de ses récits, dans le bonheur qu’il avait à créer, à même toutes ses pages, des mouvements qui faisaient presque penser à de l’animation palpable…
Replongez- vous dans ses livres. Il y est présent, avec sa gouaille, son talent exceptionnel, sa gentillesse et son regard lucide sur l’être humain et le monde qu’il se construit…
Vieille bruyère et bas de soie, Les ailes du singe, chez Paquet…
La fille de l’exposition universelle, les artilleuses chez Bamboo, Drakoo…
Et j’ai eu la chance et le plaisir de l’interviewer… Pour réécouter Etienne Willem, suivez ces liens, tout simplement
Le whisky n’est plus depuis longtemps l’apanage des îles britanniques ! Et ce livre nous entraîne dans la grande Histoire pour nous raconter la petite histoire de la création d’un whisky japonais, un des meilleurs du monde !
Au début du vingtième siècle, Masataka Taketsuru a un rêve… Lui qui est l’héritier d’une distillerie de saké, il veut créer un whisky exclusivement japonais. Il va devoir affronter sa famille, la quitter, il va devoir affronter les réalités économiques, la rivalité… Il va voyager pour comprendre comment on fait le whisky, en Ecosse, il va tomber amoureux…
Il va comprendre que l’important n’est pas dans la mécanique de fabrication, mais dans l’âme de cet alcool qu’on dit divin… Il va devoir, oui, combattre les a priori et les nationalismes des Britanniques.
Les Ecossais ont l’habitude de dire que le Whisky a été inventé par les Irlandais, mais ce que ce sont eux, les Ecossais, qui l’ont rendu buvable… Et c’est dans l’univers de cet alcool aux possibilités de saveur infinies, que le Whisky japonais Nikka a réussi à entrer dans la cour des grands, à devenir, même, un des meilleurs whiskys du monde… Et pour ce faire, Masataka Taketsuru a dû découvrir que les échecs sont eux aussi partie prenante de la réussite…
On pourrait se dire qu’un tel livre ne peut qu’être destiné aux amateurs de whisky, aux spécialistes, de façon plus didactique que passionnante… Mais ce n’est heureusement absolument pas le cas… Les deux scénaristes, Fabien Rodhain et Alcante, ne se sont attachés que très peu à toute la technique, à toute la technologie de la fabrication du whisky.
L’intérêt de ce livre, c’est d’abord de nous balader dans la grande Histoire, en arrière-plan, celle de la guerre 40-45, par exemple, ponctuée par l’horreur d’Hiroshima… On survole ainsi pratiquement tout un siècle d’Histoire, mais en petite touches, avec une sorte de pudeur tranquille… Fabien Rodhain est ce qu’on peut appeler un auteur écologiquement engagé. Mais ici, il oublie ce côté militant de sa personnalité pour nous raconter, simplement, une aventure humaine, celle d’un rêve qui finit par prendre vie envers et contre tout…
Une des constantes dans l’œuvre multiforme de Fabien Rodhain est la présence féminine… Parfois comme un moteur, parfois comme une touche d’humanité, parfois comme une observatrice. Ici, toute la réussite d’un homme ne se révèle possible que grâce à plusieurs femmes. L’épouse, la mère, la sœur, entre autres. Ce sont elles qui, finalement, offrent au rêve du créateur du Nikka la chance de devenir réalité…
On aurait pu avoir peur, face à ce sujet véritablement japonais, d’avoir un dessin proche, graphiquement et narrativement, des mangas… Mais ce n’est pas le cas ! Poétiquement réaliste, le dessin d’Alicia Grande reste pudique, tendre même, et toujours souriant.
Plein de mouvement, aussi, et de sens aigu de l’approche des regards des personnages… Un dessin que la couleur rythme et anime avec une immense intelligence.
Jacques et Josiane Schraûwen
Whisky San (dessin : Alicia Grande – scénario : Fabien Rodhain et Alcante – couleur : Tanja Wenisch – éditeur : Grandangle – mars 20224 – 136 pages)
Un livre qui nous parle de l’âge, de la mémoire, des aléas de l’existence, de la différence… Un livre à ne pas rater par tous les amateurs de « grande » bande dessinée !
Ce livre nous raconte l’histoire d’une rencontre. Une rencontre amoureuse au sens le plus large du terme. Entre Léon, d’abord, un jeune homme que tout le monde trouve différent, pas malin, qu’on aurait sans doute appelé, en d’autres temps, « simplet »… Et Rose, ensuite, une femme âgée au passé sans sagesse.
Deux âges, deux êtres humains oubliés par le temps qui passe… Et c’est le hasard qui les réunit.
Le récit est simple.
Dans sa famille, Léon est rejeté. Ses parents n’ont à son encontre qu’une forme de mépris. Rien ne l’intéresse qui les intéresse, eux ! Et certainement pas la nature, ce seul endroit où Léon se sent bien…
Les parents déménagent, pour le pseudo-bonheur d’une grande sœur « intelligente », elle, prête à des études qui lui « rapporteront » !
Et Léon, ne pouvant bien entendu les suivre sans les déranger, se voit poussé à aller vivre chez sa grand-mère, le seul membre de sa famille qui l’aime pour ce qu’il est.
Et puis, la vie étant ce qu’elle est, la mort agrippe dans son inconstante méchanceté la grand-mère. Celle-ci a eu le temps, cependant, de se lier d’amitié avec Rose, une voisine, ancienne chanteuse de cabaret, à la vie pleine de fêlures.
Et c’est Rose qui, attirée par ce jeune homme délaissé par la vie, va l’accueillir chez elle, le recueillir. Jusqu’à ce que la mort, encore elle, les sépare.
Vous voyez, « l’anecdote » de ce livre est simple. Mais toute cette simplicité se nourrit d’une narration qui dépasse, et de loin, l’attendu.
Il y a tout ce qui se rattache au passé de Rose, et qui se révèle au fur et à mesure que cette femme accepte son âge, et aussi sa mémoire, et donc ce qu’elle fut.
Il y a, pour elle, et grâce à la grand-mère de Léon, la découverte de la lecture. Et, à partir de cette découverte, cette bande dessinée devient très littéraire, avec l’ombre bienveillante d’Hemingway. Avec également une écriture, de la part de l’auteure Nadine Van der Straeten, qui se fait poétique, avec des phrases qui pourraient être des débuts de poèmes. A titre d’exemples, voici quelques « citations » qui m’ont profondément séduit…
« dans l’attente d’un je t’aime… »
« l’âge n’est qu’un son blanc »
« c’est l’enfance qui ment »
« faire ce qu’on peut avec ses propres blessures »
« l’inconnu ne peut pas être pire que le connu »
« nul ne devrait imposer à qui que ce soit d’être ce qu’il n’est pas »
Il y a puissance d’observation proche de Brel de la bourgeoisie de province (et d’ailleurs), avec ses ragots, ses jugements péremptoires, ses mensonges éhontés.
Il y a tout un chemin qui nous est montré et qui nous dévoile la beauté de vieillir, toutes les beautés de vieillir et d’aller au-delà de la solitude.
Il y a la mémoire, la souvenance, et cette question lancinante que, lecteur, on ne peut que se poser en même temps que Léon et Rose : existe-t-on sans être capable de se souvenir ?
Et tout cela nous est raconté en mots, évidemment, mais aussi et surtout avec un dessin qui, dans la lignée de Forget, de Follet, voire de Joubert, nous fait dépasser toutes les apparences pour nous faire ressentir, en même temps que les personnages, des sensations, des émotions, des colères, des larmes, tout ce qui nous appartient intimement.
Je parlais d’Hemingway. Mais au niveau de l’ambiance générale, qu’accentue avec une belle originalité le travail de la couleur, on retrouve aussi un monde que n’aurait pas renié André Dhôtel. Et, littérairement parlant, quel plaisir que de lire une bd déclinée en chapitres, tous introduits par des mots chantants.
Oui, il faut aussi parler de la musique ce cet album. Celle de Billie Holliday, celle d’un jazz tout en harmonies lentes mais profondément émouvantes…
La vie, la mort, l’amour, l’amitié, les âges qui se mélangent, les codes qu’on peut, qu’on doit détruire, l’absence, les horreurs tranquilles du quotidien, les arcs-en-ciel de la rencontre, c’est tout cela que Nadine Van der Straeten nous offre, véritablement, dans son livre.
Un livre dans lequel est illustrée avec un immense talent cette phrase : on se reconnaît, on s’aime…
Un livre d’une intelligence exceptionnelle, à ne surtout pas rater !
Jacques et Josiane Schraûwen
When you’ smiling (auteure : Nadine Van der Straeten – éditeur : Tarta Mudo – 2023 – 160 pages)
Commandez ce livre chez votre libraire, et/ou allez découvrir le site de cet éditeur passionné et, donc, passionnant ! www.tartamudo.com.