Wilderness

Wilderness

La violence, la fuite, la vie, la mort…

Au-delà du western, voici un livre qui parle de mémoire, de bonheur, de vieillesse… De parcours humain, tout simplement !

Wilderness © Soleil

Abel est un ancien soldat sudiste. Il vit en solitaire, loin de tout, loin de tous, aussi, surtout.

Il y a la montagne, il y a l’océan, il y a la forêt, ses arbres à l’apparente éternité. Ce sont ses possessions, ce sont ses horizons.

Il y a son chien, également. Seule compagnie d’une existence qui, doucement, se glisse dans les chemins qui mènent à d’indicibles néants.

Il y a aussi ses souvenances, et cette impression de plus en plus puissante de voir sa mémoire s’effilocher. De voir disparaître peu à peu, dans le flou de ses mille passés, les visages et les paysages qui, pourtant, ont appartenu à ses rares bonheurs.

Wilderness © Soleil

Et Abel, un beau jour, se lève, abandonne sa cabane, appelle son chien, et s’en va, à travers le sauvage de cette nature qui est son domaine, à la recherche, simplement, de ce qu’il fut, à la poursuite, aussi, d’une rédemption.

On pourrait parler de « road-bd ». On devrait aussi insister sur tout le côté codifié du western. Deux réalités littéraires qui s’entremêlent sans difficulté dans ce récit qui, d’abord et avant tout, est celui d’un homme, un être humain à la dérive, un vivant qui se sait proche de la mort.

Adapté d’un roman de Lance Weller, cet album de bande dessinée a choisi de se construire autour de onze chapitres. Et dans chacun de ces chapitres, qui accompagnent à la fois la marche vers l’ailleurs du personnage central et les souvenirs qui sont siens, les époques se mélangent, comme se mélangent, chez tout un chacun, les images qui, au hasard de l’existence, lui reviennent de ce qu’il a connu.

Wilderness © Soleil

Il y a donc un jeu subtil qui se crée avec le lecteur, qui pénètre dans une sorte de puzzle dont il ne connaît pas l’image complète. Ozanam, le scénariste, parvient ainsi non seulement à recréer l’histoire d’Abel par bribes et morceaux mais aussi à faire du lecteur un protagoniste actif, puisqu’il doit dépasser le seul fil narratif pour appréhender véritablement le drame qui nous est raconté.

Un drame, oui… Parce qu’Abel a probablement été un beau dégueulasse… Parce que la part du diable, pour lui et pour tant d’autres, se trouve sur le champ de bataille, sur tous les champs de bataille…

Wilderness © Soleil

Ce livre, c’est un livre, aussi, sur le poids et la richesse du silence. Abel le dit, à un certain moment dans le livre : pour parler de la guerre, « j’ai pas les mots. Je sais même pas s’ils existent, ces mots ».

Et c’est là, par la présence constante, même en fond de narration, de la guerre que se situe le vrai drame d’Abel. Même si c’est pour se souvenir d’amour qu’il prend la route, il sait, profondément, qu’il va devoir exorciser des démons qu’il a obligés à être silencieux depuis tant d’années.

Et la violence d’hier renaît ainsi des nouvelles violences auxquelles il est confronté. Et les amitiés neuves qui naissent au long de son périple lui en rappellent d’autres, irrémédiablement disparues.

Ce livre dépasse l’anecdote, et c’est ce qui en fait toute la richesse, toute l’originalité.

Le scénario, éclaté mais foncièrement lisible même sans aucune linéarité dans la chronologie des faits, ce scénario est une belle réussite, indubitablement.

Et puis, il y a le dessin et la couleur de Bandini ! Un dessin vif capable de se perdre dans des paysages somptueux ou dans des lieux à peine esquissés, capable de nous montrer, rien que par le mouvement, des personnages et capable aussi de s’approcher au plus près d’un visage et de toutes ses expressions. Et dans chaque planche, dans chaque dessin, il y a une osmose absolument remarquable entre le dessin et sa colorisation. Du gris au rouge sombre, la palette de Bandini n’a rien de gratuit, à aucun moment, et ce livre est ainsi un enchantement pour le regard !

Wilderness © Soleil

Le western a toujours été une inspiration puissante, en littérature, au cinéma et en bande dessinée, réussissant d’époque en époque à dépasser les modes pour renaître sans cesse de ses cendres. La raison en est simple, je pense : le western et ses codes, de sentiments et de violences exacerbés, sont proches, infiniment, des symboles chers à la tragédie. Et chaque existence humaine, qu’on le veuille ou non, est une tragédie…

« Wilderness » assume pleinement ce rôle. En nous racontant une histoire bien précise, en nous la montrant au travers d’un graphisme beau et efficace, il universalise, sans en avoir l’air, son propos et devient en quelque sorte le miroir de nos propres interrogations sur nos passés, nos ailleurs, nos néants.

Jacques Schraûwen

Wilderness (dessin : Bandini – Scénario : Ozanam – éditeur : Soleil – 152 pages – 26 août 2020

Wild West : 1. Calamity Jane

Wild West : 1. Calamity Jane

Les temps semblent venus d’un retour en force du style western dans la bande dessinée. Il est vrai que les aventures vécues dans l’Ouest américain usent des mêmes codes, bien souvent, que la tragédie grecque ! Et, dès lors, c’est à l’âme humaine que de tels récits, souvent, parlent.

Wild West 1 © Dupuis

Calamity Jane… Une des icônes de l’Histoire de l’Ouest américain, sans aucun doute, la seule femme, pratiquement qui, faisant jeu égal avec les hommes, a réussi à imposer son nom jusqu’à aujourd’hui. C’est un personnage symbolique d’une époque, c’est aussi un personnage symbolique d’une certaine lutte de la femme pour qu’elle prenne sa place dans un monde d’hommes, de mâles.

Certes, ce western n’est pas uniquement axé autour d’elle. On pourrait même croire, dans les premières pages, que c’est une autre des gloires du western qui est l’axe central du récit : Wild Bill Hickok. Et l’histoire de « Wild West » est celle, en fait, de la rencontre entre ce chasseur de primes et une jeune fille de 16 ans, orpheline, et poussée à la prostitution, dans une petite ville où vient s’installer le chemin de fer. Martha Cannary est une adolescente, dans un monde de violence, de haine, d’ambition, de pouvoir, de trahison. Et c’est avec cet homme rude qu’elle va apprendre à devenir Calamity Jane, à comprendre le pouvoir des armes, à cultiver une volonté inébranlable et vengeresse.

Cela dit, on a de Calamity Jane quelques photos qui, reconnaissons-le, ne ressemblent pas du tout à l’image qu’en donnent les auteurs, dans cet album. Mais c’est bien elle qu’ils nous montrent, à l’aube d’une existence qui ne peut que la vieillir, physiquement et moralement !

Wild West 1 © Dupuis
Thierry Gloris : Calamity Jane
Thierry Gloris et Jacques Lamontagne : Calamity Jane

Je le disais en préambule, le western est à la mode. Avec l’excellent « Jusqu’au dernier » et le tristounet « Blueberry ». Je le disais aussi, il s’agit d’un genre littéraire, artistique, qui permet bien des digressions, à condition, toutefois, de respecter ce qu’on appelle la grande Histoire. Et Thierry Gloris, scénariste par ailleurs des détectives de l’étrange, des reines de sang, d’une génération française (entre autres), sait jouer avec cette Histoire. Il l’utilise ici comme toile de fond, comme révélateur d’un monde en mutation qui a donné vie aux Etats-Unis d’aujourd’hui et à leurs « mythologies » toujours un peu guerrières !

Wild West 1 © Dupuis
Thierry Gloris : les bases historiques

Des mythologies, donc, que Thierry Gloris utilise en faisant référence, surtout, au cinéma, plus qu’aux livres d’histoire, c’est évident. De Ford à Arthur Penn, en passant, un peu, par Sergio Leone, les clins d’œil de son scénario sont nombreux, lancés à un genre cinématographique qui a offert au septième art bien des chefs d’œuvre.

Et on peut d’ailleurs dire qu’en cela il a été suivi par l’art de la composition du dessinateur québécois Jacques Lamontagne. Entre la première et la dernière planche, qui nous montrent la nature, c’est en metteur en scène presque intimiste qu’il agit. Et pour donner vie à ses personnages, il opère en changeant légèrement le bon ordre des perspectives, en déformant légèrement les proportions, de manière à dramatiser la narration graphique, mais, aussi, à lui donner du rythme.

Wild West 1 © Dupuis
Thierry Gloris : les références cinématographiques
Jacques Lamontagne : la composition

Le scénario de Thierry Gloris parvient à la fois à ne rien gommer des plaisirs traditionnels du western, avec duels, morts, méchants plus vrais que nature. Avec aussi des liens, esquissés ou assumés, avec le monde d’aujourd’hui et ses dérives qui ressemblent à celles de l’Ouest Sauvage. Avec un sens du dialogue qu’il faut absolument souligner. On entend les protagonistes parler, et chacun a un ton différent !

Le dessin de Jacques Lamontagne, lui, d’un réalisme puissant, travaille sur deux axes bien précis, me semble-t-il, deux axes qui, sans cesse confondus, donnent une vraie profondeur à son découpage.

D’une part, il y a la couleur, presque crépusculaire… A l’image du destin de cette gamine qui va devenir, très vite, Calamity Jane.

D’autre part, là où, pour exprimer un sentiment, une impression, une sensation, une réaction, la plupart des dessinateurs jouent (ou essaient de jouer…) sur le regard et ses intensités, Lamontagne a fait le choix de peaufiner les visaes de tous ses personnages. Il y a des trognes, des vraies, parfois proches de la caricature, il y a des rides, des sourcils qui se soulèvent à peine, des lèvres qui s’étirent sur des sourires qui n’apparaissent jamais…

Wild West 1 © Dupuis
Jacques Lamontagne : les visages
Jacques Lamontagne : la couleur

Ce livre est passionnant, il se lit d’une traite, en s’arrêtant parfois sur certaine pages, sur certaines cases, pour en savourer toute l’intensité, toute la prouesse technique aussi.

Genèse d’une (anti-) héroïne, ce premier volume ne donne qu’un regret : celui d’attendre quelques mois avant d’en découvrir la suite, avant de voir comment Calamity et Hickok vont continuer leurs chemins !

Jacques Schaûwen

Wild West : 1. Calamity Jane (dessin : Jacques Lamontagne – scénario : Thierry Gloris – éditeur : Dupuis – 56 pages – date de parution : janvier 2020)

Thierry Gloris et Jacques Lamontagne © J.J. Procureur
François Walthéry – Une Vie en Dessins

François Walthéry – Une Vie en Dessins

Ni art-book ni monographie, voici un livre qui se promène dans les œuvres originales d’un des  » grands  » de la bande dessinée pour tous les publics ! Un artiste qui est aussi un artisan souriant… Et qui n’a jamais la langue de bois !


Une vie en dessins – © Champaka/Dupuis

Après plus de cinquante ans de carrière, François Walthéry est un des grands témoins de ce qu’on peut appeler l’âge d’or de la bande dessinée belgo-française. C’est dans les années 60 qu’il a fait ses premières armes, en travaillant pour Peyo, l’immortel créateur de Johan et Pirlouit et des Schtroumpfs.

Et aujourd’hui, c’est un très beau livre qui lui est consacré. Qui, plutôt, est consacré à ses dessins, à ses planches, à ses crayonnés. Un livre qui plonge, profondément, dans l’univers qui est le sien, un monde de création, un paysage intime, en quelque sorte, dans lequel s’épanouit un artiste complet.

Ce livre,  » une vie en dessins « , se veut en effet, à partir d’un enfouissement dans une somme iconographique imposante et particulièrement parlante, la description vivante de ce qu’on peut appeler un processus créatif.

Pour François Walthéry, d’ailleurs, vivre et créer sont indissociables depuis toujours !

Eric Verhoest: ce livre
Eric Verhoest: le processus de création
François Walthéry: vivre et créer

François Walthéry et Eric Verhoest © JJ Procureur

Résumer l’œuvre de François Walthéry est chose impossible, tant cet auteur s’est amusé (le mot est bien choisi !) à balader son talent dans bien des directions !

Bien sûr, il y a d’abord et avant tout Natacha, cette hôtesse de l’air qui fut peut-être bien la première des héroïnes sexy à trouver sa place dans un magazine pour la jeunesse ! Sexy, mais féministe en même temps, puisqu’elle est incontestablement la meneuse dans le duo qu’elle forme avec le steward Walter !

Mais avant cela, il y a eu Jacky et Célestin, Benoît Brisefer, Le Vieux Bleu, Rubine, Une femme dans la peau, Le P’tit bout d’chique, et quelques autres albums inspirés par son appartenance souriante à la culture wallonne.

Malgré une réputation de  » lenteur « , distillée sans doute en grande partie par Delporte auprès des lecteurs du journal de Spirou, François Walthéry semble, tout au contraire, ne jamais s’être arrêté de dessiner.

Et même si l’Aventure, avec un A majuscule, est un des moteurs les plus puissants de toutes les inspirations de Walthéry, il n’a pratiquement jamais refusé de « rendre service », et le nombre de ses illustrations, pour des amis, des associations, des chanteurs, entre autres, remplirait nombre d’albums aussi épais que celui-ci !…


François Walthéry: les illustrations

François Walthéry: l’Aventure

François Walthéry; Sophie Dumont, Jacques Schraûwen – © JJ Procureur

Ce qui caractérise également François Walthéry, c’est son humour… Il serait bruxellois, on parlerait de  » zwanze « … Mais il est wallon… Et il parle de cette spécificité avec, toujours, un large sourire au coin des lèvres comme au profond des mots.

Il est aussi et surtout un Wallon qui se souvient et se souviendra toujours de l’enfant qu’il a été. Un enfant qui n’a jamais participé à un jamboree mais qui a bien été scout. Avec un totem qui lui a été donné pour des raisons, elles aussi, souriantes !


François Walthéry: le vouvoiement

François Walthéry: le scoutisme

Une vie en dessins – © Champaka/Dupuis

François Walthéry a de la mémoire, et il le prouve dans ce livre, au gré de ses nombreux commentaires. Une mémoire qui remet en lumière quelques-uns des maîtres absolus de la bande dessinée, de Jijé à Tillieux, en passant par Franquin et Sirius. C’est qu’il les a côtoyés, tous, et qu’il a appris avec eux le sens des mots  » solidarité  » et  » amitié « . Et, également, « talent »…


François Walthéry: les « grands »

François Walthéry: Sirius

une vie en dessins – © Champaka/Dupuis

On a l’habitude, depuis quelques années, à voir fleurir sur les étals des libraires des monographies ou des art-books consacré à des auteurs de bande dessinée.

Mais Eric Verhoest, éditeur de cette  » vie en dessins « , fait le choix, pour Walthéry comme pour ceux qui vont le suivre dans cette collection, de privilégier le travail au jour le jour, de mettre en évidence les errances du dessin avant qu’il ne se fasse définitif. De définir, donc, un auteur, au travers, d’abord et avant tout, de sa création !


Eric Verhoest: cette nouvelle collection
une vie en dessins
une vie en dessins – © JJ Procureur

François Walthéry n’est pas du genre à se reposer sur ses lauriers, même si ces lauriers prennent l’apparence, comme ici, d’un superbe livre qui lui est consacré et dans lequel, de page en page, il se révèle tel qu’il est au quotidien de son travail, de sa passion. Je vous invite donc à découvrir l’album de Natacha, d’après Sirus, sorti de presse il y a peu.

Et vous l’aurez compris, je trouve que cet album-ci, somme imposante de dessins imposants, se doit d’avoir sa place dans la bibliothèque de tous les amoureux du neuvième art, ceux qui savent que les richesse de la bd contemporaine doivent tout à ce que des gens comme Walthéry ont ouvert comme portes il y a cinquante ans…

Jacques Schraûwen

François Walthéry – Une Vie en Dessins (éditeur : Champaka/Dupuis)