Tuez La Grande Zohra – chronique express

Tuez La Grande Zohra – chronique express

Le terrorisme n’est pas chose nouvelle dans nos pays dits démocratiques… Voici un livre qui nous remet en mémoire une époque récente, trouble et troublée, de la France.

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La grande Zohra, c’était le surnom que l’OAS, Organisation de l’Armée Secrète, avait donné à De Gaulle, personnage à abattre, personnage ayant échappé à quelques attentats… Et cette bd nous balade entre 1962 et 1980. Les années 60 et la guerre d’Algérie, d’une part, les années 80 d’autre part, avec la découverte d’un cadavre dans une péniche, un cadavre ayant un rapport étroit avec l’OAS des sixties. Cette bd s’amuse, ainsi, à mélanger les époques, en conservant le fil conducteur de quelques personnages essentiels : une victime des agissements de l’OAS, un tortionnaire borgne de cette même organisation, et une femme activiste… Des personnages en partie fictifs, en partie recréés à partir de héros et de anti-héros réels.

Le texte de Yann, en un mélange d’époques, de lieux, en un aller-retour incessant ente ce qui fut et ce qui est, est d’une efficacité évidente. Yann, dans ses scénarios, quels qu’ils soient, s’est toujours approché du plus prêt de ses personnages, et c’est encore le cas ici. En outre, il s’est amusé, il n’y a pas d’autre mot, à faire se promener dans son intrigue des emprunts à la réalité : Brigitte Bardot, entre autres, et même des êtres de papier comme Gil Jourdan… Et le dessin semi-réaliste de Philippou a la puissance d’un film plein, à la fois, d’action et de sentiment… Le tout magnifié par une mise en couleur parfaitement réussie ! Un récit diptyque impeccable, comme Yann parvient à toujours à en créer avec talent!

Jacques et Josiane Schraûwen

Tuez La Grande Zohra (dessin : Philippou – scénario : Yann – couleurs : Alquier – éditeur : Paquet)

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Un baba au rhum – entre mémoire et présent, un portrait de femme au rythme de la souvenance

Il ne s’agit pas ici de bande dessinée, mais d’un livre écrit par une femme russe, une graveuse, ayant quitté, il y a des années, son pays natal.

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Et elle nous livre des parts éparses de sa mémoire, illustrées par certaines de ses gravures… Dans « Un baba au rhum », Ludmila Krasnova nous parle d’elle, au travers de souvenirs qui lui viennent au bout des doigts sans chronologie, au seul rythme d’une souvenance presque poétique. La Belgique est, désormais, son pays, mais à aucun moment elle n’efface son passé, et ses présents sont ainsi dévoilés, par petites touches d’une poésie évidente, au travers du prisme du souvenir. Au-delà de l’exil volontaire, c’est de la vérité de l’existence qu’elle nous parle.

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Ludmila Krasnova nous parle de ses origines russes, de son exil, de son existence en « Occident », de sa nécessité à transmettre à ses enfants la culture qui forme l’écheveau de ses racines, elle nous parle de sa langue…Elle parle aussi de l’actualité, de la guerre avec l’Ukraine. C’est là un sujet essentiel pour elle, un sujet qu’elle aborde en retranscrivant une conversation qu’elle a eue, par internet, avec son frère, resté en Russie… Une conversation qui lui fait mal… Qui révèle que les idéologies, dans une même famille, dans une fratrie, peuvent s’affronter, se perdre dans les méandres de la haine la plus incompréhensible. D’un côté il y a un homme russe qui se veut défenseur d’une sainte patrie, de l’autre côté, une artiste belgo-russe que la violence et les pouvoirs des armes dégoûtent profondément… Ce passage dans son livre, après tous ses souvenirs d’enfance, forme comme un point d’orgue qui la révèle, sans doute, encore plus, encore mieux, avec une humanité que j’ose appeler resplendissante…

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Pour mieux encore entrer dans son monde, je vous propose, tout simplement, d’écouter Ludmila Krasnova dans une interview à la fois sérieuse et souriante…

Ludmila Krasnova

Jacques et Josiane Schraûwen

Un baba au rhum, un livre de Ludmila Krasnova, paru à Bruxelles aux éditions CFC.

Sa Majesté Des Mouches – un inoubliable roman, une bd superbe !

Sa Majesté Des Mouches – un inoubliable roman, une bd superbe !

Je l’ai déjà dit, je le répète… Je donne tous les scénarios de Van Hamme, tous les livres de Sfar pour un seul album dessiné par Aimée De Jongh ! Cette jeune autrice a bien plus que du talent : elle a une personnalité graphique et scénaristique exceptionnelle ! Et si je vous parle aujourd’hui d’un livre paru il y a quelques mois déjà, c’est pour que l’existence de cet album ne se limite pas dans le temps, et qu’il trouve sa place dans toutes les bibliothèques qui vous entourent !

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Aimée De Jongh, à chacun de ses livres, parvient, chose exceptionnelle en effet, à se fondre dans des univers qu’elle habite pleinement, qu’elle magnifie, même, avec une sorte d’évidence que très peu d’auteurs possèdent, dans la littérature, le cinéma, la bande dessinée… Comment ne pas applaudir à ce livre, scénarisé par Zidrou, qui s’appelait « L’obsolescence programmée de nos sentiments » ? Comment ne pas trouver extraordinaires tous nos quotidiens et nos rencontres possibles en lisant « Taxi » ?… Comment ne pas applaudir aux prouesses graphiques de « Jours de sable » ?… Trois chefs d’œuvre, d’ores et déjà, dans la carrière de cette dessinatrice qui, du haut de ses 36 ans, renouvelle à chaque livre la puissance évocatrice du neuvième art !

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Elle a donc choisi cette fois d’adapter un roman qui appartient à ce que la littérature a de meilleur : l’intelligence, la réflexion, le regard, la tendresse, la folie, l’être humain, tout simplement. William Golding a eu le prix Nobel de littérature en 1983. Il est surtout l’auteur d’un livre-culte, « Sa majesté des mouches », paru en 1954. Un livre qui, sans aucun doute, et loin de toutes les récompenses et les mises en évidence qui ont été et sont siennes, parle, encore et toujours, à chaque lecteur, avec une puissance folle, dans un cadre d’aventure…

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Et Aimée De Jongh, dont le dessin se nourrit à la fois de la bande dessinée belgo-française et du manga, a réussi à transformer ce roman inoublié en un album de bande dessinée tout aussi inoubliable. Un album bd, oui, qui n’a nul besoin de l’alibi « culturel » que le terme « roman graphique » désigne avec prétention, pour être une œuvre du neuvième art, dans ce qu’il peut avoir à la fois de filiation et d’originalité…

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Le récit de cette histoire imaginée par Golding se dévoile d’abord comme étant celui d’une aventure. Un crash d’avion… Une île déserte… Les seuls survivants, une bande de gamins dont les âges oscillent entre l’enfance et l’adolescence… Cela ressemblerait presque à du Robinson Crusoé plein de bons sentiments, s’il n’y avait pas le regard de Golding… Devant vivre sans adultes, ces garçons vont croire au paradis… Ils vont surtout, pour survivre, s’organiser et, pour ce faire, utiliser les normes que, par l’éducation, on leur a transmises… Et, à partir de cette nécessité que ces mômes ressentent, c’est à une approche de la politique au sens le plus désespérant du terme que ce livre s’attache.

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A ce niveau de ma réflexion, me revient en mémoire un autre (superbe) album de bande dessinée qui, à sa manière, s’inspirait ou, en tout cas, rendait hommage à l’œuvre de Golding : « Au royaume d’Astap », de l’immense (et trop oublié) Christian Godard…

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Mais revenons-en à Aimée De Jongh. Pour adapter le texte de William Golding, elle en garde, déjà, la progression… Le côté « aventure », qui rappelle aux lecteurs leurs enfances et les rêves qu’il y ont construits, le côté presque « scout » d’un récit d’initiation à l’âge adulte… Mais là où les romans « Signe de piste », par exemple, débouchaient sur des valeurs de partage, de solidarité, d’humanisme, avec Goldwin et De Jongh, il en va tout autrement. Parce que ces enfants deviennent adultes, trop vite… Parce que le pouvoir devient un but pour quelques-uns, et que le choix, très rapidement, doit être fait entre une forme de partage, oui, et une forme de violence presque gratuite… C’est un livre qui, finalement, nous parle de ceux à qui on a volé leur enfance!

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Ce qui fait, de prime abord, la réussite totale de cette bd, c’est que son autrice, Aimée De Jongh, épure le texte originel, sans rien dénaturer de sa puissance… C’est-à-dire que, par exemple, son dessin, tout en finesse, tout en tendresse, oui, rend avec justesse les descriptions de l’œuvre de Goldwin… Des pleines pages, des couleurs qu’on a envie de caresser, des paysages enchanteurs, des visages d’enfants tout simplement expressifs, un découpage dans lequel les mots disparaissent souvent pour laisser à l’image toute sa force, toute sa présence, et toute la possibilité qu’elle peut avoir d’exprimer les sentiments et les sensations des personnages. Ce livre, c’est un livre dur dans son propos… Une histoire qui se fait métaphore d’un monde adulte dans lequel la guerre est le moyen le plus immédiat pour acquérir un pouvoir, quel qu’il soit… Ce livre, dessiné par Aimée De Jongh, est sans aucun doute tout aussi désespérant… Mais avec une évidente légèreté, aussi… En se plongeant dans une forme d’analyse de toute société humaine, autour d’une forme de fable que Kipling avait explorée aussi avec son « Livre de la Jungle », en se plongeant, et en nous laissant la suivre, dans ce monde qui est encore le nôtre, de haine, de violence gratuite, de regards qui ne veulent pas se croiser, de mots qui prennent la place des idées, en allant à la fois au plus profond du livre dont elle s’inspire et au plus profond d’elle-même, Aimée De Jongh réussit à nous parler de désespoir avec une forme de gentillesse, de légèreté extraordinaire… Aimée De Jong, oui, là où Goldwin fait peur, laisse la place, par la grâce d’un dessin sans failles, à la poésie, aux possibles du rêve… Il n’y a cependant rien d’utopique chez elle comme chez Goldwin, et dans le roman comme dans la bd, les toutes dernières pages s’ouvrent résolument sur un monde adulte encore plus innommable que la société que ses enfants perdus ont créée…

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Oui, mille fois oui, Aimée De Jongh est une autrice que tout le monde devrait lire, relire, relire encore, faire lire… Tous ses ouvrages sont peuplés de personnages qui nous sont comme des miroirs… Et elle fait de ce livre-ci un des livres les lus fabuleux de l’année 2024…

Jacques et Josiane Schraûwen

Sa Majesté Des Mouches (autrice : Aimée De Jongh d’après William Golding – éditeur : Dargaud – 352 pages – septembre 2024)

Et si  vous voulez en savoir plus sur ses livres, et l’écouter à mon micro également, voici quelques liens…

Soixante printemps en hiver

Taxi

L’obsolescence programmée de nos sentiments

Jours de sable