Morts par la France : l’histoire de soldats oubliés parce qu’ils étaient noirs…

Nicolas Otero au dessin, Patrice Perna au scénario : deux auteurs à écouter dans cette chronique, un livre, surtout, qui mêle avec intelligence le racisme d’hier et le silence d’aujourd’hui.

Morts par la France©Les ArènesBD

 

Ce sont les pas d’une historienne, Armelle Mabon, que nous suivons dans ce livre, une historienne qui, pendant des années, et dès la rédaction de sa thèse, a voulu découvrir la vérité sur la mort de soldats sénégalais juste après la guerre de 40/45. Des soldats qui se sont battus POUR la France, qui ont été emprisonnés POUR la France aussi, et qui, finalement, ont été assassinés PAR la France !
Armelle est un des personnages centraux de ce livre qui, par bien des aspects, ressemble en même temps à un livre d’Histoire et à un carnet de voyage.
Tout simplement par la magie du dessin de Nicolas Otero qui, en compagnie du scénariste Patrice Perna, est parti au Sénégal, a suivi, comme nous, les lecteurs, le périple d’Armelle et de ces soldats oubliés -reniés !- par l’Histoire majuscule d’une France souvent indigne des idéaux qui fleurissent aux frontons de ses mairies…
Le dessin d’Otero, ainsi, nous montre des univers, des lieux, très différents les uns des autres, en leur donnant à chaque fois un cachet très personnel, très différencié. La Bretagne et les villes française n’ont, bien évidemment, pas le même aspect, la même réalité que le quotidien du Sénégal, et son dessin le montre, sa mise en scène aussi… Et, surtout peut-être, les gammes chromatiques utilisées par la coloriste. Selon les heures, selon les endroits, elle utilise d’autres constantes de couleurs qui, dès lors, proches parfois d’un certain monochromatisme, participent pleinement à l’ambiance du récit, à sa construction et à son découpage.

 

Morts par la France©Les ArènesBD

 

Nicolas Otero: la couleur

 

Nicolas Otero: mise en scène

 

Patrice Perna: le silence

 

Des soldats africains, pendant cette guerre qu’on continue à appeler la dernière, alors que, depuis, la guerre n’a jamais arrêté d’exister aux quatre horizons de la planète, des soldats africains, donc, prisonniers sur le sol français, humiliés et torturés par l’occupant allemand autant que par certains bons Français, sont morts, ensuite, sur leur propre sol, après la victoire, assassinés froidement, pour des raisons d’argent entre autres, pour des raisons de racisme, aussi, assassinés à la mitrailleuse par d’autres soldats français, blancs eux. Voilà tout le contenu de ce livre. Une trame dramatique qui, malgré quelques libertés imaginatives avec le réel, respecte totalement les recherches de l’historienne à la base de cet album.
Et moi qui avais beaucoup aimé un des livres précédents de Nicolas Otero, « Confessions d’un enragé », j’ai été surpris, mais de manière positive, par le soin qu’il a mis à changer de façon de dessiner pour s’approcher au plus près de ce qu’il raconte, de ce qu’il met en scène. La violence, puisqu’elle fut vécue par ces militaires qu’il nous montre, est certes présente. Elle est sanglante, mais elle reste, puissamment, pudique. Cette violence n’en prend que plus de poids, plus de présence ! Elle est au creux des mots de Perna, elle se transforme en fureur silencieuse au fil des traits de Otero, mais elle n’empêche à aucun moment à l’humain d’être au centre de gravité de tout le récit !

Morts par la France©Les ArènesBD

Nicolas Otero et Patrice Perna: la violence

 

Nicolas Otero: adaptation

 

Patrice Perna est de ces scénaristes qui ont besoin de se coltiner avec la réalité, telle qu’elle est et pas uniquement telle qu’on peut la rêver. Il est aussi de ces scénaristes qui refusent absolument tout manichéisme pour nous donner, au plus près de l’humain toujours, des portraits sans pré- ni post-jugés ! On peut, sans se tromper, dire de lui qu’il est un scénariste « engagé », dont le cœur penche à gauche, certes, mais dont l’esprit reste avant tout humaniste, au sens le plus large du terme, sans chercher à être moralisateur… Il serait plutôt, comme le disait Ferrat, a-moralisateur !
Cela dit, ici, il se différencie quelque peu de ses constructions précédentes, puisque, pour approcher de ses personnages, il fait le choix d’un portrait de groupe… D’un portrait de paysage, d’ambiance, de lieux pluriels… De moments pluriels, aussi, précis dans l’histoire du vingtième siècle.
Replacer le racisme dans son contexte historique, ce n’est pas en diminuer l’horreur, c’est, simplement, permettre de mieux le comprendre aujourd’hui et, donc, de pouvoir mieux le combattre…
Comme il le dit à peu près dans ce livre, rien n’est compliqué, dans l’existence, dans la grande Histoire, sauf la vérité ! Celle de rappeler ces phrases terribles qui, pourtant, ont émaillé l’époque dont il nous parle : « ils vont finir par se prendre pour nos égaux… », « vous avez tout à vous faire pardonner »…

Morts par la France©Les ArènesBD

 

Patrice Perna : portrait

 

Le talent de Patrice Perna est varié. Il est celui d’un raconteur d’histoires, d’Histoire aussi… Il est également celui d’un dialoguiste, tant il est vrai qu’on a la sensation d’entendre les accents des personnages qu’il met en scène.
Et quand il nous parle de paternalisme, il nous donne à voir des vrais personnages, jamais des caricatures, tout comme il le fait quand il nous parle de révolte, de convictions, de désespoirs ou de dégoûts…
Patrice Perna, je le disais, a toujours besoin de replacer les faits dans leur contexte d’origine. Ce contexte est fait de mille choses… De mille réalités… De mille mots, aussi… Et j’ai particulièrement apprécié, dans ce « Morts par la France », le plaisir qu’il a à placer de ci de là des citations qui éclairent d’autres surfaces que les seules surfaces de son récit… Senghor, Césaire, Clémenceau même, deviennent à la fois témoins et passeurs de mémoire et de réflexion dans ce livre puissant. Ils nous disent, en quelque sorte, comme le dit Perna lui-même : on peut toujours choisir ses racines !

Morts par la France©Les ArènesBD

 

Patrice Perna: l’écriture

 

La BD est un art à part, un art qu’on pourrait qualifier de « distractif ». Mais quand cette distraction, par la magie de la fusion entre un sujet, un dessinateur et un scénariste, réussit à se faire également réflexion, cet art devient véritablement important.
Et j’avoue qu’avec les livres de Patrice Perna comme de Nicolas Otero, c’est le cas, toujours. Et c’est cela qui fait de ce « Morts par la France » un livre à lire, à faire lire, à partager…

 

Jacques Schraûwen
Morts par la France (dessin : Nicolas Otero – scénario : Patrice Perna – couleur :1ver2anes – éditeur Les Arènes BD)