Jeremiah – 40. Celui Qui Manque

Jeremiah – 40. Celui Qui Manque

Quarantième album d’une série phare de la bande dessinée !

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Avant de chroniquer cet album d’Hermann, permettez-moi d’abord un petit coup de gueule !

Ici et là, chez « d’éminents collègues », je vois fleurir depuis quelques mois des avis négatifs sur le dessin d’Hermann. Ici, on parle de proportions ratées, là, de mises en scène bâclées, ailleurs de faiblesse dans le scénario.

En fait, en lisant ces avis « éclairés », on se trouve en face de gens aigris probablement, ou en mal de lecteurs aimant les polémiques, des gens trouvant sans doute le dessin des « Sfar et compagnie » parfaits, des gens qui, finalement, prennent leur pied, avec des mots incertains, à accuser Hermann de vieillir !

Il fut un temps où on disait qu’on ne pouvait pas vivre dans le passé. Aujourd’hui, on cherche à nous obliger à vivre sans passé ! Et donc sans mémoire… Et donc sans jamais mettre le talent en perspective…

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Voilà ! Foin de ces experts intellectuellement impotents et déjà vieux sans jamais avoir été jeunes ! Après cette mise en bouche, en mots plutôt, passons, voulez-vous, à ce Jeremiah numéro 40. Et pour ce faire, commençons justement par parler du « passé ».

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Lorsque cette série a vu le jour, elle était une sorte de récit d’aventures postapocalyptiques, dans un proche futur trouvant ses bases dans une réinvention du western.

Au fil des années, Hermann a gardé son univers déshumanisé, mais en le démesurant. Il a aussi fait de l’amitié entre Jeremiah et Kurdy la seule vraie constante narrative, en laissant l’action, l’aventure pure et dure n’être là que comme environnement. Kurdy et Jeremiah ne sont peut-être, après tout, que la continuation graphique et littéraire d’Hermann lui-même.

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Mais cela fait, évidemment, que cette série, tout compte fait ancrée dans les questionnements et les angoisses des années 80, se soit faite peu à peu très différente.

C’est ainsi que, progressivement, le Hermann classique de Comanche a disparu pour laisser la place à un artiste complet, à un dessinateur, certes, mais aussi à un maître de la peinture et de la lumière. Un artiste, oui, se laissant de plus en plus aller, d’album en album, à une sorte d’inspiration immédiate. On ne peut que remarquer, également, l’importance de plus en plus grande qu’a prise la couleur… Une présence absolument époustouflante dans ce quarantième album, où les réalités se font perdues dans des brouillards de poussière jusqu’aux dernières planches s’acceptant lumineuses…

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Dans cet album, un album dans lequel Jeremiah est « celui qui manque », le lecteur doit se laisser emmener par des ambiances bien plus que par des péripéties. Kurdy se retrouve seul… Et il n’est plus que la moitié de lui-même… Et c’est d’amitié, de solitude, d’absence, donc de mort, que parle ce livre. Amour… Amitié… Oui, et tout y participe ici où, une fois de plus, la couleur occupe une place prépondérante.

C’est à travers elle, et elle seulement peut-être, qu’on peut appréhender cet album.

Et puis, il y a le dessin d’Herman… Sa façon de perdre ses personnages dans des brumes presque palpables… Sa façon de trouver, jusque dans ce que d’aucuns appellent la laideur l’infini de la beauté… Sa manière exceptionnelle de rythmer son récit par l’approche qu’il fait, graphiquement, des regards de ses personnages…

Avec Hermann, on quitte les seuls codes de la bande dessinée pour en accepter d’autres, dans la filiation de peintres comme Schiele incontestablement, Munch peut-être, Grosz certainement…

Dans la série « Jeremiah », Hermann s’est mis progressivement en roue libre. Et c’est ce qui fait que, dans ce quarantième album, il n’a jamais été aussi moderne ! Il y dessine l’amitié et l’absence, comme Brel la chantait…

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Voilà… Suis-je trop admiratif ?

Non… Je me suis contenté, dans cette chronique, de répondre au seul sentiment important dans l’existence, le plaisir !

Plaisir d’aimer un des trois ou quatre dessinateurs essentiels du neuvième art… Plaisir de rendre hommage à un talent exceptionnel, et qui ne faiblit pas, n’en déplaise aux pisse-froid qui, de nos jours, se multiplient et veulent tout régenter, justement, du plaisir que peut et doit donner la lecture !

Jacques et Josiane Schraûwen

Jeremiah – 40. Celui Qui Manque (auteur : Hermann – éditeur : Dupuis – octobre 2023 – 46 pages)

La Jeunesse d’Arsène Lupin – Cagliostro

La Jeunesse d’Arsène Lupin – Cagliostro

C’est en 1905 qu’est apparu pour le première fois un personnage de papier qui, très vite, allait devenir un anti-héros mythique de la littérature française !

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C’est dans le cadre d’un début de siècle enflammé de rêves et d’espérances en des futurs chantants qu’Arsène Lupin a multiplié ses exploits… Amoraux, pratiquement toujours…

Grand séducteur, grand amoureux, grand aventurier, grand détective, gentleman cambrioleur mais avec classe et générosité, Arsène Lupin ne s’est pas contenté de séduire de nombreuses femmes, jeunes ou moins jeunes… Il a séduit tout un public qui, d’une certaine manière, a obligé son auteur, l’époustouflant Maurice Leblanc, à ne pas l’abandonner, à ne pas se créer une carrière littéraire différente.

Maurice Leblanc, en effet, n’a pas été que le chantre de cette espèce de Robin des Bois moderne. Il a à son actif des dizaines d’autres ouvrages, des contes légers, érotiques et désuets, charmants et charmeurs… Souvent avec un fond policier, mais toujours avec une constante sensuelle évidente, avec, comme axe central de tous ses récits, la femme, souveraine, mystérieuse, vivant comme un idéal impossible à atteindre, et, souvent aussi, libre, naturelle et, ma foi, libertine.

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J’avoue d’ailleurs, après, adolescent, avoir lu toutes les aventures du bel Arsène, aimé encore plus, adulte, ces lectures légères, poétiques et osées, écrites dans un style souriant…

Mais revenons-en à Arsène Lupin et sa jeunesse, et à ce livre… Un livre qui s’intéresse à Raoul d’Andresy, un presque adolescent encore, à sa rencontre avec la mystérieuse Comtesse Cagliostro avouant sans vergogne l’âge de 106 printemps, tombant follement amoureux d’elle, se lançant pour ses beaux yeux dans la recherche d’un trésor venu du fin fond du Moyen-Âge… Et changeant de nom, toujours pour ses beaux yeux (et le reste, sans aucun doute…), devenant ainsi Arsène Lupin, roi de la cambriole, avec sa petite troupe qui n’est pas sans faire penser à Robin des Bois, encore une fois…

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Et tout cela se vit sur un rythme endiablé, avec des trahisons, des coups de feu, des désespoirs, de l’amour, de l’humour, du désir, de l’abandon, de l’ésotérisme aussi, mais se terminant (ou presque) de manière raisonnable et logique…

Cet album de bande dessinée donne dessin, donc, à Arsène Lupin avant qu’il ne le devienne !

Le scénario de Jérôme Eho réussit à rendre compte de ce rythme, même si quelques raccourcis manquent cruellement, parfois, de clarté. Mais il parvient à nous restituer toute la verve et toute l’imagination de Maurice Leblanc, occultant malgré tout un peu trop sans doute l’aspect sensuel de l’initiation à la vie de ce jeune homme aventurier, certes, mais sans expérience amoureuse encore.

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Le dessin de Raphaël Minerbe est encore un peu hésitant… On y sent des influences variées, du côté du réalisme franco-belge et de l’accentuation graphique du manga, et c’est étonnant de se balader dans ses pages en passant de séquences terriblement caricaturales à d’autres d’un réalisme tranquille. Mais, dans l’ensemble, ce dessin tient la route. Minerbe a du talent, et on sent d’ailleurs son évolution au fil de l’album, dans la façon qu’il a d’approcher les sentiments de ses personnages au travers de leurs visages, par exemple.

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Cet album n’est pas un chef d’œuvre, c’est vrai. Mais il se laisse lire avec plaisir. Les couleurs de Massimo Malosso jouent un grand rôle dans ce plaisir à la lecture, d’ailleurs. Et puis, il faut souligner la présence d’un dossier, en fin d’album, qui nous fait découvrir de plus près tous les lieux de Normandie croisés dans cet album. Des lieux extrêmement bien dessinés pas Minerbe… Et enfin, la grande qualité de ce livre, c’est également de donner envie de se plonger à nouveau dans l’œuvre originelle de Leblanc, dans toute son œuvre, en se baladant dans cette Normandie qu’il aimait tant !

Jacques et Josiane Schraûwen

La Jeunesse d’Arsène Lupin – Cagliostro (dessin : Raphaël Minerbe – scénario : Jérôme Eho – couleur : Massimo Malosso – éditeur : Grandangle – septembre 2023 – 72 pages)

Jim – La vie, la mort, le chagrin, la mémoire…

Jim – La vie, la mort, le chagrin, la mémoire…

François Schuiten nous livre un petit album émouvant, dont le propos dépasse, sans qu’il en ait conscience lui-même sans doute, le deuil dont il nous parle… Dans cette chronique, vous trouverez, in extenso, le son d’une rencontre entre François Schuiten et moi… A écouter, croyez-moi !

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Je ne vais pas ici faire le panégyrique de François Schuiten, un artiste dont les routes de la création se sont faites, au cours des années, extrêmement variées. Je vais simplement insister sur sa façon de plonger ses lecteurs, en dehors même des mots qui lui servent de scénarios, dans des univers qui leur sont des miroirs à peine déformés de leurs propres réalités.

Et le voici qui nous offre -et le mot me paraît tout-à-fait adéquat- un livre complètement différent de tout ce qu’il a dessiné auparavant… Un livre dans lequel il se révèle, sans le masque de la fiction…

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Croiser François Schuiten, pendant des années, c’était aussi croiser son chien. Jim… Ils formaient comme un couple… Il y avait entre eux une amitié qui dépassait le simple compagnonnage entre un humain et son animal de compagnie.

Et ce chien, Jim, comme tout être vivant, est mort.

« Mort »… Un mot terrible, un mot qui définit en trois lettres le destin de toute existence, un destin dont, pourtant, nous ne voulons pas qu’il accompagne nos errances quotidiennes.

Jim, donc, est mort, laissant Schuiten plus que désemparé. Seul, soudain… Pour avoir eu des animaux proches pendant toute ma vie, pour avoir bien souvent pleuré à la disparition d’un chat, d’un chien, je sais que ce chagrin est essentiel, profond, puissant… N’en déplaise à celles et ceux qui cherchent des échelles d’intensité aux sentiments humains ! La mort de qui on aime est toujours la pire des déchirures. Et l’étonnant, sans doute, c’est que cette déchirure, nous puissions la connaître, la « vivre » plusieurs fois dans une seule vie.

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Avec ce livre dont les dessins et les rares mots forment comme un poème, c’est de la mort d’un animal qu’il s’agit… Mais c’est surtout de passion, donc d’amour, seule vérité, finalement, de ce qu’est l’humanisme…

Schuiten nous donne à voir sa douleur, cette prise de conscience charnelle d’un bonheur enfui. Il trace, de dessin en dessin, de l’improbable ailleurs, une multitude de présents, donc une éternité ! Et de ce fait, ce livre dépasse le seul deuil face à un animal. Il devient universel parce qu’il nous parle de l’amour, de toutes les formes d’amour, de la mémoire, des passés qui restent ancrés à nos présents…

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L’Amour… Majuscule… Est-ce qu’il y a vraiment quelque chose à comprendre dans l’horreur d’une mort, fût-elle celle d’un chien ? Tous les amours se ressemblent… Le vide de l’absence est le même… La solitude est identique…

Pour la connaître, cette absence qui génère le fantôme omniprésent de l’être aimé disparu, pour, un an et demi après le décès de mon épouse, continuer à la sentir, à la savoir sourire, pour tout ce qu’il y a de bien en moi, que je lui dois, à elle, et que ce livre de François Schuiten ranime, je n’ai pu que ressentir une merveilleuse et terrible émotion à la lecture-vision de ce « Jim »…

Et parlant de ce chien, Schuiten a ce mot que je revendique aussi, ici : « il sait tant de choses de moi que je ne soupçonne pas » !…

Le dessin, comme l’écriture telle que Julos Beaucarne l’a utilisée en son temps lors de la mort de son épouse Loulou, sont, je pense, les seuls chemins qui n’ont besoin d’aucune thérapie ni d’aucun gourou pour faire de l’humain l’essentiel de l’histoire de l’humanité…

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J’ai rencontré François Schuiten… Et je n’ai pas voulu tronçonner l’interview qu’il a bien voulu m’accorder… La voici, donc, in extenso… Ecoutez-la : c’est d’amour, sans vraiment user de ce mot, que nous avons parlé…

Jacques et Josiane Schraûwen

Jim (auteur : François Schuiten – éditeur : Rue De Sèvres – 124 pages)