La Semaine Où Je Ne Suis Pas Morte – sept jours dans le trajet d’une adolescence à la poursuite d’elle-même

La Semaine Où Je Ne Suis Pas Morte – sept jours dans le trajet d’une adolescence à la poursuite d’elle-même

Vincent Zabus est de ces scénaristes, de ces auteurs, qui, loin de ronronner dans des habitudes, permettent à la bande dessinée d’aborder le monde tel qu’il est…

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Cela se voit très vite, en regardant tous les dessinateurs avec lesquels il a « travaillé », créé… Il aime varier les genres, dans ses récits comme dans les dessins qui les accompagnent… Il aime ce qui sort des sentiers battus, dans ses mots comme dans les graphismes auxquels ils se livrent… Vincent Zabus, comme un homme-orchestre, n’a jamais oublié qu’il fut professeur de français avant de prendre d’autres voies dans l’existence, celle du jeu théâtral, celle de la mise en scène, celle de la présence artistique à même la rue… Et c’est peut-être ce passé « enseignant » qui, dans ce livre-ci, se laisse aller à une écriture à la fois douce et puissante, à la fois observatrice et intimiste…

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Et c’est une espèce de journal intime qui, sous sa plume, construit cet album. Mais un journal intime qui ne dure qu’une semaine… Le journal intime d’une jeune fille de 17 ans, Juliette, un peu paumée, un peu égarée dans l’existence depuis la mort de son père, un peu égocentrique dans sa façon de refuser de participer à la vie de sa mère, un peu amère, un peu révoltée, un peu sombre… Une jeune fille qui, dans le monde qui l’entoure, ne se sent pas à sa place et remue, rumine des idées noires, noires comme l’univers tel qu’elle le voit… Tel qu’elle en imagine le futur…

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Les gens qui l’entourent, elle les voit comme des monstres entre vie et mort, des sortes de zombies sans âme. Juliette est une adolescente qui se sent « différente », comme tous les adolescents sans doute… Certainement… Cette différence qui est la sienne, et qui se situe dans la perception qu’elle a du monde, et donc d’elle-même, la place en marge de l’univers scolaire dans lequel, pourtant, grâce à une rédaction, elle se voit mise en avant… En naîtra une sorte de harcèlement qui la poussera encore plus à assouvir le besoin qu’elle a de se retirer de la vie, de s’aérer en forêt, y écoutant un hibou qu’elle n’aperçoit pas mais qui accompagne ses pas comme ses pensées… Et c’est dans cette forêt qu’elle va croiser la route d’un jeune garçon, Jim, de la même école qu’elle… Un jeune garçon qui s’aère l’âme, lui aussi, mais en dessinant…

En une semaine, et parce que Juliette est aussi, et même d’abord, une adolescente, une étrange et impalpable relation va naître entre elle et ce jeune homme… Avec, comme lien, ces dessins… Ces silences qui les unissent… Juliette n’a jamais rêvé au prince charmant, et elle se sent peu à peu vivre comme elle ne le faisait plus depuis longtemps, grâce à ce qui est un sentiment diffus d’abord, puis de plus en plus évident, un sentiment auquel ni elle ni Jim ne veulent ni ne peuvent donner de nom…

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Plus qu’un scénario de bd, on se trouve en présence ici d’un texte résolument littéraire, librement interprété par une jeune dessinatrice qui, probablement, au travers de ses dessins, se retrouve elle-même. C’est un livre dont le graphisme est extrêmement personnel, désarçonnant même, osons le dire. On est loin du belgo-français, on est loin aussi du comics américain ou du manga : Sara Del Giudice accompagne l’aventure littéraire originale de Zabus par son dessin et ses couleurs tout aussi originales… L’adolescente dont parle ce livre ne pouvait pas être dessinée frontalement, avec réalisme… Et à ce titre aussi, ce livre est une réussite, parce qu’on y sent une sorte d’osmose tranquille entre une dessinatrice et un écrivain…

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En une semaine, une éternité au rythme de l’adolescence, Juliette va sentir ses regards évoluer… Elle va aimer, oui… Elle ne va pas mourir, elle veut même vivre ce qui lui remue l’âme comme le présent… Elle se demande, le septième jour venu, comme dans sa rédaction scolaire, ce qu’elle sera en 2030… Et deux mots, tout simplement, lui viennent en réponse : « On verra » !

C’est un livre tout en nuances, sans apprêts, c’est un livre qui parle comme rarement d’une période de la vie dont les adultes que nous sommes se souviennent souvent bien trop peu… C’est un livre à la fois sombre et lumineux… C’est un album qu’il faut ouvrir, dans lequel il faut entrer, et se laisser entraîner comme on peut se laisser entraîner, sans nostalgie, par les souvenances de qui on a été, par la certitude, en lisant, que nous sommes vivants…

Jacques et Josiane Schraûwen

La Semaine Où Je Ne Suis Pas Morte (dessin : Sara Del Giudice – scénario : Vincent Zabus – éditeur : Dargaud – septembre 2025 – 142 pages)

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Sa Majesté Des Mouches – un inoubliable roman, une bd superbe !

Sa Majesté Des Mouches – un inoubliable roman, une bd superbe !

Je l’ai déjà dit, je le répète… Je donne tous les scénarios de Van Hamme, tous les livres de Sfar pour un seul album dessiné par Aimée De Jongh ! Cette jeune autrice a bien plus que du talent : elle a une personnalité graphique et scénaristique exceptionnelle ! Et si je vous parle aujourd’hui d’un livre paru il y a quelques mois déjà, c’est pour que l’existence de cet album ne se limite pas dans le temps, et qu’il trouve sa place dans toutes les bibliothèques qui vous entourent !

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Aimée De Jongh, à chacun de ses livres, parvient, chose exceptionnelle en effet, à se fondre dans des univers qu’elle habite pleinement, qu’elle magnifie, même, avec une sorte d’évidence que très peu d’auteurs possèdent, dans la littérature, le cinéma, la bande dessinée… Comment ne pas applaudir à ce livre, scénarisé par Zidrou, qui s’appelait « L’obsolescence programmée de nos sentiments » ? Comment ne pas trouver extraordinaires tous nos quotidiens et nos rencontres possibles en lisant « Taxi » ?… Comment ne pas applaudir aux prouesses graphiques de « Jours de sable » ?… Trois chefs d’œuvre, d’ores et déjà, dans la carrière de cette dessinatrice qui, du haut de ses 36 ans, renouvelle à chaque livre la puissance évocatrice du neuvième art !

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Elle a donc choisi cette fois d’adapter un roman qui appartient à ce que la littérature a de meilleur : l’intelligence, la réflexion, le regard, la tendresse, la folie, l’être humain, tout simplement. William Golding a eu le prix Nobel de littérature en 1983. Il est surtout l’auteur d’un livre-culte, « Sa majesté des mouches », paru en 1954. Un livre qui, sans aucun doute, et loin de toutes les récompenses et les mises en évidence qui ont été et sont siennes, parle, encore et toujours, à chaque lecteur, avec une puissance folle, dans un cadre d’aventure…

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Et Aimée De Jongh, dont le dessin se nourrit à la fois de la bande dessinée belgo-française et du manga, a réussi à transformer ce roman inoublié en un album de bande dessinée tout aussi inoubliable. Un album bd, oui, qui n’a nul besoin de l’alibi « culturel » que le terme « roman graphique » désigne avec prétention, pour être une œuvre du neuvième art, dans ce qu’il peut avoir à la fois de filiation et d’originalité…

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Le récit de cette histoire imaginée par Golding se dévoile d’abord comme étant celui d’une aventure. Un crash d’avion… Une île déserte… Les seuls survivants, une bande de gamins dont les âges oscillent entre l’enfance et l’adolescence… Cela ressemblerait presque à du Robinson Crusoé plein de bons sentiments, s’il n’y avait pas le regard de Golding… Devant vivre sans adultes, ces garçons vont croire au paradis… Ils vont surtout, pour survivre, s’organiser et, pour ce faire, utiliser les normes que, par l’éducation, on leur a transmises… Et, à partir de cette nécessité que ces mômes ressentent, c’est à une approche de la politique au sens le plus désespérant du terme que ce livre s’attache.

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A ce niveau de ma réflexion, me revient en mémoire un autre (superbe) album de bande dessinée qui, à sa manière, s’inspirait ou, en tout cas, rendait hommage à l’œuvre de Golding : « Au royaume d’Astap », de l’immense (et trop oublié) Christian Godard…

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Mais revenons-en à Aimée De Jongh. Pour adapter le texte de William Golding, elle en garde, déjà, la progression… Le côté « aventure », qui rappelle aux lecteurs leurs enfances et les rêves qu’il y ont construits, le côté presque « scout » d’un récit d’initiation à l’âge adulte… Mais là où les romans « Signe de piste », par exemple, débouchaient sur des valeurs de partage, de solidarité, d’humanisme, avec Goldwin et De Jongh, il en va tout autrement. Parce que ces enfants deviennent adultes, trop vite… Parce que le pouvoir devient un but pour quelques-uns, et que le choix, très rapidement, doit être fait entre une forme de partage, oui, et une forme de violence presque gratuite… C’est un livre qui, finalement, nous parle de ceux à qui on a volé leur enfance!

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Ce qui fait, de prime abord, la réussite totale de cette bd, c’est que son autrice, Aimée De Jongh, épure le texte originel, sans rien dénaturer de sa puissance… C’est-à-dire que, par exemple, son dessin, tout en finesse, tout en tendresse, oui, rend avec justesse les descriptions de l’œuvre de Goldwin… Des pleines pages, des couleurs qu’on a envie de caresser, des paysages enchanteurs, des visages d’enfants tout simplement expressifs, un découpage dans lequel les mots disparaissent souvent pour laisser à l’image toute sa force, toute sa présence, et toute la possibilité qu’elle peut avoir d’exprimer les sentiments et les sensations des personnages. Ce livre, c’est un livre dur dans son propos… Une histoire qui se fait métaphore d’un monde adulte dans lequel la guerre est le moyen le plus immédiat pour acquérir un pouvoir, quel qu’il soit… Ce livre, dessiné par Aimée De Jongh, est sans aucun doute tout aussi désespérant… Mais avec une évidente légèreté, aussi… En se plongeant dans une forme d’analyse de toute société humaine, autour d’une forme de fable que Kipling avait explorée aussi avec son « Livre de la Jungle », en se plongeant, et en nous laissant la suivre, dans ce monde qui est encore le nôtre, de haine, de violence gratuite, de regards qui ne veulent pas se croiser, de mots qui prennent la place des idées, en allant à la fois au plus profond du livre dont elle s’inspire et au plus profond d’elle-même, Aimée De Jongh réussit à nous parler de désespoir avec une forme de gentillesse, de légèreté extraordinaire… Aimée De Jong, oui, là où Goldwin fait peur, laisse la place, par la grâce d’un dessin sans failles, à la poésie, aux possibles du rêve… Il n’y a cependant rien d’utopique chez elle comme chez Goldwin, et dans le roman comme dans la bd, les toutes dernières pages s’ouvrent résolument sur un monde adulte encore plus innommable que la société que ses enfants perdus ont créée…

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Oui, mille fois oui, Aimée De Jongh est une autrice que tout le monde devrait lire, relire, relire encore, faire lire… Tous ses ouvrages sont peuplés de personnages qui nous sont comme des miroirs… Et elle fait de ce livre-ci un des livres les lus fabuleux de l’année 2024…

Jacques et Josiane Schraûwen

Sa Majesté Des Mouches (autrice : Aimée De Jongh d’après William Golding – éditeur : Dargaud – 352 pages – septembre 2024)

Et si  vous voulez en savoir plus sur ses livres, et l’écouter à mon micro également, voici quelques liens…

Soixante printemps en hiver

Taxi

L’obsolescence programmée de nos sentiments

Jours de sable

Les 7 Ours Nains contre Le Gros Méchant Loup – Et si nous revisitions les contes de l’enfance avec Emile Bravo ?

Les 7 Ours Nains contre Le Gros Méchant Loup – Et si nous revisitions les contes de l’enfance avec Emile Bravo ?

Emile Bravo, c’est l’auteur d’un Spirou exceptionnel (le journal d’un ingénu- l’espoir malgré tout), certes, c’est aussi l’auteur d’une série jeunesse parfaitement maîtrisée (Jules), et c’est un grand gamin qui s’amuse à réécrire les contes les plus célèbres !

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On nous dit que les livres de cette série, « Les Sept Ours Nains » sont destinés à un jeune public… C’est assurément vrai ! Mais il est tout aussi vrai qu’ils ne pourront également que plaire à un autre public, celui des adultes qui se réjouiront en voyant se réinventer, au long de quelques bandes dessinées en format italien, les histoires qui ont bercé leur enfance, et qu’Emile Bravo détourne avec brio… Avec imagination… Avec un œil qui frise autant que frisent ses dessins…

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Dans cet album, le cinquième de la série je pense, les sept ours nains ont quitté le cirque pour lequel ils travaillaient, et décident de reprendre leur vie d’avant les paillettes trompeuses du « spectacle »… Mais, dans la forêt, ils rencontrent un petit chaperon rouge en larmes parce que le Loup a mangé sa grand-mère… Ils découvrent que ce qui devrait être leur maison est occupée par sept nains pas du tout accueillants… De péripétie en péripétie, le récit d’Emile Bravo file dans tous les sens avec un sens de la logique, cependant, qui lui est propre et qui, ma foi, est bien plus que réjouissant !

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Logique, oui… Iconoclaste aussi, mais toujours gentiment… Jouissif, on le sent, d’abord pour l’auteur, ensuite pour ses lecteurs… Ces sept ours qui découvrent que la fraternité est une richesse sont attendrissants, ridicules parfois, souriants souvent, mignons comme des peluches livrées aux pires des horreurs, aussi !

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Des horreurs, oui, comme ce combat qui oppose les sept petits ours aux sept « vrais » nains… Comme cet ogre qui aime la chair des enfants, des vieux, et des petits ours, qui possède des bottes de sept lieux… Comme une happy end qui, finalement, délire totalement dans des nausées dessinées avec, on le sent, une jubilation de petit gosse content de dire et de dessiner d’énormes bêtises ! Oui, je suis certain qu’Emile Bravo reste un môme capable de nous parler de la guerre avec Spirou, capable d’imaginer l’adolescence ancrée dans le monde d’aujourd’hui, capable aussi de s’amuser en nous baladant, au gré de ses douces folies, dans des contes ancrés à nos mémoires et qu’il mélange avec un plaisir pour le moins communicatif !

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Et puis, ce faisant, Emile Bravo reste un adulte ayant envie de dire aux enfants qui le lisent, aux grands enfants aussi qui sont leurs parents, que les histoires sont faites pour être réinventées, toujours… Que les apparences ne sont que des miroirs déformants… Que l’ogre et le loup ne sont pas vraiment, peut-être, ce qu’ils ont l’air d’être…

Cela ne signifie pas que cette bd, cette série, possède une morale ! Ce mot, je pense qu’il ne fait pas partie de l’univers de Bravo… Son univers, c’est de nous offrir des récits, variés, dans lesquels, définitivement, la vie, en une sorte de labyrinthe tranquille, reste victorieuse…

Et, ma foi, je suis vraiment plus que séduit par ses sept ours nains qui parviennent, en usant et abusant de références ultra-connues, à devenir des compagnons de rêveries pour tout un chacun !

Jacques et Josiane Schraûwen

Les 7 Ours Nains contre Le Gros Méchant Loup (auteur : Emile Bravo – couleur : Anna Benoit – éditeur : Seuil jeunesse – 2024)