Être le meilleur, dans quelque domaine que ce soit, pour ne pas se sentir exclu du regard des autres… Pour continuer à vivre, à défaut d’exister… Alors que, finalement, n’est-ce pas l’échec, et lui d’abord, qui construit l’être humain ?…
Paul Baron est une sorte d’huissier. Il travaille pour » le guide mondial des records « , et son job consiste à vérifier et à certifier (ou pas…) les tentatives de records qui lui sont soumises. Des records aussi farfelus que dans le best-seller annuel qui inspire cette histoire. Cela va d’une centenaire dans une piscine au chou le plus lourd, du lancer de bâton par une majorette à la plus longue lettre du monde inscrite à même le sol.
Ce métier lui attire bien des reconnaissances, mais également des haines farouches. Il vit au quotidien entre sourires et larmes, entre menaces et soutiens moraux.
Mais ce que Paul Baron vit surtout, au jour le jour, c’est le sentiment de son inutilité, de sa fadeur dans un monde où chacun cherche à briller, une société où, comme le disait Warhol, tout le monde se doit d’avoir sa minute de gloire. Une minute… ou une simple seconde, le temps de lire deux lignes écrites dans un livre vite oublié !
Et voilà que Paul Baron reçoit un message différent de tous ceux qu’il lit habituellement. Son correspondant lui annonce qu’il veut être dans la prochaine livraison du guide mondial des records, sous la rubrique des » performances humaines « . Une performance assez particulière, comme le dit ce mystérieux compétiteur : » J’ai décidé de lutter contre la vilénie généralisée en éliminant les crapules croisées sur ma route, afin de rendre ce monde moins injuste » !
Paul n’y croit pas, jusqu’au jour où ce correspondant passe à l’acte, et lui indique où trouver un premier cadavre.
A partir de là, ce livre se transforme peu à peu en polar, ou, plutôt, en roman noir. Avec les codes en vigueur dans ce genre qui fut cher, en son temps, à Léo Malet, dans sa trilogie noire : des personnages paumés, des situations dans lesquelles ils semblent s’enfouir sans pouvoir y échapper, des réflexions sombres sur l’existence et ses dérives.
Rien de neuf, donc ?… Sauf que c’est Benacquista qui est au scénario. Et c’est en romancier qu’il construit son intrigue, en ne laissant aucun personnage dans l’ombre, en choisissant avec soin ses personnages secondaires, en donnant du corps et de l’âme à son héros principal, un paumé dont on attend des sursauts existentiels essentiels. En incorporant dans sa narration des petits détails qui, à un moment ou l’autre, prennent une importance dans le récit et ses aboutissements.
Sans déflorer la fin de cet excellent album, je ne peux que souligner l’aspect résolument littéraire du récit, dans son évolution comme dans ses finalités, un aspect qui, cependant, ne nuit nullement à la construction graphique. Benacquista scénarise une histoire que Barral, le dessinateur, s’est totalement accaparée.
Nicolas Barral n’est pas un inconnu, loin s’en faut. On peut retenir de lui, par exemple, son incursion dans l’univers de Nestor Burma, à la suite de Tardi.
Son dessin, ici, ne cherche à aucun moment à créer un effet. Il alterne avec brio les plans larges et les zooms avants, pour s’approcher au plus près de son héros, tout en insistant, graphiquement, sur son sentiment d’isolation, de solitude, tout en insistant aussi sur les espérances minuscules, tout compte fait, des différents adeptes du record qu’il croise.
On aurait pu s’attendre, avec le thème de départ de cet album, à de l’humour. Mais il n’en est rien, ou uniquement par petites touches presque attendries, tant dans le texte que dans le dessin. C’est un livre qui aborde, en effet, et de manière sombre, notre société occidentale contemporaine soucieuse de plus en plus de la réussite et de l’apparence, au détriment de la mémoire et de l’intelligence. Une manière sombre, oui, mais qui débouche, à la fin de cette histoire qui aurait pu n’être que tragique, sur une ouverture vers, qui sait, un monde meilleur !
Jacques Schraûwen
Le Guide Mondial Des Records (dessin : Nicolas Barral – scénario : Tonino Benacquista – éditeur : Dargaud)