Les origines d’un des méchants les plus intéressants de la bande dessinée !
Troisième tome, et fin d‘un cycle qui nous permet de découvrir ce qui a fait d’un gamin confronté aux errances d’une société déshumanisante un personnage d’une méchanceté exceptionnelle. Et, en même temps, une intégrale en noir et blanc, et une statue à La Hulpe.
Le puzzle entamé dans les deux premiers volumes de ce « retour aux sources » d’un des anti-héros les plus emblématiques du neuvième art, ce puzzle se termine donc dans ce troisième volume. Un épisode qui, bien sûr, ne clôture pas la série consacrée à Monsieur Choc, mais un épisode qui nous plonge cette fois totalement dans l’ambiguïté de ce hors-la-loi digne du Fantômas de Pierre Souvestre et Marcel Allain, hors-la-loi qui fut une icône, au début du vingtième siècle, des surréalistes.
Pour nous faire comprendre Choc, les auteurs, Stéphane Colman et Eric Maltaite, ont décidé de ne pas nous livrer un récit simplement linéaire. Je parlais de puzzle, je pourrais aussi parler de construction narrative éclatée, avec des époques qui se mélangent (entre 1955 et la guerre 40/45…), avec des raccourcis parfois déstabilisants.
Mais dans ce troisième volume, la lecture est aussi celle d’une époque précise, celle de la seconde guerre mondiale et de tous les remous, autant sociologiques que politiques et humains, qu’elle a provoqués.
La trame historique, ici, est pratiquement un personnage à part entière de l’intrigue, un personnage parfaitement réussi, tant au niveau du scénario que du dessin.
Au-delà de cette trame historique, essentielle pour comprendre le cheminement de Choc, c’est bien entendu sa réalité humaine qui est au centre de tout le récit. Jeune, mais déjà désabusé, se souvenant d’une enfance qui ne fut qu’errance, une enfance qui se réveille dans un sentiment de frustration et de vengeance sans cesse mêlées, Choc, alias Marcel Stoemp, rencontre dans Berlin les plus grands responsables du nazisme. Sans doute a-t-il des réticences, que l’on ressent au travers du dessin plus que dans les dialogues, mais ces réticences se font silencieuses, par amitié d’abord pour celui qui le fait ainsi entrer dans les coulisses du pouvoir le plus répugnant qui soit, par intérêt, aussi, pour la dissimulation et l’argent, source de plaisir et de puissance.
La dissimulation, oui, avec, déjà, l’envie d’user d’un symbole étrange, un heaume de chevalier… Un heaume brillant, certes, mais qui aurait pu être sombre, être celui d’un nouveau chevalier noir…
Mais ce heaume n’est présent que très peu, dans cet album, et uniquement dans les péripéties des années 50. Ce qui m’a frappé dans ce troisième volume, c’est le parti-pris des auteurs de nous montrer la genèse d’un symbole du mal en nous le révélant bien plus spectateur qu’acteur. Un peu comme si la vie n’était qu’un jeu d’échecs, dans lequel l’apparence de fuite ou d’indécision fait office de stratégie.
Choc… Satanique et ange rédempteur en même temps… Choc dont le regard porté sur la guerre et ses horreurs est d’une lourde lucidité… Choc, ainsi, qui parle du » désastre de nos pathétiques existences « , qui nous décrit aussi les femmes qu’il croise, » putains mondaines fardées d’ambitions misérables « …
Oui, Monsieur Choc, celui de Will et Rosy, comme celui de Maltaite et Colman, est un personnage hautement littéraire, et c’est sans doute ce qui fait sa force et sa longévité dans l’univers de la bd.
Le dessin d’Eric Maltaite aurait pu ne faire qu’illustrer le scénario de Stéphane Colman, et on se serait trouvé dans un livre intéressant, sans plus. Mais il n’en est rien. Maltaite, certes, a un graphisme directement inspiré par ses grands prédécesseurs, dont, évidemment, l’immense Will, mais il a également et surtout sa propre patte ! Son » noir et blanc » à découvrir dans l’intégrale est d’une maîtrise totale. Le trait est lourd, marqué, d’une présence pesante… Le trait appartient déjà à l’histoire racontée. Et il en va de même pour la couleur qui réussit à se faire expressionniste, dans les scènes de bombardements, de guerre, de mort.
Stéphane Colman, pour plonger Choc dans les remous de l’Histoire, avec un H majuscule, use, comme je l’ai dit, d’un véritable talent littéraire. Mais ce talent ne serait rien qu’un leurre s’il n’avait, en même temps, réussi à faire le portrait sans fioritures d’une époque qui, pour révolue qu’elle soit, continue à éveiller des échos dans nos mémoires et dans nos vécus.
En nous parlant de nazisme, d’art que le Reich disait dégénéré, en nous montrant la haine portée aux Juifs, une haine qui secouait toutes les couches de la population, Stéphane Colman se fait ainsi également le chantre discret d’un humanisme à retrouver, à tout prix, pour que l’Histoire, la grande toujours, ne recrée pas aujourd’hui des monstres comme le fut Hitler dans le réel, et Choc dans l’imaginaire…
La troisième et dernière partie des « Fantômes de Knightgrave » est un livre maîtrisé, jusque dans son découpage quelque peu anarchique. L’intégrale de ce récit en noir et blanc est à ne pas manquer pour savourer pleinement le talent de Maltaite. Ce qu’il ne faut pas rater non plus, c’est la statue qui, due à Joachim Jannin, trône désormais sur le rond-point situé à la jonction de l’avenue Champ des Mottes et de l’avenue Reine Astrid à La Hulpe !…
Jacques Schraûwen
Les Fantômes de Knightgrave (dessin : Eric Maltaite – scénario : Stéphane Colman – couleurs : Cerise et Eric Maltaite- éditeur : Dupuis)