Le bien, le mal, la magie, le réalisme…
Avec des albums aussi différents les uns des autres que « Trait de craie », « Pierre et le Loup », « Ardalén » ou « Proies faciles », Prado s’est construit une œuvre dans laquelle l’humain, toujours, reste l’élément essentiel ! Même quand le fantastique s’en mêle comme ici !
Artur, étudiant boursier préparant sa thèse pour devenir docteur en Histoire, découvre en fouillant dans la bibliothèque de l’université, un livre au titre étrange : « De la survivance de l’ordre magique ».
Malgré toutes les réticences de son maître de thèse, Artur se plonge dans une quête qui va le conduire dans des univers dans lesquels la nature se révèle éternelle et puissante.
L’ordre magique, c’est le pacte étrange et ancestral liant trois entités précises de l’existence : le monde des Fées, le monde des Démons, le monde des Purs. Trois entités qui, en ce vint-et-unième siècle oublieux de tous ses passés, reprennent vie pour reprendre pouvoir sur l’existence. La clé de cette résurgence se situe dans un talisman celte, un triskel. Un talisman qui se dessine en trois éléments essentiels à toute existence : l’eau, la terre, le feu.
Et donc, Artur, au nom sans aucun doute prédestiné, va chercher à empêcher les démons de mettre à mort les êtres humains pour leur incapacité à respecter la Terre, la Mère Nature.
Pour ce faire, il va se mélanger à bien d’autres existences que la sienne, et le récit, dès lors, peut paraître au départ confus, tant les personnages et les histoires se mélangent sans logique apparente. On peut, vraiment, ici, parler de narration éclatée dans le cadre d’un livre choral. Une narration qui, finalement, correspond parfaitement à la façon dont Prado écrit, d’abord, dessine ensuite, en usant des codes selon son propre plaisir de raconteur d’histoires…
Pour ce Démon qui a repris vie, le responsable de tout ce qui détruit peu à peu notre planète, c’est l’inconstance et l’irresponsabilité de l’Homme qui se croit maître de la création et qui n’en est qu’une toute petite part !
Pour Prado, ce Démon est d’abord et avant tout le révélateur du monde qui est le nôtre s’il acceptait de se voir autrement qu’en équations scientifiques ou mathématiques aux logiques implacables.
Il s’agit vraiment pour Prado de nous faire entrer dans un monde qui, justement, n’est pas fait que de ses seules apparences. A ce titre, on peut rapprocher son style, d’écriture et de graphisme, d’inspiration et d’art, de ce qu’on a appelé le réalisme magique, un mélange de genres admirablement illustré par l’écrivain flamand Johan Daisne dans son livre « Un soir un train »…
Prado, comme Daisne, oblige ses lecteurs à se promener en sa compagnie dans des limbes où tout, peut-être, est possible. Même d’y croiser des métis, des êtres qui rappellent les demi-dieux de la Roma Antique. Des métis de corps et d’esprit comme le disait Merleau Ponty…
Je parlais de fable… Et c’est bien de cela qu’il s’agit, avec tous les ingrédients, tous les codes propres à cette sorte de récits. Il y a le Mal, il y a le Bie, il y a la négation de toutes responsabilité, il y a le fantastique qui s’enfouit dans le réel, il y a la surréalité de la souvenance… Et le désir ancré en toute âme humaine, sans doute, de retrouver un paradis perdu. On peut, dès lors, parler de nostalgie. Mais d’une nostalgie active, une nostalgie qui permet de réinventer le présent, et donc le futur… Notre présent et nos futurs…
Certains critiques ont parlé, en décortiquant ce livre, d’engagement écologique… Il n’en est rien. Mais, par contre, on peut parler avec Prado, toujours, de la place de la femme et de l’homme, pétris de sentiments et de sensations, dans l’univers qu’ils voudraient forger et qui, finalement, les forge, eux, et presque sans rémission.
Certains critiques ont également parlé d’humour… J’avoue ne pas l’avoir ressenti, et je peux même vous dire que Prado a totalement partagé mon impression !
Par contre, il y a un vrai mélange de genre : le fantastique, la fable, le polar, le thriller…
Un mélange de genres qui fait bien mieux que « tenir la route », grâce au talent de raconteur, certes, de Prado, grâce à son trait reconnaissable (visages burinés par la plume de l’auteur…), grâce aussi à la magie de sa couleur… Une couleur qui n’est pas, quoi qu’aient pu en dire aussi quelques critiques, de l’aquarelle… Une couleur qui se découvre être une technique permettant à Prado de retenir sur ses pages quelques fulgurances de lumière.
Prado est un auteur important, un de ces auteurs qui deviennent artistes au gré de leurs inspirations. Et ce Triskel volé a sa place dans une œuvre qui refuse la facilité, depuis toujours, et cherche, humblement, à faire passer des messages de tolérance, de respect, d’humanisme…
Jacques Schraûwen
Le Triskel Volé (auteur : Prado – éditeur : Casterman – 102 pages – date de parution : janvier 2020)