Une exposition à Bruxelles, enfin, et un album sombre et superbe !
Simenon, entre réalité et fiction. Un scénario de Jean-Luc Fromental tout en nuances, un dessin d’une belle lisibilité : Berthet est un des dessinateurs essentiels de la bd belge…
La mise en quarantaine de l’Art, réalité essentielle, pourtant, de la vraie liberté intellectuelle, arrive enfin à son terme… Plus ou moins, c’est vrai, puisque les distanciations « sociales » (étrange expression pour une interdiction des contacts humains) restent des ordres légaux. Mais ne boudons pas, surtout, notre plaisir à de nouveau pouvoir découvrir, admirer, rêver… A voir se rouvrir des galeries d’art qui sont les miroirs des talents qui, confinés, nous ont tellement manqué !
Donc, c’est dans la galerie Champaka que Philippe Berthet va exposer du 14 mai au 6 juin les originaux de son dernier album, l’excellent et très littéraire « De l’autre côté de la frontière ».
Et pour rester dans l’air du temps, étant donné les contraintes actuelles concernant les déplacements, encore peu conseillés, l’exposition sera accessible de manière virtuelle dès le lundi 11 mai, pour toutes les personnes intéressées, via un lien Preview par simple demande sur la page d’accueil du site de la Galerie Champaka.
http://www.galeriechampaka.com/
Mais au-delà de cette exposition qui, comme toujours dans cette galerie, sera claire, dépouillée, lumineuse, il y a un livre, un album, une aventure policière passionnante. Nous sommes en Arizona, à la frontière mexicaine, juste après la deuxième guerre mondiale. François Combe est un écrivain européen. Il y vit avec sa femme, son fils, leur gouvernante, et sa maîtresse. Le libertinage et l’écriture sont ses réalités, ses quotidiens. Des quotidiens qui se rougissent du sang de quelques meurtres que l’on peut qualifier de crapuleux.
La mort, depuis toujours, est omniprésente dans l’œuvre de Philippe Berthet. Ici, plus que dans ses livres précédents encore, elle se fait tragédie, mêlée intimement au sexe, celui qu’on dit tarifié, celui qui naît de la séduction, celui qui n’est qu’un signe de pouvoir, de possession.
On peut qualifier le dessin de Berthet de « ligne claire », c’est évident. Il est tout aussi évident que les couleurs de Dominique David, informatiquement travaillées, accompagnent à merveille ce parti pris artistique, de par leur présence lourde, de par la simplification des ombres et des lumières.
Au départ, on a l’impression de se retrouver en face d’une intrigue policière bien construite, respectueuse des codes du genre. Mais très vite, on se rend compte que derrière le personnage central François Combe se cache Georges Simenon, auteur belge incomparable de Maigret, certes, mais de bien d’autres livres également, tous s’enfouissant profondément dans les méandres de l’âme humaine. Je me souviendrai toujours du professeur Paul Osterrieth à l’ULB, dans son cours de psychologie, qui disait que les vrais psychologues, on les trouvait dans la littérature, et il citait Simenon parmi eux…
Ce choix d’un personnage central plus qu’inspiré par le réel a amené, bien évidemment, chez les deux auteurs, une approche très particulière de leur travail.
Jean-Luc Fromental est un amoureux de la bande dessinée, lui qui, en son temps, a été rédacteur en chef du magazine Métal Hurlant. Il est aussi un amoureux du dessin, vouant une vraie admiration au génie de Pierre Joubert. Il est enfin un amoureux de la littérature, de l’Histoire, sous toutes ses formes. Dès lors, il a fait de Simenon, véritablement, un personnage de BD, de narration… Le choix d’un héros écrivain, c’est en quelque sorte, pour Fromental, dire que seule la littérature, sous toutes ses formes, peut rendre compte du rêve et du réel en même temps.
L’attrait avoué de Simenon pour les jeux de l’amour, de l’étreinte plutôt, sa plongée imaginée dans la vérité de meurtres innommables, tout cela fait du scénario de Fromental une réflexion sur la place du créateur : est-ce être libertin que de parler de sexe, est-on observateur ou voyeur, ou réussit-on à être les deux en même temps ?
Avec comme anti-héros central un « littérateur », il était normal que ce livre soit aussi extrêmement écrit, littérairement construit. Le langage de Fromental, ainsi, rend hommage à celui de Simenon, mais sans pour autant être trop présent. Le langage, en fait, est tout autant celui des mots que du graphisme, de la couleur que de l’ambiance, des décors que des visages et des regards. Et ce sont ces langages en osmose qui permettent également des raccourcis qui allègent le récit et laissent au lecteur des plages de réflexion personnelle…
Montrer Simenon photographe d’intimes étreintes, c’est une manière détournée de réfléchir à la tentative toujours un peu désespérée qu’ont les écrivains de « montrer » les mots… La photo de Simenon, le dessin de Berthet, ce sont des mémoires, d’abord et avant tout. Et si le sexe est axial, il est bien moins un révélateur d’une apparence…
Philippe Berthet a toujours Accordé une belle importance aux femmes, dans ses livres. Des femmes fatales, souvent, dans la filiation directe des grands polars américains, littéraires ou cinématographiques.
Ici, c’est différemment le cas. Nous sommes en présence d’un livre de femmes, mais des femmes qui ne sont pas des icônes attendues et manichéennes. Des femmes, en tout cas, qui sont beaucoup moins spectatrices de leurs existences mélangées qu’actrices d’un destin qui, de toute façon, ne peut que les dépasser.
Vous l’aurez compris, « De l’autre côté de la frontière » est un livre excellent, qui donne d’ailleurs l’envie, je l’avoue, de se replonger dans les mémoires de Georges Simenon. Et Philippe Berthet fait partie, pour moi, et depuis longtemps, de ces auteurs dont le classicisme n’empêche jamais l’originalité, ni l’évolution dans le dessin. Vous avez envie d’autre chose que d’une balade chez Ikea ou Brico ou Action?…. Rendez-vous dans la galerie Champaka, à Bruxelles !
Jacques Schraûwen
De L’Autre Côté De La Frontière (dessin : Philippe Berthet – scénario : Jean-Luc Fromental – couleurs : Dominique David – éditeur : Dargaud – 72 pages – mars 2020)
EXPOSITION JUSQU’AU 6 JUIN 2020 à la Galerie Champaka, 27, rue Ernest Allard – 1000 Bruxelles