A la fin du dix-neuvième siècle, Paris n’est ville lumière que pour les nantis… L’Oiseau Rare nous montre l’autre face d’une cité admirée par le monde entier : la vie dans le bidonville qui entourait la ville !
« L’Oiseau Rare », c’est un cabaret… C’était, plutôt, puisqu’il a brûlé depuis quelques années déjà lorsque commence cette histoire. Il a brûlé, rendant orpheline Eugénie, prise en charge par son grand-père, par un ancien forain, Tibor, et par deux adolescents délurés.
Leurs moyens de substance sont d’une simplicité élémentaire dans le quart monde qui est le leur : le vol… Les larcins, en pleine rue, l’art de vider les poches de bourgeois toujours trop sûrs d’eux-mêmes. Pour ce faire, cette bande a une arme secrète : le talent de chanteuse et de comédienne de la jeune Eugénie, qui attire l’attention des passants, et les rend vulnérables.
Parce que cette gamine, oui, est douée… Elle poursuit inlassablement son rêve, celui de reconstruire le cabaret de ses parents, celui de monter sur une scène et d’éblouir des spectateurs venus rien que pour elle. Et c’est pour pouvoir réaliser ce rêve que tous les billets de banque volés sont mis dans une boîte au seul but de recréer « L’Oiseau Rare ».
Eugénie a aussi un autre rêve, celui de rencontrer la diva du théâtre de cette époque, Sarah Bernhardt.
Mais voilà… En cette fin de dix-neuvième siècle, les mondes ne se mélangent pas, et les apparences remplacent les vérités.
Voilà ce qui crée le canevas de cette série. Cédric Simon en est le scénariste, Eric Stalner en est le dessinateur. Une association familiale qui enfouit ces deux auteurs et les lecteurs à leur suite dans les méandres de l’Histoire vue par le petit bout de la lorgnette…
Eric Stalner est un dessinateur prolifique, sans aucun doute, et le plus souvent ancré dans la grande Histoire, mais toujours en dehors des sentiers battus, même quand il sacrifie aux codes de ce genre, dans « La Croix de Cazenac par exemple. Il a à son actif une bonne septantaine d’albums qui, tous ou presque, lui permettent d’exprimer ses sentiments face à un monde, celui d’hier et d’avant-hier, dans lequel l’injustice sociale est une réalité… Un monde, finalement, dont les ambitions ressemblent terriblement, et de plus en plus, au nôtre. Un monde dans lequel certains mots comme « honneur » ne gardent leur sens qu’en dehors de la bourgeoisie et des pouvoirs qu’elle représente.
On peut, je pense, dire d’Eric Stalner et de Cédric Simon, père et fils vivant les mêmes aventures créatrices, qu’ils sont « engagés ». Pas politiquement, non, mais socialement, humainement… Et cet Oiseau Rare ne déroge pas à la règle. Ce qui intéresse ces deux auteurs, c’est d’abord et avant tout de nous montrer des personnages qui ont tous des failles, et de le faire avec une aventure sans temps morts, passionnante, parfaitement menée graphiquement comme littérairement. Entre Dickens et Poulbot, ils créent dans cet album un univers passionnel et humaniste !
Cela dit, au-delà de ce qu’on pourrait appeler la structure narrative de ce livre, à côté des aventures qui y sont racontées et montrées, dans des décors qui participent pleinement à l’action, cette série est profondément humaine et humaniste, oui. Parce que, finalement, le thème central du récit, c’est l’espoir… Celui des laissés pour compte de pouvoir encore rêver et d’avoir le pouvoir de donner vie à leurs rêves… Celui, pour l’enfance, de dépasser le deuil et la douleur pour oser créer, inventer, s’affirmer, se définir.
Le dessin d’Eric Stalner est d’un réalisme efficace, et son trait, précis, donne du relief tant aux décors qu’aux personnages. Des découpages éclatés, des perspectives accentuées, des cadrages qui auraient plu à Orson Welles, un sens réaliste du paysage urbain « quotidien » qu’on trouve rarement dans les bandes dessinées historiques, voilà quelques signes évidents du talent « classique » indéniable de Stalner. Un talent d’une efficacité certaine, comme je le disais, et que le talent de la coloriste Florence Fantini accompagne d’une façon assez exceptionnelle. Elle parvient à ne pas faire oublier le noir et blanc puissant de Stalner, tout en participant pleinement à l’élaboration d’ambiances qui forment des séquences et rythment le récit de bout en bout.
Un livre excellent, donc, dans lequel on voit l’héroïne changer de rêve et d’espoir pour mieux vivre, et ne pas uniquement survivre… Un livre qui appelle une suite dont j’espère qu’elle ne se fera pas attendre trop longtemps ! L’histoire complète est en effet prévue, intelligemment, en deux volumes…
Jacques Schraûwen
L’Oiseau Rare : 1. Eugénie (dessin : Eric Stalner – scénario : Cédric Simon – couleurs : Florence Fantini – éditeur : Grandangle – 64 pages (dont un dossier historique) – août 2020)