Il y a parfois dans le monde de la bande dessinées des albums qui, d’emblée, séduisent par le simple fait qu’ils s’inscrivent dans la tradition, dans le patrimoine. C’est le cas avec de livre-ci, de haute taille et de haute tenue !
Nous sommes dans l’Angleterre Victorienne, à la fin du dix-neuvième siècle.
Le long d’une voie de chemin de fer, il y a un bois, dans lequel vit la Communauté des Mille Feuilles. Un « petit peuple » qui n’est pas sans rappeler les elfes, les trolls, que sais-je encore, qui se baladent dans toutes les légendes de notre vieille Europe, ou à peu près, sous différents noms.
Ce petit peuple a ses sages, bien évidemment, ses lois, aussi, dont l’une va servir de base à une aventure initiatique à la fois magique et terriblement et horriblement humaine.
Une loi qui interdit à tout membre de cette communauté de dépasser la frontière qui sépare ce bois du monde des géants, des humains.
Mais les lois, parmi les Mille Feuilles comme parmi tous les groupes de vivants, sont là pour être oubliées par la jeunesse et ses curiosités, ses envies, ses désirs, ses révoltes.
Rameau est une jeune Mille Feuilles. Elle n’a pas envie d’obéir aux ordres qui lui sont donnés, et elle rêve de ce monde lointain, de la ville monstre dans laquelle vivent les géants, ces êtres qui ont de si beaux vêtements…
Elle transgresse la règle sacrée, et se voit infliger une punition qui, tout compte fait, lui semble être une récompense : quitter son monde pour aller, chez ces géants, découvrir pourquoi les humains font le mal, découvrir pourquoi, surtout, les humains ont « le cœur malade » !
Accompagnée de Vieille Branche, un vieux sage aveugle guidé par une grenouille qui est la narratrice de ce livre, Rameau s’en va donc jusqu’à Londres avec la joie au cœur.
Vieille Branche est magicien… Et ce qu’il veut, en accompagnant Rameau, c’est assumer son destin et aider la jeune fille à découvrir le sien.
Parce que, en parallèle de ce récit qui fait penser à une sorte d’Alice au pays des merveilles inversée, en parallèle même du côté « quête initiatique » que ce genre d’ouvrage revêt toujours, l’auteur, Phicil, nous offre une fable à la fois humaine et historique.
D’abord, il nous promène dans une Angleterre tellement de fois racontée et montrée, mais vue, ici, par des personnes différentes, des personnes venues d’ailleurs, des personnes sans d’autres préjugés que positifs. Même si notre trio (accompagné d’un chat guide touristique, d’un chien, ensuite, d’une larve, enfin) nous permet de rencontrer Oscar Wilde et la reine elle-même, toujours amoureuse d’une ombre disparue, même si cet album nous permet de découvrir des pratiques inhumaines dans les prisons de la vieille Albion, de croiser et de voir se sauver par la magie un certain Jack, étrangleur de son état, l’important, dans ce récit, c’est le hasard. Le hasard qui ne se trompe jamais, face à des humains trop complexes, face un monde trompeur. Un hasard que les « géants », nous, vous, ont oublié au profit de la consommation, du « bling-bling » qui attire tant Rameau.
Certes, ce livre est le portrait d’une époque historique, avec des références littéraires précises et bien choisies, au travers du regard de touristes improbables. On pense, d’une certaine manière, à cette phrase qu’on a tous prononcée un jour ou l’autre : « ah, si je pouvais être une petite souris pour voir sans être vu… ». C’est une grenouille qui nous guide, en fait, dans les méandres d’une existence et d’une société qui, pour datée qu’elles soient, ressemblent à la nôtre.
Je parlais du hasard, et il est omniprésent, de rencontre en rencontre, au long de quelques amitiés puissantes qui ne seront pourtant qu’éphémères.
La vie est éphémère, tout comme les passions qu’elle peut engendrer, tout comme les rêves qu’elle peut faire jaillir d’un quotidien trop gris.
Mais ce livre, c’est également, et d’abord sans doute, un poème autour de la jeunesse, de la nécessité, pour qu’elle soit toujours ce qu’elle doit être, qu’elle a de vouloir découvrir, de vouloir voir ailleurs, de vouloir pouvoir se révolter.
Le scénario s’amuse, et nous amuse, vous l’aurez compris, à mélanger les genres, à jouer avec les codes du récit fantastique et du récit historique. Et ce sans jamais se perdre et sans jamais nous perdre en cours de route, loin de là. Le dessin, souple, louche quelque peu vers Sfar… Mais sans l’ostentation de cet auteur nombrilique… Phicil possède, lui, un vrai sens de la poésie, qui transparaît à la fois dans son trait et sa couleur, et à la fois dans son texte. Il dessine, il écrit, et prend un plaisir palpable qu’on ressent dans sa manière de nous plonger, en même temps que ses héros, dans de somptueux décors.
Oublions les quelques fautes d’orthographe que les correcteurs ont oublié de corriger, et disons-le, ce livre est passionnant, intelligent, merveilleusement documenté, littéraire à sa manière, souriant d’un humour très british parfois.
Un livre qui se savoure, et qui vous plaira…
Jacques Schraûwen
Le Grand Voyage De Rameau (auteur : Phicil – assistants auteurs : Stéphanie Branca et Reiko Takaku – éditeur : Soleil/Métamorphose – 212 pages – septembre 2020)