Un chef d’œuvre indispensable !
Cela fait 150 ans que Paris a vu se terminer, dans le sang, l’horreur et l’injustice, une utopie révolutionnaire… Et Jacques Tardi, associé à l’écrivain Jean Vautrin, offrent à cet anniversaire une fresque époustouflante. Avec eux, la Commune de Paris vit encore, avec ses démesures, ses dérives, ses espérances folles !
Nous avons toutes et tous, dans nos bibliothèques, des auteurs qui nous sont compagnons de vie. Des artistes qui ont forgé nos réflexions, des écrivains, des dessinateurs auxquels on voue une virtuelle amitié.
Dans ma bibliothèque idéale, on retrouve Léautaud, Sternberg, Prevot, Baillon, Céline… Et quelques créateurs du neuvième art aussi, comme Forget… Et, surtout, Tardi !
Combien de fois n’ai-je pas lu et relu sa « Véritable histoire du soldat inconnu ». Combien de fois n’ai-je pas admiré sa façon parfaite de faire de l’œuvre de Léon Malet une œuvre dessinée.
Jacques Tardi est de ces rares humains capables de se regarder dans un miroir et de se dire qu’ils sont toujours fidèles aux idéaux qui étaient les leurs à vingt ans. Ce n’est pas le cas, loin s’en faute de bien des dessinateurs des années 60 et 70 !
Tardi, c’est un regard sur la vie, sur la guerre, celle de 14 et toutes les autres en même temps, sur l’homme perdu et manipulé, sur l’homme en révolte, sur la femme toujours en lutte, sur l’enfance détruite, sur la résistance, indispensable, essentielle.
Et c’est encore ce qu’il nous offre avec ce « Cri du peuple ».
Vous me direz qu’il s’agit d’une histoire déjà parue il y a dix ans, et vous aurez raison. Mais la voici aujourd’hui réunie en un seul album de quelque 216 pages, et avec un travail de réajustement du découpage, sous la houlette de Tardi.
Le texte de Jean Vautrin, écrivain engagé comme l’est le dessinateur Tardi, est très littéraire, très historique, très fouillé, ce qui, dans l’édition originelle, en plusieurs albums, rendait, avouons-le, la lecture quelque peu ardue. Cette nouvelle intégrale, pouvant se lire d’une traite (mais en prenant son temps…), permet d’alléger la lecture sans pour autant perdre quoi que ce soit de son contenu.
Nous sommes dans un récit multiple, un peu comme le pratiquaient les grands feuilletonnistes du dix-neuvième siècle, de Dumas à Sue.
Nous sommes en présence de plusieurs narrations.
Il y a d’abord une enquête policière. Le 7 mars, le cadavre d’une femme est repêché dans la Seine. Elle tient dans la main un œil de verre numéroté. Le policier Barthelemy est mis sur l’affaire. Une affaire qui ressemble presque à du Arsène Lupin…
Seulement, en même temps, dans les quartiers populaires de la capitale parisienne, c’est la colère qui s’éveille. Face à la défaite de la France contre la Prusse, face à ce que le peuple appelle la trahison de Foutriquet, le ministre Thiers.
C’est là le deuxième récit qui va rythmer tout le livre, de bout en bout : l’Histoire de la Commune et l’histoire de ceux qui l’ont faite, des anonymes, mais aussi le peintre Courbet, l’écrivain Jules Vallès, Louise Michel, Clémenceau même…
Un troisième récit s’imbrique dans ces deux histoires-là : celui d’une vengeance, de la part de Grondin, une espèce de Vidocq ou de Javert attaché à la sûreté de l’Etat français. Il veut retrouver l’homme qui, selon lui, a tué il y a bien longtemps une jeune femme dont il s’occupait. Et, ce faisant, il devient lui aussi un acteur actif de l’utopie révolutionnaire.
A tout cela s’ajoute toute une galerie de portraits. Celui d’un photographe, celui de truands de la zone, celui d’une putain, d’un militaire qui quitte l’armée officielle pour se battre aux côtés des communards. Celui d’un transporteur de cadavres, d’un prêtre torturé par le remords, de policiers qui, quel que soit le régime pour lequel ils travaillent, ne sont que des instruments du pouvoir. Il y a aussi le portrait de quelques amours, passagères ou essentielles.
Et c’est ce mélange d’intrigues, de descriptions, de quotidiens en quelque sorte, qui fait toute la construction quelque peu hétéroclite de ce livre. Mais avec une logique narrative qui se met en place, petit à petit, et qui aboutit, en même temps que la fin dans le sang de la Commune, à la fin de tous les récits entamés.
« Le Cri du Peuple », c’est le nom d’un journal…
Et on a un peu l’impression, en pénétrant dans cet album, d’entrer de plain-pied dans l’existence de quelques journalistes de l’époque, de quelques correspondants de guerre qui nous racontent, au feu des dialogues de Vautrin, ce qu’était la Commune de Paris, ce qu’en furent les combats. Les narrateurs sont nombreux, dans ce livre, et chacun d’eux nous livre un centre de gravité différent des lieux, des combats, des horreurs.
Je disais qu’il s’agissait d’un livre historiquement très fouillé. Et c’est bien le cas au travers de ces « reportages » dialogués… On suit les combats de rue en rue, on découvre, grâce à des notes de bas de pages, qui étaient les protagonistes de cette guerre fratricide. Ce sont des Misérables sans pathos que nous racontent Vautrin et Tardi.
Entre mars et juin 1871, la Commune vit se construire une armée du peuple, vit se vivre une lutte des « petits » contre les grands, tous les grands, ceux de la politique comme de la religion, ceux de tous les pouvoirs. Ce ne sont pas que des laissés pour compte que nous racontent les auteurs de ce livre, ce sont des gens, de tous les jours, des gens simples, des gens capables encore de rêver et de se battre pour donner vie à leurs rêves.
Et la langue de Vautrin fait merveille pour rendre compte de cette multiplicité de rencontres, de mondes différents qui se réunissent dans un idéal commun. On ne peut qu’avoir « le ciboulot qui chahute » en savourant les textes de cet écrivain habité par son sujet.
En même temps, les références littéraires et artistiques dont il émaille son scénario nous disent, à leur manière, qu’aucune révolution ne peut se faire sans les Artistes, les Créateurs, les Ecrivains, les Peintres.
Il y a là une approche de la résistance face à l’oppression qui a, certes, des accents véritablement anarchistes, communistes parfois, mais qui éveille aussi, 150 ans après les faits, des échos très contemporains !
Et puis, bien évidemment, il y a le dessin de Tardi… J’ai même envie de dire que jamais il n’a été aussi loin dans le graphisme, dans l’utilisation du noir et blanc, qu’avec cet album…
Les incendies, sans aucune couleur, sont des brasiers pour le regard du lecteur…
La colonne Vendôme s’écroule et on ressent presque, grâce au dessin, le sol qui se soulève et se craquèle.
Et puis, il y a Paris, comme décor, il y a aussi des foules, des groupes, des gros plans… Dans ce « Cri du Peuple », Tardi va au bout de tous ses possibles, et le résultat est véritablement exceptionnel !
Enfin, j’aime que des Artistes aient le courage d’être iconoclastes, de faire descendre de leur piédestal des gens que l’Histoire officielle n’arrêtent pas d’encenser. Comme Emile Zola, dont une citation termine ce livre, une citation qui montre que cet écrivain qui ne rêvait que de gloire et d’Académie Française, qui a eu comme ami pendant pas mal de temps le répugnant Drumont, était, tout compte fait, d’un parfait conformisme…
Une citation à propos du peuple de Paris : « le bain de sang qu’il vient de prendre était peut-être d’une horrible nécessité pour calmer certaines de ses fièvres. Vous le verrez maintenant grandir en sagesse et en splendeur »…
Parler de ce qui fut un massacre épouvantable comme d’une nécessité, c’est un discours que, depuis, chaque injustice engendre, chaque régime liberticide recrée ! C’est encore et toujours le fameux « c’est pour ton bien » qui infantilise petits et grands…
Jacques Schraûwen
Le Cri Du Peuple (dessin : Jacques Tardi – scénario : Jean Vautrin – éditeur : Casterman – 216 pages)