Quand l‘idéologie prend le pas sur la vie !
C’est étrange comme on oublie vite, toutes et tous… Les années 70 sont pourtant toutes proches, et la mémoire s’est effacée d’une des dictatures les plus répugnantes du vingtième siècle. Ce livre est là pour réveiller nos mémoires… et nos consciences !
Entre 1975 et 1979, le Cambodge s’est soumis à un régime que les nazis n’auraient pas désavoué, celui des Khmers Rouges.
Comme dans toute dictature, il fallait une personnalisation, et ce fut Pol Pot qui fut l’idole emblématique de cette période violente, inhumaine, déshumanisante, avec l’appui de la Chine de Mao et le silence des Occidentaux.
Sous le nom de « Kamputchea Démocratique », ce fut l’instauration pendant de longues années de l’horreur et de l’arbitraire, de la peur devenue compagne de tous les jours de tout un chacun, de n’importe qui, ce fut la domination idéologique de tout un peuple, avec son cortège d’injustices, de morts, de tueries innommables. C’est étrange comme toute dictature (même celle d’Athènes…) a besoin de se dévoiler derrière le mot « démocratie »… Ou « socialisme » comme en Allemagne hitlérienne… C’est étrange comme les idéologies peuvent ainsi, en peu de temps, prendre le pouvoir sur l’intelligence et l’esprit critique. Et devenir même aux yeux du monde un régime politique acceptable…
Le régime des Khmers Rouges a fait presque deux millions de morts, soit pratiquement un quart de la population du Cambodge.
Et qui, aujourd’hui, s’en souvient encore ?
J’ai un petit côté utopiste je l’avoue, et je continue à croire qu’un livre peut, si pas changer le monde, cependant ranimer quelques mémoires infidèles, expression que j’emprunte à Julos Beaucarne.
Et cette bande dessinée se révèle ainsi, à mes yeux, importante, essentielle. Parce qu’elle nous montre comment des gens normaux peuvent devenir des bourreaux… Sous Hitler comme sous Staline, sous Mussolini comme sous Pinochet, sous Mao comme sous Pol Pot …
Ce livre n’est pas le fruit de l’imagination des auteurs. Il et basé sur un personnage réel… Un peintre qui n’a dû son salut qu’à son talent, un talent qu’il a dû mettre au service de l’imagerie idéalisée du régime de Pol Pot.
Arrêté en 1978, accusé de violation du code moral, Vann Nath se retrouve dans une des pires prisons du Cambodge, à Pnomh Penh.
Là, sans comprendre pourquoi il est arrêté, il ne survit d’abord que par hasard à la torture, aux injures, aux interrogatoires accompagnés de traitements électriques avilissants.
Les auteurs de ce livre restent pudiques quant à ces pratiques inacceptables. Ils ne les montrent, finalement, qu’au travers du texte, qui est construit comme étant dit par Vann Nath lui-même. Mais les mots, parfois, expriment encore plus la douleur qu’un dessin précis ! La douleur et la déchéance, comme quand le personnage principal se réjouit de ne pas être appelé pour un interrogatoire…
Il survit ensuite par la grâce de son talent, par le besoin qu’ont le pouvoir en place et ses gardes chiourmes de donner du chef suprême des images parfaites… Tout comme dans la Chine du grand frère Mao…
Cet album de bande dessinée nous raconte, en fait, plusieurs périodes de l’existence de Vann Nath, le peintre des Khmers Rouges. Son arrestation, son emprisonnement, l’apprentissage de sa peinture, de son talent, sous les ordres de ses bourreaux, la liberté et, plus tard, bien plus tard, dans les années 2000, son combat pour que rien ne s’oublie des tueries desquelles il a été le témoin, indirect ou direct.
Le scénario de Matteo Mastragostino n’a, de ce fait, rien de linéaire, puisqu’il passe d’une période à l’autre, mais il reste cependant totalement lisible. Pourquoi ? Parce que le scénariste a choisi la voie la plus difficile peut-être pour un récit, celle du sentiment, de la sensation, donc aussi de la mémoire. Et cette narration, il en use avec un sens évident de retenue, de pudeur, mais aussi d’efficacité.
Une efficacité qui se révèle totale grâce au dessin de Paolo Castaldi qui évite tous les écueils de ces changements de datation dans le récit grâce à un graphisme tout en grisaille, tout en flou aussi, agrémenté ici et là de touches de couleur, comme pour montrer qu’en toute horreur la couleur, celle du peintre, celle des mots, aussi, et donc des rêves, reste une échappatoire…
Être un bourreau, cela commence par la délation, par la dénonciation, par le besoin, ainsi, de se montrer comme étant un citoyen modèle. Cette délation qui, insidieusement, peut devenir un mode de vie, comme le prouvent certains de nos présents, d’ailleurs…
Être un bourreau, le devenir, c’est perdre toute notion d’empathie, de solidarité, en dehors des normes idéologiques imposées.
Être un bourreau, dans les camps de la mort de la guerre 40-45, dans le stade Santiago du Chili ou dans les camps de Sibérie et d’ailleurs, d’Espagne de Franco, de Portugal de Salazar, c’est oublier tout ce qu’on est, tout ce qu’on a été, et ne plus être qu’un objet consentant aux mains d’un pouvoir qui ne survit, pourtant, oui, que grâce à l’inertie intellectuelle de ses pantins humains…
C’est tout cela que nous raconte, au-delà de la seule réalité cambodgienne, ce livre à l’intelligence aigüe, à l’importance évidente.
Et les dernières pages de cet album nous donnent à voir les tableaux réels de Vann Nath, nés de ses souvenances, de mémoires qu’il nous appartient de ne pas laisser détruire…
Là aussi, il y a une constante dans tous les enfermements arbitraires : à chaque fois, des artistes, dessinateurs comme en Belgique, peintres, poètes, ont voulu, à travers leur art, témoigner. Parce que, finalement, seuls l’art et, donc, la culture au sens le plus large du terme peuvent servir de digues à l’indicible toujours prêt à renaître !
Jacques Schraûwen
Vann Nath (dessin : Paolo Castaldi – scénario : Matteo Mastragostino – éditeur : La Boîte à Bulles – 128 pages – novembre 2020