Le Festival de la Bande Dessinée de Chambéry est un festival d’auteurs, dans le sens le plus noble du terme, le moins mercantile. Et il fête en ce début du mois d’octobre ses 45 automnes. Avec un prix du meilleur album attribué à Nicolas Barral pour son superbe « Sur un air de fado »!
Qu’est-ce qu’une dictature ? Comment vit-on dans un pays qui assume pleinement sa politique totalitaire ? Qu’est-ce que la résistance, l’engagement ? Autant de questions abordées dans ce livre qui nous raconte dix ans de l’histoire d’un homme dans un Portugal à l’âme égratignée…
1968. Fernando Pais est médecin à Lisbonne. Un médecin célibataire, divorcé sans doute, se baladant de rue en rue, de patient en patient, le sourire aux lèvres, le regard comme perdu en des ailleurs qu’on ne devine pas.
Cet homme est le centre de gravité du récit auquel nous convie Nicolas Barral. Un récit ordonné comme un roman, avec des chapitres qui en font toute la colonne vertébrale, tout le rythme aussi.
Au travers de la présence de ce médecin qui se rend régulièrement dans les locaux de la police politique pour y soigner les prisonniers qui y sont, d’une manière ou d’une autre, torturés, de moins en moins physiquement, d’ailleurs, de plus en plus psychologiquement, au travers de la silhouette dégingandée du docteur Pais, ce sont dix ans de dictature que nous raconte Nicolas Barral. Dix ans de la vie d’un homme qui n’a rien d’un héros, sans doute, mais qui a, un jour, par amour, osé se révolter contre un état de fait inacceptable. Une révolte en 1958 totalement occultée, pour lui, en 1968
Le Fado est la musique emblématique du Portugal. Comme toute musique populaire, elle est le dernier refuge de l’âme, quelles que soient les circonstances de la vie. Avec des guitares qui pincent leurs cordes pour mieux faire écouter les larmes de la vie, les chanteurs de fado parlent d’amour, de jalousie, de trahison, de vie, de mort… Mais sans ostentation, avec, tout au contraire, une propension à la mélancolie, une évidence d’un sentiment, la saudade, impossible à traduire en français… Le fado, c’est l’expression, pour utiliser les termes d’un des protagonistes de cet album, d’une « aspiration égoïste au bonheur ». Le Fado, c’est l’envolée à peine lyrique d’une âme qui se sait soumise aux hasards de la vie, du rêve, de la mort… Le Fado, aussi, c’est la distance prise par l’humain pour supporter l’inhumain.
Ce livre n’est pas, loin s’en faut, le portrait d’une dictature.
Certes, la dictature est montrée, elle est comme un second fil conducteur de l’intrigue. On voit la police politique… On voit les arrestations arbitraires et les interrogatoires musclés… On voit les « collaborateurs » et leurs actes pervers… On voit les rues ensoleillées de Lisbonne se grisailler de tristesse… On voit la mort, les activistes et leurs dérives idéologiques aussi… On voir la dictature, oui, mais à hauteur d’homme, avec une vraie pudeur dans le propos comme dans le trait. Pour Nicolas Barral, il ne s’agit pas d’un pamphlet, mais d’une plongée, tout simplement, dans ce que l’homme peut subir, et la manière dont il le fait, la façon, aussi, dont il peut résister… Dont il veut résister… L’histoire qu’il nous raconte, celle d’un homme qui, observateur de l’existence après avoir essayé d’en être un acteur, celle d’un homme qui se refuse à l’action, celle d’un homme qui, par les hasards du temps qui passe, se voit offrir une seconde chance de se redresser, de ne plus être dans l’ombre, cette histoire se déroule il y a peu de temps, très peu de temps, en Europe, à deux pas de chez nous, dans un pays qui a, même sous Salazar, vu les touristes bien-pensants se multiplier… Une dictature qui a perduré jusqu’en 1974…
Il y a, dans la construction de cette bande dessinée, une volonté évidente de rendre hommage, d’abord et avant tout, à Lisbonne, ville de contrastes, ville d’Histoire. Ville d’habitants, aussi, d’êtres humains que l’on croise. D’où une utilisation des couleurs extrêmement particulière, à la fois lumineuse et éteinte ai-je envie de dire, tant dans le présent de 1968 que dans le passé de 1958.
D’où, également, une importance évidente apportée, par Nicolas Barral, l’auteur complet de ce livre, aux regards de ses différents personnages. Les yeux du docteur Pais n’expriment rien, plus rien sans doute… Ils sont les lieux de la nostalgie, de la saudade, d’une distance volontaire que prend l’observateur vis-à-vis d’un monde dans lequel il ne veut, ou ne peut, intervenir.
Il y a aussi une particularité à ce livre qui, ailleurs, me dérange la plupart du temps : celle de trouver, dans un livre en français, des expressions, soudain, d’une langue étrangère que sont censés utiliser les protagonistes. Mais là aussi, pour Nicolas Barral, il s’agit d’un hommage à un pays, à une langue qui, chantante, a des sonorités qui peuvent enchanter l’oreille…
Le passé et le présent se mêlent sans arrêt et se vivent en parallèle… La soumission est un sentiment qu’on ne peut condamner… Le poison de la politique entraîne la disparition de libertés autant individuelles que sociales…
C’est aussi de tout cela que nous parle ce livre, et c’est pour cela aussi qu’il nous parle, à toutes et à tous…
Un album excellent, d’un dessinateur qui fut celui de Nestor Burma après Tardi et qui, ici, se révèle d’une belle personnalité, d’une chaude originalité. Un livre à lire, oui, pour son rythme, les questions qu’il soulève, les réponses qu’il nous laisse trouver et assumer !
Jacques Schraûwen
Sur un air de fado (auteur : Nicolas Barral – couleur : Nicolas et Marie Barral – éditeur : Dargaud – 156 pages – janvier 2021)