Le portrait d’une pionnière du cinéma, le portrait d’une époque, d’une Histoire…
Que connaissons-nous de l’Histoire, la grande, celle qui ne se construit qu’à partir de petites histoires quotidiennes ? Grâce aux livres de Catel et Bocquet, toujours un peu plus que le simple reflet des déclarations de quelques experts pontifiants…
Ce dont nous parlent Catel Muller et José-Louis Bocquet, dans ce roman graphique comme dans leurs ouvrages précédents, ce sont des « clandestines de l’Histoire ».
L’Histoire, oui, dont les majuscules oublient bien trop que le monde ne peut évoluer que grâce à la minuscule présence d’êtres humains… Sans le chant des troubadours, disait Anne Sylvestre, n’aurions point de cathédrales »… Sans ces « clandestines », ce qui nous manquerait, c’est une part essentielle de l’intelligence humaine et de ses combats, et de ses révoltes, et de ses avancées tolérantes…
Alice Guy est de ces femmes dont on ne parle pas, dont on ne parle plus, même si quelques ouvrages lui ont été consacrés. Et pourtant, elle fut une des pionnières du cinéma autant que de l’émancipation des femmes. Dès la fin du dix-neuvième siècle, profitant de son métier de sténodactylo, Alice Guy s’est fait, peu à peu, par son talent, son acharnement, son travail, une place dans une épopée technologique et culturelle qui allait imprimer son empreinte sur le monde entier : le cinéma !
Alice Guy est une clandestine de l’Histoire, elle fut aussi, surtout, une femme d‘un modernisme incroyable, d’un modernisme qui peut, encore, aujourd’hui, éveiller bien des échos…
Pour parler de ce modernisme, pour nous parler de cette femme et de son époque, les auteurs ont choisi une trame narrative toute simple, et véritablement efficace : la construction du récit se fait en chapitres datés. C’est bien d’une biographie qu’il s’agit, chaque chapitre étant une tranche de vie, sans flash-backs, dans une continuité temporelle sans faille.
Et, ce faisant, les auteurs nous racontent toute une époque, toutes des époques, et deux histoires, celle d’une femme et celle du cinéma.
Cette construction narrative du scénario, d’une fluidité exemplaire, se continue et se complète par la construction du dessin. Le graphisme de Catel ne brille pas par son réalisme, par son tape-à-l’œil, mais par sa fidélité au sujet traité et, de ce fait, à son sens aigu de l’expressivité. Les visages des personnages révèlent leurs sentiments, leurs émotions, leurs doutes, leurs plaisirs.
Catel dépasse ainsi, par la grâce de son dessin, la simple anecdote pour, à petites touches, aborder des thèmes plus généraux parfois, plus intimistes d’autres fois : l’évolution du sens à donner au mot couple, par exemple, l’évolution de ce qu’est une famille, aussi, mais, en même temps, le dessin de Catel nous donne à voir le passage historique de la photo au cinéma, nous raconte l’évolution du jeu d’acteurs qui, avec Alice Guy, se doit de ne pas être surchargé.
Catel applique, dans toute son œuvre, ce qu’un des personnages dit dans ce livre-ci : « il ne suffit pas de montrer, il faut faire rêver ».
Cela dit, l’histoire majuscule, c’est aussi celle des mots, et Bocquet la fait vivre, elle aussi. Saynètes, phonoscènes, théâtre de prises de vue, tout le vocabulaire d’un art naissant ponctue son récit sans jamais l’alourdir.
Il est vrai aussi que Bocquet a des références, nombreuses, qu’il utilise dans ce livre : de Voltaire aux frères Lumière, de Louis Feuillade à Chaplin, de Lacassin à Eiffel. Mais ces références participent pleinement à ce qu’il nous raconte, à ce qu’il partage avec nous : le portrait d’une femme dont la réussite est un agglomérat de faits, de rêves, de sensations, de rencontres ! Son scénario n’a rien de pédant : il est partie prenante de l’art de la bande dessinée.
Et là aussi, entre le scénariste et la dessinatrice, la complicité, voire l’osmose, sont de mise, sans aucun doute possible.
Catel a un dessin qui n’a rien de tarabiscoté. Un dessin qui s’intéresse, d’abord et avant tout, aux personnages. Mais un dessin qui rythme le récit, également, en réussissant à rendre compte d’une part de la réalité de ses personnages et, d’autre part, de la réalité presque tangible de l’époque racontée, grâce aux décors, aux objets, aux lieux dans lesquels évolue Alice Guy. L’alternance de scènes intimiste et de scènes aux décors peaufinés fait penser, graphiquement, à ce qu’est le cinéma !
Ce livre est beau, simplement.
Par ce qu’il nous raconte, par ce qu’il nous montre, par la fusion totale entre le dessin et le texte, par l’absence de toute lourdeur, par la création d‘un rythme que je qualifierais de « vivant ».
Au détour d’une page de ce « Alice Guy », il y a cette phrase, que j’épingle ici : « La beauté n’est pas une histoire de technique ».
Une phrase qui s’applique bien entendu à Alice Guy. Mais qui s’applique aussi au travail de Catel.
L’existence d’Alice Guy s’est faite, comme celle de tout être humain, de hauts et de bas, de réussites et d’échecs. Elle aurait pu en être aigrie, mais elle n’a été, tout au long de cette vie, jusqu’à sa mort en 1968, qu’une femme toujours combattante, mais sans ostentation.
Ce livre parle d’elle. Une femme d’art, d’intelligence et d’intégrité.
Mais il parle, en même temps, d’art, de société, d’évolution humaine au long du vingtième siècle. D’image animée comme lieu de souvenance. De création qui ne peut exister qu’avec émotion. De féminisme, de racisme, de contrôle des naissances, et de but essentiel du cinéma, qui est de montrer AUSSI le réel.
« Alice Guy » est de ces livres qui nous enrichissent.
Il est donc de ces albums qui ne peuvent que trouver une place de choix dans votre bibliothèque.
Jacques Schraûwen
Alice Guy (dessin : Catel Muller – scénario : José-Louis Bocquet – éditeur : Casterman – 400 pages – septembre 2021