Les années trente, le monde qui, inexorablement, se dirige vers les pires des horreurs, l’Allemagne nazie, les jeux olympiques de Berlin, et un détective privé qui, d’observateur, va devoir devenir acteur…
J’ai découvert Philip Kerr, il y a plusieurs années, grâce à une quatrième de couverture qui promettait une plongée imaginaire dans une société atrocement réelle.
J’ai immédiatement été séduit.
Par son approche totalement classique, d’abord, de son personnage central, Bernie Gunther, dans la lignée d’écrivains comme Raymond Chandler, Stuart Kaminski ou Dashiell Hammett, voire même Léo Malet et son Nestor Burma.
Par sa véritable plongée historique, en même temps, et sans angélisme, dans un univers qui laisse l’absolu d’un pouvoir se justifier par le silence, l’acquiescement même, de toute une population. L’art de Kerr, mort en 2018, a été de restituer, grâce à ses mots et ses intrigues, un pays avec ses demeures, ses lieux de plaisir, ses lieux de décision, ses décors, ses personnages. C’est bien plus que de l’évocation qu’on trouve dans ses romans, c’est une approche sociologique d’une époque, certes, bien précise, mais dont les vérités nous posent des questions extrêmement présentes.
Adapter une œuvre littéraire en bande dessinée (ou au cinéma) n’est jamais chose aisée, et les exemples sont malheureusement nombreux de parutions sans grand intérêt.
Au vu du talent et de la puissance d’écriture de Kerr, on pouvait se méfier d’une telle tentative à son égard !
Mais en choisissant la voie de la fidélité immédiate, linéaire, au roman originel, grâce au texte qui, de bout en bout, laisse en quelque sorte la voix de Kerr garder le pouvoir sur le récit dessiné, le scénariste Pierre Boisserie a évité les écueils, les trahisons.
Et le dessin de François Warzala, celui d’une ligne claire dans la tradition des œuvres de Floch ou Jacobs plus que de Tintin, est exactement ce qu’il fallait pour ce genre de récit : l’approche en demi-teinte d’une déliquescence tout en brutalités démultipliées.
Cela dit, résumer ce livre tient de l’impossible, tant s’y retrouvent mêlées moult et moult thématiques.
Bien sûr, il s’agit d’une enquête… La fille d’un industriel est assassinée, et Bernhard Gunther est engagé par le père pour prouver le meurtre, et récupérer, aussi, le contenu d’un coffre. Gunther, qui a été un enquêteur doué de la police allemande, avant de l’avoir quittée pour des raisons d’incompatibilité d’humeur avec le troisième Reich. Et cette enquête bien payée va le conduire dans les lieux les plus importants du nazisme, avec Göring et Himmler !…
Mais au-delà du seul côté « polar » historique, ce livre nous parle du vol d’œuvres d’art orchestré par un Etat, de la place de la femme dans une société totalitariste, de l’homosexualité, d’une sorte de mafia organisée avec l’appui des plus hautes sphères du pouvoir, du pouvoir teinté d’absolutisme de l’argent et de l’économie.
Gunther ne prend pas vraiment position. Il fait son boulot, il observe. Est-il désabusé ?… A certains moments, oui, mais sans aucun engagement. Il se force, et on le sent dans cet album, tant au niveau du graphisme que du scénario, à se distancier de ce qui arrive aux Juifs, de ce que devient la vie quotidienne des Berlinois parmi lesquels il en est peu, très très peu même, à penser à une quelconque révolte…
Tout comme Philip Kerr, les auteurs de cette bande dessinée ont choisi de nous montrer ce qu’est ce quotidien, celui de la montée du nazisme, celui aussi des jeux olympiques qui vont voir Jesse Owens devenir un symbole haïssable par Hitler et sa clique… La vie quotidienne, c’est une accumulation de petits détails, dessinés ici et là, pour ponctuer simplement la fluidité de la narration : l’ersatz d’essence, les drapeaux qui se multiplient, les soirées mondaines et l’omniprésence du cinéma et de la propagande.
Et puisqu’on parle de cinéma, comment ne pas souligner le découpage de cet album, qui se fait mise-en-scène efficace.
Comment, aussi, ne pas souligner aussi le travail du dessinateur pour cadrer des regards et des attitudes qui en disent plus, toujours, qu’un long texte. Tout comme dans sa manière, presque à la Berthet, de dessiner les femmes, fatales ou simplement croisées dans les méandres des rues et de leurs nuits.
Au-delà de toute caricature, ce livre est une belle réussite, sans aucun doute…
Avec, cependant, un petit bémol.
Au vu de la pléthore des personnages plus ou moins secondaires, ou plus ou moins principaux, et de leurs patronymes, le lecteur a parfois tendance à se perdre… Mais, finalement, on retrouve le fil, et on se laisse alors emporter par un rythme qui forme, en fait, toute la construction narrative de ce livre !
Jacques et Josiane Schraûwen
La Trilogie Berlinoise – 1. L’Été De Cristal (Dessin : François Warzala – scénario : Pierre Boiserie, d’après Philip Kerr – éditeur : Les Arènes BD – 2021 – 144 pages)