Red Creek. 1959. Une petite ville au fin fond des Etats-Unis. Des cadavres, un flic raciste, un détective privé sans ambition, une journaliste, elle, ambitieuse… Voilà tous les ingrédients de cet album passionnant !
Résumer la carrière du prolifique scénariste Eric Corbeyran est chose impossible, tant il a exercé son talent dans bien des domaines de la bande dessinée, dans des thématiques extrêmement variées. S’il fallait malgré tout trouver un fil conducteur, une unité dans ses scénarios, sans doute faudrait-il la rechercher dans sa manière de s’intéresser à ses personnages. Quel que soit le décor dans lequel il nous entraîne, il le fait toujours en s’approchant du plus près possible des (anti-)héros de ses récits… Le vin ou l’Histoire, le fantastique ou l’humour, la bd sociétale ou la bd de délassement pur, tout cela est pour lui un prétexte à inventer des hommes et des femmes auxquels, parfois avec un sens évident de la caricature, il aime donner vie.
Graphiquement, même si ses scénarios appellent le plus souvent un dessin réaliste, il aime surtout des dessinateurs qui accompagnent différemment ses mots, ses intrigues. Je me souviens, quant à moi, avoir été séduit par l’excellent « Lie de Vin », dessiné par Berlion, par le « Maître chocolatier » se déroulant à Bruxelles, par sa participation à l’album « Paroles de taulard ». A chaque fois, on ressent véritablement le soin que Corbeyran met à s’entourer de gens qui aiment voyager dans ses univers…
C’est encore le cas ici, avec Chico Pacheco dont les influences américaines sont indubitables. On se retrouve dans l’univers des comics, par le découpage comme par le trait. Je ne parle pas des resucées sans fin des super-héros, mais dans ces histoires américaines, souvent glauques, dans lesquelles la nuit et ses ombres occupent toujours une place prépondérante, avec des sensations d’angoisse alimentées par des perspectives et des découpages qui aiment le vertige…
A ce titre, il faut souligner, dans cet album, le travail remarquable du coloriste Cyril Saint-Blancat. Il ne cherche à aucun moment à éblouir et se met au service de l’histoire… Ses gris mêlés de bleu, traversés ici et là de couleurs chaudes, rythment véritablement le récit.
Un récit que le dessinateur a parsemé de plusieurs sourires graphiques, comme des hommages… A Torpedo, bien évidemment, de Bernet. Mais aussi aux Dalton de Morris… Ce sont les plus évidents, mais il y en a d’autres, en référence aussi au cinéma noir des années 50 !
Cela dit, que nous raconte cet album hétéroclite mais passionnant ?
A Red Creek, existe une usine étrange dont personne ne sait ce à quoi elle travaille, ce à quoi elle sert.
A Red Creek existe une casse de voitures dont on se demande ce qu’elle peut faire dans ce bled pourri loin de tout…
A Red Creek, il y a des meurtres sanglants, des cadavres mutilés, et un shérif qui n’en a rien à faire. Après tout, les victimes ne sont que des membres de minorités, les Noirs, les Indiens, les Latinos…
A Red Creek, il y a aussi des disparitions qui n’intéressent d’aucune manière la police ronronnant dans une sorte de léthargie dont on devine qu’elle est bien payée…
Et le privé comme la journaliste qui y arrivent ne sont que deux fouille-merde qui, peu à peu, en s’associant, vont s’enfouir dans une réalité peu ragoutante… Et particulièrement pourrie, politiquement et humainement parlant…
Et c’est au cours de cette enquête conjointe que le récit commence à délirer… Au-delà des crimes horribles, c’est dans un monde de compromissions, certes, que les deux enquêteurs se glissent… Mais un monde profondément ancré dans une guerre froide aux méchants Russes en face des à peine moins méchants Américains…
Et puis, les années 50, ce sont, littérairement parlant, les années d’apogée de la science-fiction, avec Fredric Brown, Ray Bradbury, Isaac Asimov, avec la peur de la population face aux ovnis, aussi…
Et « Red Creek Shuffle » devient alors, avec un humour morbide et pratiquement influencé par le manga actuel, une histoire qui mélange plusieurs thématiques, avec un plaisir évident de la part des auteurs, et sans jamais perdre le lecteur au passage !
Bouquin étonnant, ce livre inattendu est à la fois un hommage à la littérature et au cinéma de ces années 50 et un excellent moment de délassement, de plaisir, même hanté par des monstres et des flots de sang…
A découvrir, sans aucun doute !
Jacques et Josiane Schraûwen
Red Creek Shuffle (dessin : Chico Pacheco – scénario : Eric Corbeyran – couleurs : Cyril Saint-Blancat – éditeur : l’aqueduc bleu – janvier 2023 – 156 pages)