C’est déjà mon deuxième coup de cœur de l’année… Il y a eu « La neige était sale », dont j’ai parlé ici… Et il y a maintenant cet album d’une jeune femme, Marie Spénale, au talent indéniable !
Ce livre est superbement séduisant ! Par ce qu’il nous raconte, déjà… Même si, ici et là, on l’annonce comme n’étant que le récit d’une sorte de Robinson Crusoé au féminin!
Il s’agit bien d’un naufrage, c’est vrai, celui d’une femme mûre qui se retrouve seule sur une île perdue loin de tout. Il y a également un autre occupant de cette île que cette femme, Annie, va rencontrer.
Mais la ressemblance avec Defoe s’arrête là. Le titre de ce livre fait penser à une vieille comptine : « il y a longtemps que je t’aime, jamais je ne t’oublierai », qui se termine par ce quatrain : « je voudrais que la rose fût encore au rosier et que mon doux amant fût encore à m’aimer ». Et ce qui remplit ce livre, c’est cette double thématique-là : l’amour qui se cherche un sens, le tout dans une nature foisonnante. Un amour qui se cherche au long d’une sorte d’introspection artistique.
Tout au long de l’Histoire humaine, c’est toujours, en fin de compte, d’amour que nous parlent les événements comme les grands auteurs… Sans amour, pas de guerre de Troie, par exemple, pas de Racine, pas de Molière… Pas de Godot qu’on attend éternellement…. Et c’est bien à la recherche de cet Amour, tantôt minuscule, tantôt majuscule, que nous entraîne Marie Spénale.
Mais, en se plongeant ainsi à la fois dans ses propres aspirations, ses propres questions, et dans les méandres d’un amour toujours multiforme, Marie Spénale aborde bien d’autres thématiques.
Il y a la solitude, et l’angoisse de cette solitude… Et puis la peur, soudain, pour Annie, de devoir constater qu’elle n’est pas seule, et qu’elle peut oublier son mari entre les bras d’un homme qui ne dit rien mais dont le corps se donne avec une infinie sensualité. Il y a le fugitif et essentiel moment où le sentiment s’accepte charnel…
Il y a ce monde dans lequel Annie survit, un univers à la fois réel et onirique, il y a son autre angoisse, celle de l’âge, qu’elle calme en l’acceptant, en coupant ses cheveux, en laissant le blanc les envahir… Ce livre est, c’est une certitude, une introspection poétique, presque surréaliste, avec des références à Freud, au symbolisme des rêves, comme l’eau, le sang, la minéralité de l’environnement humain…
Ce livre raconte le besoin, enfin, que cette femme accepte, d’aimer maintenant, au présent, tout simplement… Elle écrit, d’ailleurs, dialoguant autant avec elle-même qu’avec son mari qu’elle n’oublie pas… Elle écrit comme l’autrice dessine, sans doute, pour s’aimer elle-même… Pour s’aimer vieillir… Pour refuser les convenances… Le temps d’une parenthèse de quatre mois, Annie va se redécouvrir libre, sans rien renier cependant de ses engagements amoureux…
Et le livre se termine par cette phrase qui est comme une porte ouverte dans ses quotidiens retrouvés : « Rien n’est jamais assez ». « Il y a longtemps que je t’aime », c’est un album extrêmement personnel et, ce faisant, universel dans son propos, grâce aussi à une narration graphique totalement assumée, totalement réussie.
Et c’est là la deuxième raison de l’immense plaisir que j’ai eu à me plonger dans ce livre que je considère, vraiment, comme un petit chef d’œuvre du neuvième art ! C’est un livre qui se construit, graphiquement, à partir de références artistiques… Picasso… Matisse… Les mangas… Le Douanier Rousseau…
Et puis, il y a la couleur ! Une couleur qui fait ben plus qu’accompagner le récit, qui en est partie prenante, qui en invente le rythme, sans cesse, une couleur dans laquelle le lecteur ne peut que s’immerger, pour un poétique naufrage des certitudes, avec bonheur et sensualité…
Et j’épingle ici un petit dialogue à lire dans ce livre, et qui résume peut-être tout son trajet de création… Tout le trajet humain que nous faisons, toutes et tous, lorsque nous acceptons que l’Amour devienne nôtre…
« – C’est dur, quand on nous appelle, de ne pas venir.
- On est libres.
- Tu penses ? Même quand on nous aime ? »
Ce livre, exceptionnellement beau, est aussi un livre libre, qu’on ne peut qu’aimer, que vous ne pouvez qu’avoir dans votre bibliothèque !
Jacques et Josiane Schraûwen
Il y a longtemps que je t’aime (autrice : Marie Spénale – éditeur : Casterman – mars 2024 – 122 pages)