Aristophania : 1. Le Royaume d’Azur

Aristophania : 1. Le Royaume d’Azur

Dans cette chronique, le dessinateur parle avec passion de ce livre qui mêle fantastique et portrait social d’un vingtième siècle naissant… Le royaume d’Azur est celui de la magie, il est celui du rêve, il est lumineux, comme l’est cet album !

aristophania
Aristophania © Dargaud

Nous sommes dans les années 1900. Tout commence par des scènes aux couleurs grises, des scènes de travail en usine, des scènes qui nous montrent la misère de la classe ouvrière de ce début de siècle aux industries déjà omnipotentes. Marseille est une ville tentaculaire, dans laquelle une étrange violence, comme née d’un ailleurs improbable, prend vie et fait mourir un de ces ouvriers, le père de trois enfant, Calixte, Victor et Basile.

Ces trois orphelins, après avoir fui la cité phocéenne, se retrouvent à Paris, et puis sont recueillis par une femme âgée, Aristophania Bolt, qui les emmène dans le sud de la France, là où le soleil fait oublier les grisailles qu’ont vécues ces trois enfants. Et c’est là, dans ce  » royaume d’azur « , que vont commencer à la fois leurs quêtes plurielles et leurs apprentissages à un univers qu’ils ne connaissent pas, celui de la magie, du fantastique, donc du merveilleux et de l’horreur !

Joël Parnotte, le dessinateur, a un dessin qui se différencie quelque peu de ses précédents albums. On sent son trait plus immédiat, privilégiant le mouvement ici, le regard là, le décor encore…

Au-delà de cette spontanéité artistique, il y a également chez Parnotte une vérité dans la manière dont il traite les environnements, nombreux et différents, qui émaillent ce premier volume. Il y a, certes, une excellente documentation, mais il y a surtout tout le plaisir qu’il a pris à jouer avec les couleurs, avec les perspectives, avec le rendu d’une époque sans âme…

Joêl Parnotte: le spontané du dessin

Joêl Parnotte: plaisir et documentation
Aristophania
Aristophania © Dargaud

Le  scénario de Xavier Dorison, comme à son habitude, ne laisse que peu de choses dans l’ombre… Et même si, dans toute série, le premier volume est toujours une sorte de présentation, une sorte de prologue à la saga qui va suivre, le talent de Dorison, justement, est de réussir à faire cette  » présentation  » sans en faire en même temps un simple générique.

Son scénario est rythmé, comme le dessin qui le complète à merveille, leur union créant ainsi une sorte de symphonie graphique qui offre, dès le premier abord, une existence réelle à chaque personnage… Et ce, toujours, au-delà de la caricature, même pour les personnages qui ne sont que secondaires.


Joêl Parnotte: scénario et rythme

Joêl Parnotte: Xavier Dorison
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Aristophania © Dargaud

Dans cette série, Xavier Dorison, en homme de mots, ne manque pas de références, bien entendu. L’époque qu’il traite s’y prête à merveille, d’ailleurs ! Il y a les Misérables, il y a les Pieds Nickelés, Mary Poppins aussi, d’une certaine façon, il y a aussi et surtout la création d’un langage ésotérique, un langage dans lequel, tout comme dans l‘histoire qu’il nous raconte, tout est symboles…

Et comme chez Stephen King, Dorison met en scène des enfants, très différents les uns des autres, mais qui, pour se sauver, pour sauver le monde, le leur en tout cas, se devront, on le devine très vite, d’unir leurs différences. C’est un peu  » Ca  » revisité, dans des paysages qui, d’urbains, deviennent champêtres… Et Dorison s’amuse, c’est une évidence, tout comme Parnotte d’ailleurs, à nous promener, lecteurs heureux, des bas-fonds de Paris aux lumières somptueuses d’un Midi sur lequel flotte l’ombre de Giono.

Avec un scénario comme celui de Dorison, on aurait pu s’attendre à de l’épique, à de la folie graphique, à des grandes envolées fantastiques. Il n’en est rien, et, en filiation avec quelques grands illustrateurs du vingtième siècle, Parnotte parvient à nous livrer un récit à la fois intime et ouvert sur le monde, avec un soin soutenu qu’il apporte à nous faire, par son dessin, des portraits de personnalités qui occupent l’espace narratif.


Joêl Parnotte: influences
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Aristophania © Dargaud

Ce premier volume est une entrée en matière qui donne l’envie de découvrir, très vite, ce que seront tous les pouvoirs de ces trois enfants et, surtout, de cette Aristophania dont l’âge est d’un charme lumineux.

Aristophania, qui dit :  » Souffrir à la place des autres est moins utile que de les aimer « … Tout comme elle affirme que le temps ne se gagne jamais et que, pour vivre bien plus que survivre, il faut sans doute recommencer à croire aux fées…

Jacques Schraûwen

Aristophania : 1. Le Royaume d’Azur (dessin : Joël Parnotte – scénario : Xavier Dorison – éditeur : Dargaud)


Aristophania © Dargaud
Atom Agency: Les Bijoux De La Bégum

Atom Agency: Les Bijoux De La Bégum

Du polar à l’ancienne, proche d’Audiard et de Janson. Un album plein de surprises ! Yann en toute grande forme!

Atom Agency © Dupuis

La bande dessinée, évidemment, c’est du dessin. Et celui de Schwartz s’inscrit résolument dans une lignée « classique »… il est, sans aucun doute, le fils spirituel de gens comme Chaland, Jijé, Tillieux même. Et son style colle parfaitement à l’histoire que lui raconte (et nous raconte) le scénariste Yann.

Parce que la bande dessinée, tout aussi évidemment, c’est du texte, un scénario, un récit qui se doit d’accrocher le lecteur et ne plus le lâcher jusqu’au bout de sa lecture.

Dans ce premier volume d’une nouvelle série, le contrat est plus que rempli! Nous sommes en France, en 1949. La guerre, celle de 40, mon colon, est encore dans toutes les mémoires. Dans celles, entre autres, des Arméniens qui se firent résistants et qui, aujourd’hui, sont policiers.

Le fils de l’un d’eux, Atom Vercorian, choisit une autre voie, une voie parallèle, et se veut détective privé.

Aidé d’une accorte jeune femme et d’un colosse bien utile, il enquête sur un vol de bijoux. Un vol, d’ailleurs, qui prend sa source dans la réalité, puisque la Bégum, l’épouse de l’Aga Khan, a vraiment subi, à cette époque, un hold-up extrêmement bien orchestré.

Voilà le canevas créé par le raconteur d’histoires qu’est Yann. Une histoire tout en nostalgie, qui nous enfouit dans des décors qui n’existent plus, avec des personnages qui n’existent plus non plus, et qui, même truands, avaient un certain sens de l’honneur. Un honneur né de la guerre et ses soubresauts pour bien des Arméniens, des deux côtés de la barrière de la loi !

Il y a de la nostalgie, certes… Mais raconter le passé, finalement, n’est-ce pas aussi nous révéler le présent ?…


Atom Agency © Dupuis
Yann: raconter des histoires
Yann: Passé et présent

Cela dit, ne nous trompons pas, nous sommes ici dans du délassement, dans de la  » variété « , dans le sens noble du terme !

Dans de l’humour, aussi, surtout même !

Les références au cinéma sont omniprésentes. Il y a de l’Audiard, sans doute, mais surtout du Janson, cet auteur qui réussissait à ce que les mots qu’il mettait dans la bouche des personnages leur appartenaient vraiment.

Il y a du Pierre Dac, aussi, dans la construction « en cascade » des dialogues, des jeux de mot, voire même de quelque calembours bien cachés.

On se trouve baignés dans une ambiance anti-féministe, une  » ambiance  » d’hommes, de vrais, de durs, de  » tatoués  » !… Des mâles qui appelaient les femmes de quelques petits noms peu charmants, de cruches, de garces… C’était la fin des années 40 dans toute sa splendeur, avec, malgré tout, quelques femmes qui commençaient à occuper le terrain !

Le talent de Yann, c’est de réussir à faire de cette ambiance la toile de fond d’un véritable livre d’aventure, avec des codes précis qu’il s’amuse, comme à son habitude, à détourner. Une enquête presque à la  » Agatha Christie « , l’une ou l’autre  » vamp « , des méchants plus vrais que nature, des personnages typés, tant au niveau des dialogues que du graphisme: il y a tout cela dans ce livre, pour que le sourire soit sans cesse présent !

Un sourire qui va jusque dans les détails, inattendus, surprenants… Des détails que je vous laisse découvrir… Comme le dessinateur a dû le faire lui-même, d’ailleurs!…


Atom Agency © Dupuis
Yann: construction du scénario
Yann: stimuler le dessinateur

Le rendu des détails, justement, c’est une des caractéristiques du dessin de Schwartz. Il faut s’attarder sur ses cases, croyez-moi, il faut prendre le temps de les regarder, de près, dans tous les coins, pour se rendre compte du plaisir qu’il a eu à suivre les indications de son scénariste, bien entendu, mais à le faire à sa manière, en imprimant sa marque de bout en bout de cet album plein de mouvement, plein de couleurs impeccablement réussies également, et dues au talent de Hubert.

Bien sûr, comme je le disais, il y a des influences… Mais ce sont plutôt des  » présences « … Des hommages… Chaland, oui, Dubout aussi, de ci de là… Et du côté du scénario, on sent que Yann a adoré les récits de Tillieux comme ceux de Delporte !


Atom Agency © Dupuis
Yann: influences

Il y a des livres qu’on lit plus ou moins distraitement, qu’on apprécie, qu’on referme, et qu’on oublie. Ils sont nombreux et je dirais même que, à l’instar du cinéma d’aujourd’hui qui cherche à imiter la télé et ses tristounettes réalités, cette proportion d’œuvres vite reléguées aux oubliettes de la mémoire tend à augmenter.

Ce n’est pas du tout le cas avec ce livre-ci… Il est comme les bons Franquin : le relire permet, à chaque nouveau regard, de découvrir des éléments qu’on n’avait pas vus, de découvrir des liens cachés entre différentes scènes, entre différentes séquences.


Atom Agency © Dupuis
Yann: lire et relire

Après des années de disette, osons le dire, avec des étalages de librairies spécialisées qui se couvraient ce livres se ressemblant tous, des  » héroic-fantasy « , et puis, après, des  » romans graphiques  » vite réalisés, tout aussi vite oubliés, le temps est venu, semble-t-il, d’un nouvel âge d’or du neuvième art. Nous vivons une époque où la liberté de ton et de parole reprend peu à peu le pas sur la mode et ses imbéciles routines.

Humoristiques ou sérieux, les albums de qualité se multiplient, et l’éclectisme de cette production ne peut qu’engendrer un éclectisme tolérant auprès des lecteurs, espérons-le !

Atom Agency s’inscrit dans cette lignée… Livre de délassement, il est construit avec une superbe précision, tant au niveau du scénario que du dessin, et, soulignons-le encore une fois, au niveau de la couleur, due à Hubert, qui agit ici plus en créateur qu’en simple coloriste…


Atom Agency © Dupuis
Yann: liberté, âge d’or

Jacques Schraûwen
Atom Agency: Les Bijoux De La Bégum (dessin : Olivier Schwartz – scénario : Yann – couleurs : Hubert – éditeur : Dupuis)

L’Arabe Du Futur 4 – Une jeunesse au Moyen-Orient (1987-1992)

L’Arabe Du Futur 4 – Une jeunesse au Moyen-Orient (1987-1992)

Riad Sattouf continue à nous parler de lui… et de notre monde, en même temps ! Un « journal » dessiné qui se démarque par sa lucidité, son intelligence, son humanisme !

L’Arabe Du Futur 4 © Allary Editions

 

Il n’y a, disait (entre autres) Brel, que les imbéciles qui ne changent jamais d’avis…
Et j’avoue que les livres de Riad Sattouf ne m’attiraient en aucune manière. Bien sûr, je les avais ouverts, feuilletés, mais sans jamais avoir envie de m’y arrêter, le temps d’une lecture.
Et, avec ce quatrième volume de son « journal », je me suis finalement décidé à oublier mes préjugés graphiques et à lire (un peu distraitement…) les premières pages. Et puis, avec de moins en moins de distraction… Et enfin, avec un plaisir encore plus total du fait qu’il m’était inattendu !

L’Arabe Du Futur 4 © Allary Editions

 

C’est de lui que parle Riad Sattouf. De son enfance, de sa façon de vivre avec des parents  » mixtes « , selon l’expression (un peu stupide) consacrée…
Une mère française, un père arabe. Une mère qui éprouve toutes les peines du monde à nouer les deux bouts, un père professeur qui de plus en plus quitte la maison pour aller travailler au Moyen-Orient. Et y devenir de plus en plus croyant, d’une foi mêlée de préceptes, de lois, de rumeurs, de racismes pluriels, de haines de plus en plus assumées. Une foi qui, tout compte fait, n’est pas plus  » lourde  » que la volonté machiste du grand-père maternel français de Riad de le voir draguer les filles pour devenir  » un homme « .
Deux cultures en partage, en héritage même, celle de l’Europe et celle de l’Afrique du Nord, deux univers dans lesquels ce jeune garçon devenant peu à peu adolescent ne se sent nullement à l’aise.
Dans ce quatrième volume, on parle de la vie sociale, en France comme au Moyen-Orient, d’un contexte politico-historique qui fait s’opposer les Occidentaux et le régime de Saddam Hussein. D’un Moyen-Orient qui peu à peu se plonge dans un intégrisme dont on connaît aujourd’hui les tristes et inacceptables dérives.

 

L’Arabe Du Futur 4 © Allary Editions

 

Ce livre, cette  » série  » plutôt, se révèle être un  » Journal « , au sens le plus noble du terme. Un Journal graphique, un journal dessiné.
Nombre d’écrivains, depuis le dix-neuvième siècle, ont ainsi longuement rédigé le compte-rendu plus ou moins littéraire de leur existence. Qu’est-ce qui fait que la grande majorité de ces journaux est aujourd’hui totalement oubliée, alors que certains d’entre eux, très peu, ont traversé le temps pour continuer à éblouir les lecteurs d’aujourd’hui? … C’est que, tout simplement, des auteurs comme Léautaud, Gide, Renard sont des  » VRAIS  » auteurs, qui pratiquent un langage qui leur est totalement propre, avec des qualités littéraires que personne ne peut nier, et que même en nous parlant de leur quotidien, c’est toujours de nous aussi qu’ils parlent.
Il en va de même avec la bande dessinée, de nos jours. Un neuvième art qui, reconnaissons-le, en multipliant ce genre de productions plus ou moins nombrilistes multiplie les œuvres vides et inutiles !
Pour qu’un journal en BD puisse avoir une chance de traverser les années, il lui faut, à la base, de véritables qualités. Le contenu, bien entendu, le texte, évidemment, le dessin en osmose avec les mots et, essentiellement, que le propos de l’auteur ne soit pas uniquement un miroir dans lequel il se contente de se regarder.
Et, à ce titre, sans aucun doute possible, Riad Sattouf ne ressemble nullement à tous ces tâcherons qui ne savent ni dessiner ni écrire et qui croient (et une certaine critique bobo avec eux) primordial de nous parler de leurs quotidiens sans intérêt, et de le faire avec des dessins sans âme !

 

L’Arabe Du Futur 4 © Allary Editions

 

Riad Sattouf est  un véritable auteur, pleinement, totalement. Et, oui,  je m’en veux d’être passé à côté de son œuvre depuis si longtemps!
Son dessin est simple, mais d’une souplesse extraordinaire, le tout dans un découpage qui lui permet de mettre ici en évidence les traits caricaturaux et expressifs de ses personnages, là de nous montrer un paysage, un décor, un mur qui s’effrite, une cour de récréation, une école délabrée…
Son texte, lui, sous des aspects très simples aussi, parvient à nous restituer l’âme de chaque personnage, et de le faire sans manichéisme et sans nostalgie, avec, tout au contraire, une façon très douce presque de nous restituer une époque, des êtres qui luttent au quotidien pour vivre plus que survivre, même face au cancer. C’est  d’adolescence que Riad Sattouf nous parle, c’est son adolescence qu’il nous raconte, et il le fait avec pudeur, sans gommer cependant les élans du corps qui furent les siens.
Et puis, il y a le travail sur la couleur. Des vignettes presque monochromes, variant leurs tonalités et leurs intensités, rythment l’écriture graphique, la narration littéraire, et la lecture, en bout de course.

 

L’Arabe Du Futur 4 © Allary Editions

 

Ce  » journal  » en bd est un livre important, un livre qui réussit à nous faire le portrait d’une époque, d’une enfance perdue dans des mondes qu’il ne comprend pas, d’une enfance qui rêve et qui se réfugie dans l’ailleurs, dans le dessin, pour faire de ses rêves des réels tangibles.
Et ce faisant, ce livre nous permet, mieux que mille discours politiques ou sociologiques, de comprendre l’intégrisme, d’en découvrir les errances, les trajets… Les manipulations…
Les plus vrais des psychologues, comme le disait un de mes professeurs il y a bien longtemps, ne sont pas à chercher dans la population des diplômés universitaires, mais dans le monde des écrivains… Des auteurs de bande dessinée, aussi, de nos jours. Et Riad Sattouf fait partie, incontestablement, de ces auteurs, de mots et de dessins, cherchant à comprendre le monde et à nous le faire comprendre.

 

Jacques Schraûwen
L’Arabe Du Futur 4 – Une jeunesse au Moyen-Orient (1987-1992) (auteur : Riad Sattouf – éditeur : Allary Editions)