L’Adoption : 2/2 – La Garúa

L’Adoption : 2/2 – La Garúa

S’il vous faut n’acheter qu’un album de bd, c’est celui-ci que vous devez réclamer à votre libraire ! La Garúa, au Pérou, c’est le brouillard… Cette brume qui estompe les contours des paysages mais aussi les rêves des humains. La Garúa, c’est un album à taille d’homme, à taille de chagrin, de désillusion. Et, finalement, à taille de tendresse et d’humanisme !

 

J’aimerais pouvoir prendre à ma charge une des phrases glanées dans cet album : « Deux mots, parfois, ça suffit pour raconter une histoire » !…

Mais pour résumer cet album, ces deux albums, et vous donner l’envie profonde de les lire, de les faire lire, deux mots ne peuvent suffire…

Dans le premier volume, on assistait à une adoption, celle d’une petite fille péruvienne par un couple français. Le grand-père, d’abord réticent, se laissait séduire. Jusqu’à un dénouement dramatique, l’arrestation des parents adoptifs pour fraude à l’adoption, et le renvoi de la petite fille dans son pays, auprès de sa vraie famille.

Dans cet album-ci, on se retrouve un an et demi plus tard. Avec Gabriel, le grand-père français, qui a retrouvé la trace de cette petite fille et qui se rend au Pérou pour la rencontrer, la retrouver, avec l’espoir — insensé — que 18 mois n’auront rien effacé de ce qui les unissait.

« Les larmes parlent mieux que les mots« , dit un autre personnage de ce livre superbe… Et c’est vrai que ce diptyque est profondément attendrissant.

La première partie parlait de l’enfance, de ses confrontations avec le monde adulte, des éblouissements quotidiens qui peuvent en jaillir.

Dans cette seconde partie, il en va tout autrement. Gabriel n’a pas pardonné à son fils ce qu’il considère comme une trahison. Son ex-petite-fille vit une vie dans laquelle il n’a plus sa place. Et il rencontre au Pérou un Belge qui est là pour retrouver le cadavre de sa fille morte dans une catastrophe naturelle.

Cette deuxième partie, c’est un livre sur l’échec, sur la vieillesse, sur la mort, sur l’absence, sur la désillusion, sur le désenchantement. C’est un livre sur la mémoire, aussi, et l’amitié, et l’amour. Et la vie plutôt que la survie, en fin de compte!

 

 

Toutes les histoires humaines finissent par se ressembler par les « larmes qui parlent mieux que les mots« …

Comme le dit le personnage du Belge, « pour mieux distinguer les choses, il faut parfois prendre de la distance. »

Et c’est bien de la distance, en effet, que prend Gabriel, vis-à-vis du monde dans lequel il vit, vis-à-vis de son propre passé, vis-à-vis de son fils… Vis-à-vis surtout de lui-même, de ses angoisses et de ses convictions.

Je pense que Zidrou n’a jamais fait un scénario aussi humain que dans ces deux albums (sauf avec Boule à Zéro, mais d’une manière plus souriante…). Et ne vous y trompez pas, ce n’est certainement pas de mélo qu’il s’agit ici, mais d’un livre qui parle vraiment, avec intelligence, sensibilité, tristesse et joie, de ce qu’est l’être humain, et de toutes ses possibilités d’humanité, d’humanisme.

Zidrou, outre le travail sur le récit, accomplit également dans cette « adoption » un travail très réussi sur le langage, sur la barrière des mots qui peut se détruire par le regard et le partage de sentiments.

Le dessin de Monin, lui, dans une vraie tradition belgo-française, est d’une belle facture. Avec un sens tranquille du mouvement, ce dessinateur nous fait suivre les pas, souvent fatigués, de ses héros. Il nous fait vivre à leurs côtés, presque, et pas seulement comme spectateurs. Et son travail sur la couleur, qu’elle soit celle de la brume ou celle du ciel péruvien ensoleillé, ce travail nous restitue plus que des paysages, des vraies ambiances.

 

Finalement, on peut, en deux mots, résumer ce livre : à aimer !

 

Jacques Schraûwen

L’Adoption : 2/2 – La Garúa (dessin : Arno Monin – scénario : Zidrou – éditeur : Bamboo/Grand Angle)

Alena

Alena

Violence, érotisme, horreur et fantastique sont au rendez-vous de ce comics  particulièrement réussi ! Un comics qui nous vient de Suède…

 

Alena est une adolescente presque comme toutes les autres. Presque, car, dans l’internat où elle est élève, elle éveille la haine de certains élèves, surtout celle d’une pimbêche snobinarde qui n’arrête pas de la harceler.

Face à ces humiliations incessantes, Alena reste presque sans réaction. Sa seule façon de continuer à vivre, c’est dans la solitude de sa chambre, dans celle de ses pensées et de ses souvenirs qu’elle la construit. Des souvenirs qui, un jour, prennent vie, puisque son amie, sa seule amie, vient l’aider à combattre, à devenir active plutôt que passive. Sa seule amie, Joséphine.

Joséphine qui  est morte il y a un an, se suicidant en se jetant d’un pont, devant Alena.

 

 

Avec un  » i  » de plus dans son nom, l’héroïne de ce livre ne cacherait rien de ce qui l’habite, de cette aliénation qui, de jour en jour, devient réelle au quotidien de ses peurs, de ses angoisses, de ses révoltes.

Parce que c’est là, sans doute, tout le sujet de cet album : le portrait d’une superbe jeune femme en butte à des événements qui la déstabilisent et qui la poussent à se recréer autre, tout simplement, en un dédoublement qui peut laisser alors la place à la colère, la rage, la vengeance.

A ce titre, même si l’apparence première de ce comics est celle du fantastique, c’est bien plus de souvenance qu’il s’agit, de souvenance à assumer, de souvenance qui ne peut déboucher, puisque les mots n’ont pas pris vie lorsqu’il fallait qu’ils existent, que sur l’horreur la plus totale.

Joséphine est-elle un fantôme ? N’est-elle que l’émanation des angoisses et des lâchetés d’Alena ?

Toujours est-il qu’elle existe, de manière extrêmement présente tout au long de ce livre, comme un point d’orgue à tous les récits qui s’entremêlent de page en page.

Parce que la force et l’intelligence du scénario, c’est de parvenir à nous raconter, certes, une histoire frontale assez simple, mais de l’enfouir dans un environnement où les personnages secondaires occupent tous une place essentielle : celle du chœur antique, en quelque sorte. Parce que, oui, ce comics suédois peut montrer à certains moment une connotation de tragédie… Moins à la Sophocle qu’à la Racine ! Parce que, finalement, tout naît et  conduit à une seule réalité humaine et universelle : l’amour, celui des âmes, celui des chairs, celui qui ose défier les morales et les tabous !

 

 

Comics venu du froid suédois, certes, ce  » Alena  » respecte à la perfection les codes de ce genre de bande dessinée : des chapitres, assez  courts, en vue de parutions régulières en petits formats, une part importante de violence gratuite, une manière de jouer avec les couleurs pour créer des univers qui se différencient les uns des autres au premier regard ou presque, des perspectives graphiques parfois démesurées pour rythmer la narration…

Mais le dessin d’Andersson est un dessin qui mêle deux influences, celle de la bd américaine, mais aussi celle de la bd belgo-française. Il en résulte un graphisme qui, parfois proche de l’illustration par des gros plans somptueux, choisit plutôt la voie de l’expression que de la description. Et si Andersson est particulièrement explicite dans les scènes d’horreur sanglante comme dans celles de l’amour charnel, il l’est tout autant pour dessiner les sensations et les sentiments de ses personnages.

Je ne suis pas fan de comics, trop souvent à mon goût, d’un manichéisme pesant qui élimine toute profondeur aux héros qu’ils mettent en scène.

Mais ici, tout m’a séduit, je peux l’avouer : le dessin, qui n’est jamais lassant, jamais répétitif, le scénario qui laisse la part belle à des sujets totalement contemporains, le mélange étroit qui s’y révèle entre l’amour et la mort, entre Eros et Thanatos, comme (je me répète…) dans les tragédies anciennes…

Un très bon livre, donc, à savourer en frissonnant !…

 

Jacques Schraûwen

Alena (auteur : Kim W. Andersson – éditeur : Glénat)

L’Amour est une Haine comme les autres

L’Amour est une Haine comme les autres

Un titre en miroir pour une histoire sombre et lumineuse tout à la fois… Un album étonnant, à la construction narrative originale, au dessin proche d’une certaine forme d’expressionnisme… Un excellent livre à lire et à faire lire !

 

L’Amour est une Haine comme les autres© Bamboo/Grand Angle

 

Tout commence dans les années trente, au plus profond de l’Amérique …

Tout commence avec une amitié qui n’aurait jamais dû naître et se développer, une amitié entre deux enfants, Will, le fils pas très malin d’un notable membre du Ku Klux Klan, et Abelard, un petit noir intellectuellement très doué. Et contre toute attente, malgré le milieu social dans lequel chacun de ces enfants vit, cette amitié va se développer, elle va permettre à Will d’évoluer, elle va permettre à Abelard de croire en autre chose qu’en une forme larvée d’esclavage quotidien.

Et cet album nous fait entrer pleinement dans les remous et les méandres de cette amitié interdite, dans le secret qu’elle doit cultiver pour ne pas s’estomper, dans les écueils auxquels elle doit se confronter pour continuer à exister. A exister, et à faire exister les  deux protagonistes de ce récit, qu’on voit grandir, vieillir au fil de la narration…

 

 

L’Amour est une Haine comme les autres© Bamboo/Grand Angle

 

Cette narration de Stéphane Louis est très particulière, quelque peu déstabilisante à certains moments, puisqu’elle choisit comme fil conducteur non pas une ligne du temps normale, mais, tout au contraire, une évolution temporelle du récit au travers du souvenir, de la mémoire des deux héros mis en scène. Ce qui fait qu’on peut passer, dans une même page, des années quarante aux années 50, revenir ensuite dans les années trente…

Je disais que cela se révélait quelque peu déstabilisant comme construction, mais très vite, pourtant, on se prend au jeu de vouloir, lecteur actif en quelque sorte, entrer dans l’évolution de la souvenance de Will et Abelard.

Ce livre, ce n’est pas que le portrait d’une époque. C’est celui de plusieurs époques successives qui créent la grande Histoire d’un pays démocratique confronté à ses horreurs, le racisme entre autres, des horreurs qui, de nos jours, survivent toujours.

Ce livre, c’est aussi le reflet de deux mondes qui vivent en face à face, celui des blancs, celui des noirs, un reflet que le scénariste a voulu en dehors de tout manichéisme. Le racisme est tout aussi présent dans la famille et l’entourage de Will que dans celui d’Abelard…

Ce livre parle surtout d’amitié, donc d’amour, au sens premier du terme. En lisant cet album, On ne peut que penser à ce que disait Montaigne à propos de la Boétie : parce que c’était lui, parce que c’était moi… Toutes les formes de l’amour y sont présentes, l’amour qui peut amener à d’éblouissantes renaissances, l’amour qui ne peut déboucher que sur le néant…

Ce livre est  aussi un superbe récit d’aventures humaines, avec des rebondissements qui permettent aux réflexions humanistes de n’être à aucun moment pesantes…

Ce livre est une abondance de regards, qui se voient, s’évitent, se reconnaissent, se refusent, ou s’acceptent enfin…

 

L’Amour est une Haine comme les autres© Bamboo/Grand Angle

 

Et puis, il y a le dessin de Lionel Marty, semi-réaliste, prenant plaisir à nous offrir des paysages et des décors extrêmement présents pour, soudain, ne plus s’intéresser qu’aux visages, aux expressions, aux mouvements, dans une absence d’environnement extérieur…

Semi-réaliste, oui… Mais d’une réalité sans apprêts dans certaines scènes, les scènes amoureuses, les scènes de violence pure aussi…

Graphiquement, le dessinateur évite la caricature, celle des êtres comme celle des sentiments. Son style, parfois très riche, parfois étonnamment dépouillé, son sens de l’ellipse narrative aussi, tout cela participe pleinement à la force et à la puissance du récit.

Tout comme, d’ailleurs, la couleur de Véra Daviet : elle joue de bout en bout avec la lumière, les ombres portées, les apparences trompeuses.

L’amour et la haine sont comme la vie et la mort : totalement indissociables. Mais c’est de leur affrontement que peut naître l’espérance et l’humanisme… Et c’est bien ce que ce livre nous raconte, en nous faisant pénétrer dans les jeux de la mémoire d’une enfance sans cesse réinventée…

 

Jacques Schraûwen

L’Amour est une Haine comme les autres (dessin : Lionel Marty – scénario : Stéphane Louis  – couleurs : Véra Daviet – éditeur : Bamboo/Grand Angle)