Comme Une Pierre – Une bd brésilienne absolument envoûtante !

Comme Une Pierre – Une bd brésilienne absolument envoûtante !

Il n’y a, fort heureusement, dans l’univers de la bande dessinée, pas uniquement les copineries d’Angoulème et le couronnement de la vacuité… Il y a des vrais joyaux, de temps en temps, qu’il faut absolument mettre en évidence ! Et c’est le cas avec cet album qui ressemble à un voyage au profond de notre humanité…

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Le récit, en tant que tel, commence par une histoire racontée à un couple, par un prêtre : « un homme marche, portant sur le dos une pierre très lourde qui l’oblige à rester penché. Une femme, finalement, lui demande pourquoi il porte cette pierre désormais abîmée. L’homme, ayant jusque là complètement oublié la présence de cette pierre, en prend conscience, et, alors, la jette au loin. Et, plus léger enfin, il semble, heureux, ne plus marcher mais flotter. » !

Le prêtre termine cette parabole en la mettant, bien évidemment, en rapport immédiat avec le message évangélique. Mais la femme qui vient de l’écouter se contente de poser la seule question qui reste sans réponse : pourquoi portait-il cette pierre ?

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Nous nous trouvons dans le nord-est du Brésil. Une région oubliée par Dieu, en quelque sorte, puisque cela fait longtemps, bien longtemps, trop longtemps que la pluie n’y tombe plus. C’est le sable qui se mêle au soleil, c’est la pauvreté contre laquelle aucune politique de peut rien. C’est la dernière vache qui ne donne plus de lait. C’est la prière pour que l’eau du ciel, donc de Dieu, vienne redonner espérance aux habitants conscients de se trouver à l’orée de la mort. Comme le sont les oiseaux qui finissent par tomber du ciel, calcinés…

Dans ce pays perdu et se perdant, Cristo, avec son épouse, essaient de survivre. Ils ont une fille, Rosa, handicapée, incapable de parler ni de se mouvoir. Ils ont un fils, parti depuis longtemps tenter sa chance en d’autres lieux. Dans cette région enfouie dans la démesure de la désespérance, la survivance est de plus en plus difficile… Certes, une jeune fille de la ville est venue pour essayer, grâce à un reportage, aider ce couple en dérive, mais la non-confiance de Cristo a arrêté cette possibilité. Tout le monde, Cristo, son épouse, s’en remettent à Dieu… C’est lui, finalement, qui habite de sa non-présence tout cet album…

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Luckas Ionathan, l’auteur de ce livre, nous plonge ainsi dans une société extrêmement religieuse, voire même mystique, dans une micro-société qui perd ses bases, ses repères, et qui pallie ce manque par une croyance proche de la superstition. Et cet album laisse, au fur et à mesure que ce couple se déchire, s’installer progressivement une ambiance lourde, qui pèse sur les lieux comme sur les corps, sur les chairs comme sur les âmes. Une ambiance qui devient sombre, jusque dans le dessin même, lorsque revient le fils de ce couple, avec un groupe de jeunes tombés sous la coupe d’un gourou…

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Puisque Dieu punit cet endroit brisé par le soleil, lui qui est pourtant Bonté, c’est qu’il souhaite, comme dans l’Ancien Testament, un sacrifice… Un sacrifice humain… Et cette gamine handicapée représente, pour ce gourou possédé de la divinité tous les symbolismes nécessaires pour devenir cette victime expiatoire. Cristo, le père, se rallie à cet avis… La mère, elle, refuse… Il y a donc, d’une part, une sorte de dictature religieuse de la part d’un groupe de fanatiques, et, d’autre part, la résistance d’une femme qui doute, seule face à un monde d’hommes sûrs deux. Et ce livre nous montre ainsi ce qu’est la bêtise intrinsèque du fanatisme, mais sans grandiloquence… La pluie ne revient qu’à partir du moment où la maman de Rosa refuse de la sacrifier ! Serait-ce à dire que Dieu, pourtant mis à mal dans ce livre, finit par s’y ancrer par le biais de la désobéissance ?

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Dans le dessin de ce jeune artiste, un dessin parfois très proche d’une forme d’abstraction lyrique, toutes les thématiques de notre société se trouvent présentes : la peur, le fanatisme, le handicap physique, la pauvreté… Le découpage, entre illustration, simplicité graphique et technique cinématographique, est d’une efficacité envoûtante. Sans aucun effets spéciaux, Ionathan nous restitue un univers qu’il connaît, avec une justesse de ton, et une précision du dessin pourtant parfois très synthétisé. S’il fallait trouver des références, des filiations à ce dessin, c’est du côté de Comès ou de Chabouté qu’il faudrait chercher, excusez du peu… Mais le graphisme de Luckas Ionathan est en même temps très personnel, très subtil, dans une sorte de monde à part, entre celui des mots et celui du silence…

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Dans le monde du neuvième art, on peut, aujourd’hui, faire preuve d’innovation, d’intelligence, d’imagination, de talent, sans sacrifier à quelque mode que ce soit, sans rien perdre d’une maîtrise du dessin comme de la narration. Et aborder ainsi des sujets qui, universels, se doivent d’être abordés… Avec, dans le cas présent, une poésie sombre et pesante, mais qui se ponctue, en toute fin de l’album, par un sourire renaissant…

Jacques et Josiane Schraûwen

Comme Une Pierre (auteur : Luckas Ionathan – éditeur : iLatina – août 2024 – 195 pages)

Les Compagnons De La Libération – Grenoble

Les Compagnons De La Libération – Grenoble

Un compagnon de la libération, c’est un membre de l’ordre de la libération, créé par De Gaulle pour récompenser les personnes ou collectivités ayant aidé à libérer la France.

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Et les éditions Grandangle éditent, depuis plusieurs mois, une série intitulée justement : « Les compagnons de la libération ». Et cette série, pour son dixième tome, nous fait découvrir une ville, Grenoble, dont l’action de résistance, pendant cette guerre qu’on appelle dernière, a été remarquable…

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Le but de cette série, me semble-t-il, n’est pas de mettre en lumière ce qu’est l’héroïsme… Il n’est pas de nous donner des « exemples »… Il est, plus simplement, celui de la transmission, celui de faire de la mémoire la première force de l’intelligence. Une bd, c’est du dessin, c’est aussi du texte… Et Jean-Yves Le Naour, le scénariste de cet album, poursuit bien ce but de transmission…

Jean-Yves Le Naour

Grenoble… Une ville en zone non occupée au début de la guerre, pas très éloignée de la Suisse ou de l’Italie… Une ville dans laquelle ils ont été nombreux à dire non à l’occupant, de mille et une manières différentes. Nombreux, par exemple, furent les « passeurs », avant et après que les nazis n’envahissent également ce sud de la France dite libre…

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Et ce sont tous ces actes, violents souvent, faits d’attentats, de tracts, de luttes, ces actions que les Allemands qualifiaient de terroristes, c’est tout cela que ce livre nous raconte. Par le prisme du regard d’un « ancien », en fin de vie… Et le récit de cet homme à la poursuite de ses souvenirs, restitue d’une certaine façon la manière dont, jeune, il a abordé la guerre presque comme un « grand jeu »…

Jean-Yves Le Naour

La construction narrative de ce livre est assez originale. Le récit, ainsi, met en scène deux époques. Une jeune fille, aujourd’hui, pour un travail scolaire, découvre le passé de résistance de sa ville en rencontrant un vieil homme, dans un home, qui a été acteur de cette résistance.

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Ce faisant, on peut dire que ce livre est, véritablement, un acte de mémoire… Son scénariste, historien, a axé toute sa narration, en effet, autour de cette dichotomie entre la jeunesse et les anciens… Avec une fidélité historique sans faille, avec de nombreux détails qui ne sont pas que ceux de la mémoire, aidé par un dessin de Philippe Tarral, à la fois moderne et précis, Jean-Yves Le Naour réussit un des albums les plus aboutis, peut-être, de cette série.

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Dans ce genre d’ouvrage, on peut penser se trouver en face d’un discours à la fois historique et idéologique. Ce n’est pas le cas avec Jean-Yves Le Naour, loin de là… Au-delà de la « transmission », de l’importance de créer des chemins de mémoire, il nous fait réfléchir, simplement, sur toutes les guerres, quelles qu’elles soient, celles d’aujourd’hui aussi, en faisant des lecteurs, pourrait-on dire, des héritiers capables de choisir de qui, justement, ils héritent, humainement parlant.

Jean-Yves Le Naour

Je ne suis pas, je peux bien le dire, un « fan » des bd guerrières… Surtout de celles qui se contentent de « rendre hommage » à des héros de hasard, à des résistants qui, pour l’occupant, étaient considérés comme des terroristes… Ce n’est pas le cas, ici. On se retrouve dans de la bd historique, sérieusement documentée, sans manichéisme « hollywoodien »… De la bd qui nous parle, d’abord, d’êtres de chair et de sang, tout simplement…

Jacques et Josiane Schraûwen

Les Compagnons De La Libération – Grenoble (dessin : Philippe Tarral – scénario : Jean-Yves Le Naour – éditeur : Grandangle – juin 2024 – 56 pages)

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Chez Adolf – une série qui, d’année en année, nous fait découvrir le quotidien allemand de la guerre 40-45

Chez Adolf – une série qui, d’année en année, nous fait découvrir le quotidien allemand de la guerre 40-45

Quatre albums, pour une série complète, pour des portraits humains sans manichéisme… Une excellente série !

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D’album en album, nous suivons le destin de Karl Stieg, locataire dans un immeuble appartenant à un bistrotier qui a, en 1933, changé le nom de son établissement pour, tout simplement, l’appeler de son prénom, « Chez Adolf »… Et d’album en album, d’année en année, de 1933 à 1945, c’est le parcours humain et quotidien des habitants de cet immeuble de Hambourg qui nous est conté.

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La montée du nazisme ainsi, est montrée et racontée sans emphase, sans jugement a posteriori non plus. Cette idéologie n’est pas née de torpeur imbécile, loin s’en faut, mais de révolte, de sentiment d’injustice, d’une forme collective d’humiliation. L’Histoire actuelle n’est-elle pas, à ce titre, en train de dangereusement hoqueter ?

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Et donc, dès l’arrivée au pouvoir du chancelier Hitler, c’est toute l’Allemagne qui, progressivement, va se fanatiser autour de cet homme aux discours charismatiques, ou, plus simplement, subir un pouvoir qui, ouvertement, s’est installé, avec ses réalités culturelles, racistes, dictatoriales. Rodolphe, le scénariste de cette saga en quatre volumes, a fait le choix de ne pas nous mettre en présence de héros ou de crapules… Sa façon de décortiquer la grande Histoire est de s’approcher au plus près des gens tels qu’ils sont, et de nous montrer parfois leur lâcheté, parfois leur courage, souvent leur indifférence teintée de peur.

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Le tout début du dernier opus, qui nous montre le célèbre joueur de flûte et les enfants qu’il entraîne vers la mort, est un parfait résumé de ce que les Allemands, chez eux, ont subi, ont dû subir… Avec les jeunesses hitlériennes, par exemple, qui ont formaté toute une génération d’individus obéissants et totalement dépendants… Et c’est bien aux ordres d’un joueur de flûte à la triste moustache que tous les protagonistes de cette série ont dû, bon gré ou mal gré, obéir. Même le personnage central, Karl, professeur dans l’obligation de fermer les yeux, jusqu’à même s’inscrire au parti unique…

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Ce n’est pas un huis-clos que cette série de quatre albums. Mais l’essentiel du quotidien de cette guerre se vit dans un immeuble. C’est là qu’on voit évoluer, intellectuellement, ouvertement ou silencieusement, les personnages. D’espoir infini en désespoir total, de victoires claironnées en défaites meurtrières, ces êtres humains ne sont ni des victimes ni des héros. Pas d’héroïsme, en effet, ici… C’est une histoire à taille humaine, une histoire dans laquelle, malgré l’inéluctable d’une mort annoncée, l’amour et le désir charnel sont comme des barrières dressées face à l’horreur quotidienne.

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C’est un récit qui se découvre un peu au rythme d’une mémoire racontée, se racontant. Un récit qui, ainsi, pose des questions qui ne sont pas que ponctuelles, anecdotiques.

Comment et pourquoi vivre dans un pays fanatisé et assassin de toute liberté ?

Comment et pourquoi continuer à vivre sans se révolter, sans résister ?

Comment l’humain peut-il encore survivre à toutes les défaites qu’il subit, à toutes les horreurs dont, parfois, il est le complice muet, le membre de ce qu’on appelle depuis 1968 la « majorité silencieuse »… La plus dangereuse de toutes les majorités, finalement !

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Comme à son habitude, quand il aborde des sujets historiques, Rodolphe place son scénario dans un contexte historique très finement et sérieusement documenté… Nous parlant, par exemple, de l’escadrille Léonidas dans laquelle des jeunes militaires allemands se savaient condamnés à mourir pour la patrie et son guide.

Ses dialogues, comme toujours aussi, sonnent juste…

  • « Comment dire merci ?… En vivant heureux !
  • Le malheur n’est pas une fatalité. »

Et sa manière de ponctuer son long récit de quatre albums, en nous disant en quelques lignes ce que sont devenus ses anti-héros est une façon fine et intelligente de nous plonger une dernière fois dans une histoire humaine se vivant dans une continuité individuelle, malgré tout, toujours…

Le dessin de Ramón Marcos, d’un réalisme tranquille, ai-je envie de dire, est fait de contrastes, d’approche graphique soutenue des visages de ses personnages. Karl, ainsi, a pratiquement l’air tout le temps impassible, le dessin participant de cette manière à la définition intime de cet homme, axe central du récit. Son dessin restitue aussi, pour créer des ambiances oppressantes, les décors d’une ville qu’on voit, d’album en album, n’être plus qu’un réseau de décombres. Et n’oublions pas l’importance de la couleur, celle de Dimitri Fogolin, qui, à sa manière, évite toutes les exagérations pour privilégier la sensation à l’ostentation.

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Que dire encore que vous n’auriez pas saisi dans les quelques lignes que je viens décrire ?

Ces quatre albums sont plus que de simples réussites. Ils prouvent que la bande dessinée peut aussi restaurer à l’Histoire sa perspective de quotidien et d’humain. En une époque où on nous reparle, la voix tremblante, de pays, de patrie, de résistance, il est important, me semble-t-il, que pour parler de la guerre 40/45, on ne se sente pas obligé de parler de combats aux héroïques relents souvent nauséabonds.

Jacques et Josiane Schraûwen

Chez Adolf – quatre volumes (dessin : Ramón Marcos – scénario : Rodolphe – couleur : Dimitri Fogolin – éditeur : Delcourt – février 2024 pour le dernier tome)