109 Rue Des Soupirs : 5. Fantômes de soirée

109 Rue Des Soupirs : 5. Fantômes de soirée

Cinquième volume déjà pour une série jeunesse pleine de surprises, de sourires, de rictus et de fantastique bon enfant !

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MR Tan, le scénariste de cette série que l’éditeur qualifie, à juste titre, de gothique et désopilante, est par ailleurs l’auteur de « Mortelle Adèle »… Et je me dois d’avouer que je n’ai jamais lu un seul de ces livres dont le succès, auprès des jeunes, est immense !…

Par contre, je suis totalement conquis par cette série-ci, qui nous emmène dans une maison hantée dans laquelle les spectres, jaloux de leur indépendance et de leur liberté de mouvement, acceptent cependant de devenir les compagnons d’un humain, un gamin trop souvent seul… Les compagnons de bêtises, bien évidemment…

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Dans ce cinquième opus, Elliot, le gamin en question, se retrouve seul, encore une fois, dans cette grande demeure semblant jaillie d’un dix-neuvième siècle décadent… Seul, sans ses parents, en tout cas, mais avec ses quatre fantômes, la tonitruante diva Eva, le raffiné Angus, le costaud Walter, et l’efficace Amédée. Et voilà qu’en face de chez eux arrivent de nouveaux voisins…

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Des voisins particulièrement envahissants… De manière sonore, en tout cas ! Des jeunes fêtards qui font de chaque soirée un agglomérat de sons discordants empêchant Elliot et ses amis fantômes de profiter d’un sommeil réparateur… Elliot peaufine alors un plan pour faire s’arrêter ce vacarme pourrissant ses nuits… Un plan simple : pénétrer chez ces voisins, et, en unissant leurs cinq forces, démolir les enceintes musicales et éteindre définitivement leurs intempestifs décibels.

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Mais voilà, trois des quatre fantômes se laissent happer par l’ambiance de cette fête… Pars un monde qu’ils ne connaissaient pas, celui des réseaux sociaux et de leurs modes autant « virales » qu’éphémères. Walter et son look de brute épaisse fait merveille dans de folles chorégraphies. Eva devient influençeuse de « feel-good », et Angus devient créateur de sandwiches époustouflants… Seule Amédée reste active dans l’accomplissement de leur mission…

Cela dit, tout va finir quand même par s’arranger, malgré l’arrivée d’une horrible chasseuse de fantômes… Et dans un fracas qui démolit totalement la maison des voisins d’Elliot. Enfin, quand je dis que cela s’arrange, il faut y mettre un bémol que vous découvrirez en lisant cette excellente bd!

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Ce que je trouve particulièrement réussi dans cette série, et dans ce cinquième tome plus spécifiquement encore, c’est le talent d’écriture de Mr Tan, et cet humour noir omniprésent et terriblement jouissif… Avec, grâce à une voix off, une sorte de mise en abyme, de la part de l’auteur, très réjouissante ! Et j’aime cet humour qui reste bon enfant, tout en utilisant pleinement, pourtant, les codes des livres et des films d’horreur…

Et c’est au travers de cette trame horrifique que le scénario s’ouvre, aussi, sur une espèce de portrait critique de notre monde… Des parents absents, par exemple, dont Elliot, le gamin, dit que, s’ils avaient été là : « pour une fois, ils auraient servi à quelque chose » ! Portrait de notre société accrochée à la virtualité des téléphones portables… Des « like »… De cet univers étrange que découvrent les fantômes et dont Eva dit : « à force de regarder le monde à travers leurs écrans, ils en oublient de le vivre ».

Je pourrais multiplier les citations qui font de ce livre un « lieu » hanté par une intelligence qui n’a rien d’artificiel… En voici encore deux pour vous mettre l’eau à la bouche !

A propos des réseaux sociaux : « c’est un endroit si vide qu’un rien prend une ampleur hallucinante »…

Ou encore ce dialogue :

« – C’est horrible, il y a comme des voix dans ma tête.

– Ça s’appelle des pensées ! »

C’est une fable, à sa manière, comme en écrivait La Fontaine, avec une morale qui n’a rien de moralisateur…

Le dessin de Yomgui Dumont est vif, pleine de mouvements, de trouvailles typographiques, aussi… Il file dans tous les sens mais reste de bout en bout parfaitement lisible. Et les couleurs de Drac en font véritablement un objet que le jeune public ne peut qu’aimer…

Avec cette série, je pense vraiment que la bande dessinée « jeunesse » trouve pleinement sa raison d’être… Et je suis certain, aussi, que les « parents », les « vieux » y trouveront bien du plaisir, y retrouveront, qui sait, une part de leur enfance, de leurs enfances…

Jacques et Josiane Schraûwen

109 Rue Des Soupirs : 5. Fantômes de soirée (dessin : Yomgui Dumont – scénario : Mr Tan – couleurs : Drac – Casterman – 127 pages – septembre 2023)

Ceux qui me touchent: chronique radio sur La Première RTBF

Ceux qui me touchent: chronique radio sur La Première RTBF

Il y a eu ma chronique écrite, avec interview de Laurent Bonneau. Voici, à regarder et à écouter, mon intervention sur l’antenne de la RTBF, ce samedi 16 septembre à 07h37… « Ceux qui nous touchent« : Un livre, réellement, à ne pas rater, un livre super et superbement intelligent, un livre à contre-courant de toutes les modes imbéciles…

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Jacques Schraûwen

Ceux qui me touchent – Un livre à ne pas rater, un coup de cœur !

Ceux qui me touchent – Un livre à ne pas rater, un coup de cœur !

En cette rentrée littéraire, voici, à mon avis, un des livres-phares dans le monde de la bande dessinée. Un récit à la fois très large, et très intimiste…

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Dès le titre, le lecteur sait qu’il va se trouver en présence d’un livre très personnel… Les auteurs ont éprouvé le besoin de bien indiquer que les personnages qu’ils vont nous faire découvrir leur ont imposé des émotions, des sensations, et que leur but est de les partager avec nous, les lecteurs, sans fards, sans faux-semblant, sans effets spéciaux.

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Nous sommes les inconnus avec qui un scénariste et un dessinateur ont décidé de partager une tranche de vie qui, comme ils le disent, les touche, profondément… Peut-être parce qu’une des thématiques utilisées s’intéresse à la création artistique. Il s’agit là d’une sorte de pari qui s’avère une belle réussite.

Laurent Bonneau : un pari

Un autre défi que Damien Marie au scénario et Laurent Bonneau au dessin ont choisi de vivre, avec cet album, c’est de l’inscrire en-dehors de toute mode, d’en faire une œuvre totalement à contre-courant de ce que la société semble vouloir généraliser… Pas de « feel good », pas de sang, de violence, de haine… Pas d’Aventure susceptible de faire rêver…

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C’est un livre hors-mode, oui…

Un album à contre-courant. Il ne s’agit pas de positiver, il ne s’agit pas de trouver son bonheur dans son travail… On nous y parle au contraire du boulot qui, dans la réalité de chaque jour, éteint les rêves et s’oppose, de fait, au bonheur…C’est un livre désespérant qui nous parle de désespoir… Mais pas seulement !

Laurent Bonneau : un livre sombre, mais pas uniquement…

Le récit, vous l’aurez compris, est simple… Fabien travaille dans un abattoir. Son épouse est infirmière. De ce fait, leurs horaires sont parfois inconciliables, et leur petite fille se révèle être un vrai lien entre ses parents. Ce qu’adore cette gamine, ce sont les histoires que son père, le soir, lui raconte. Des histoires avec de la magie, bien sûr, mais aussi avec des péripéties que cette enfant impose à son père d’intégrer dans ses récits.

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Et puis, un jour, Fabien « fait la rencontre », dans son abattoir, d’un cochon tatoué… Il découvre la tatoueuse, une jeune femme autiste… Et lui qui fit des études artistiques oubliées depuis bien longtemps se replonge dans le monde de l’art avec l’espoir, presque une certitude, de donner vie aux rêves qui étaient ceux de sa jeunesse.

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A partir de cet instant, c’est un portrait de notre société qui nous est montré, un portrait de la vie telle qu’elle est, réellement, loin des discours et des théories qui se multiplient… La vie, la famille, les sdf, l’ennui, l’enfance, l’amitié, les animaux, la pauvreté, la gentillesse, le partage, l’argent…

Laurent Bonneau : un portrait…

Plus qu’une tranche de vie, ce livre nous parle du triste temps d’un rêve qui se détruit… Avec cette remarque, dans le livre : « on n’est jamais seul à rater sa vie » ! Et c’est l’ambiguïté superbe de cet album que d’être à la fois désespérant et merveilleusement humaniste…

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Un des éléments moteurs de ce livre, c’est le rapport entre le père et sa fille… Ce rapport qui se construit presque comme une fable, comme une interprétation primaire de ce qu’est l’acte créatif. Le père raconte, imagine donc, mais sans sa fille, son imagination serait simpliste… On pourrait presque y deviner les rapports étroits qui doivent sans doute exister entre un scénariste et un dessinateur plus que complices, fusionnels dans la construction d’une « histoire » ! Oui, le scénario semble presque construit comme une histoire que se racontent et s’inventent sans cesse un homme et sa petite fille!

Laurent Bonneau : travailler à deux

Et ce qui accentue encore cette complicité tangible entre les deux auteurs, c’est l’utilisation qu’il font des mots, entre le dialogue et le monologue ou, plutôt qu’un monologue, un dialogue solitaire avec le lecteur. Et en tant que lecteur, on se retrouve ainsi à la fois spectateur de ce qui se déroule dans un réel en partie imaginé et à la fois partie prenante de ce que le personnage central, Fabien, pense…

Laurent Bonneau : la voix off

C’est un livre sur le passage de l’imaginaire à la réalité, avec cette question battue en brèche par les « installés » de l’art : ce passage ne serait-il, finalement, offert qu’à l’enfance et à l’art ?… Un art qui ne se contenterait pas de chercher à dénaturer Pornocratès ?…

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Je parlais de réussite… Et elle est à tous les niveaux… Narrativement… Littérairement… Graphiquement aussi…

Laurent Bonneau accompagne et crée le récit avec un dessin entre le réalisme de la photographie et l’esquisse.

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Bonneau privilégie les gestes aux expressions, il utilise les décors urbains pour accentuer encore un peu plus la pesante présence d’une société déshumanisée, mais dans laquelle les amitiés et les amours sont les vraies lumières.

Laurent Bonneau : le dessin

Et puis, il y a cette couleur, étonnante parce que simple, et omniprésente en même temps.

C’est la couleur du temps qui passe…

C’est une couleur qui se différencie des habitudes : elle ne crée pas des séquences, elle répond, en fait, aux sensations et émotions du dessinateur au fil du récit qu’il nous offre…

Laurent Bonneau : les couleurs

Je vous l’ai dit en entrée, ces gens comme vous, comme moi, qui ont touché, donc ému, Laurent Bonneau et Damien Marie, m’ont ému également… La vie n’est pas un conte de fée, et peu de gens arrivent à donner vie à leurs rêves… Mais, même au-delà de l’échec, donc du désespoir, il y a cette lueur qui reste, et qui est celle de l’humain capable d’aimer ses amis, sa fille, son épouse…

C’est un livre sombre. C’est un livre vrai. C’est un livre plongé dans le monde qui est le nôtre.

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C’est un livre à la fois intelligent et important !

Jacques et Josiane Schraûwen

Ceux qui me touchent (dessin : Laurent Bonneau – scénario : Damien Marie – éditeur : Grandangle –  août 2023 – 224 pages)