Puisque nous voici entrés dans un congé que l’on appelle de carnaval, pourquoi ne pas offrir aux enfants qui vous sont proches une bd souriante, endiablée, pleine de fantômes farfelus !
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Il s’agit d’une série tous publics qui m’enchante, et j’ai choisi, un peu au hasard, je l’avoue, de vous parler du tome 4. Parce qu’on y parle d’école, peut-être, et que le moment est donc bien choisi, puisque les lieux scolaires ferment pour quelques jours, de faire de ce lieu d’éducation un endroit de douces folies !
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Le résumé de cette série est simple. Au 109 de la rue des soupirs, il y a une maison dans laquelle vit Elliott… Ses parents ne sont jamais là, à cause de leur boulot. Et ce gamin, pourtant, n’est pas seul, parce que, à cette adresse, survivent cinq fantômes qui, à leur manière totalement folle, veillent sur cet enfant. Et chacun des volumes de cette série raconte une histoire complète, accessible dès sept ou huit ans !
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Dans ce numéro 4, intitulé Fantômes au tableau, Les parents d’Elliott doivent parler de leur métier dans l’école de leur gamin dans sa classe… Mais, bien évidemment, au dernier moment, ce papa et cette maman surbookés doivent de nouveau s’en aller quelque part aux quatre coins du monde ! Qu’à cela ne tienne ! Deux des fantômes de la rue des soupirs prennent possession de ces adultes démissionnaires ! Oui, ils entrent en eux, prenant ainsi leur apparence humaine, tout en restant qui il sont, des fantômes aux passés tumultueux !
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Il en résulte des discours particuliers face à une classe qui n’en revient pas, face à des enfants découvrant de leur camarade de classe une vérité nouvelle, face à une institutrice qui s’amuse comme une petite folle… Ce sont des gags, vifs et iconoclastes, avec un dessin endiablé de Yomgui Dumont, un dessin vraiment efficace, avec un scénario de Monsieur Tan (créateur, sous le nom d’Antoine Dole, de Mortelle Adèle) qui, d’éclat de rire en éclat de rire, n’hésite cependant pas à aborder des thèmes sérieux, comme le harcèlement scolaire par exemple… Mais toujours avec légèreté ! Une série de petits albums réjouissants, vraiment, pour toute la famille ! A lire, enfants et parents unis loin des bancs de l’école ou des obligations du travail !
Jacques et Josiane Schraûwen
109 Rue Des Soupirs – Fantômes au tableau (dessin : Yomgui Dumont – scénario : Mr Tan – éditeur : Casterman – 6 albums parus)
Deux volumes pour un récit sans temps mort, pour un portrait qui dépasse, et de loin, les conventions et les routines du genre. Une sombre et belle réussite !
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Au début des années 40, alors qu’une partie de la France se croit libre, Paris, lui, résonne du bruit des bottes allemandes. Le couvre-feu noircit les nuits comme les espoirs. Mais il est un quartier qui, lui, échappe à cette règle : Pigalle… C’est qu’il faut, sans doute, que persistent des lieux où l’occupant gradé peut s’amuser, se sentir possesseur d’un pouvoir sans partage, de club de jeu en club de féminines présences dansantes plus ou moins vêtues, ou dévêtues… C’est qu’il faut, déjà, aussi, dans le chef des Allemands, caresser dans le sens du poil une pègre dont l’économie souterraine va permettre des collaborations fructueuses pour tout le monde.
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C’est dans ce monde interlope que Victor existe… Victor, qu’on appelle « Le Turc », et qui, petit à petit, homme de main efficace et redoutable, se construit un petit empire financier qui, s’il éveille quelques haines autour de lui, attire aussi les attentions intéressées de l’occupant. Victor se remplit les poches sans arrière-pensée, pour le plaisir, collaborant ouvertement avec les Allemands, dont une superbe femme membre de la Gestapo, mais, en même temps, aidant quelques amis à quitter un pays dans lequel ils n’ont plus leur place. Victor se dit « neutre », et, de ce fait, occupe une place de choix dans la pègre comme dans un réseau nazi dont il profite sans vergogne.
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Mais Victor, peu à peu, dans les méandres de ces jeux humains ou inhumains qui se vivent dans l’ombre de la guerre, n’est pas qu’un pantin aux mains de ses propres enrichissements… Il aime… Une femme, certainement, Aurore, une chanteuse de cabaret, une autre, sans doute, une troisième peut-être… En outre, Victor, peu à peu, et sans en prendre vraiment la décision, devient membre de la résistance. Propriétaire de clubs nombreux emplis, le soir venu, d’Allemands aux certitudes gradées, il recueille ainsi des tas de renseignements livrés sur l’oreiller, des renseignements qu’il communique au réseau de la résistance gaulliste.
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Vient alors le temps des jeux dangereux… Des jeux truqués, aussi… Parce que Victor a un secret, son origine juive… Et que tout ce qui n’était pour lui qu’un amusement de truand capable de cruauté comme de sourires, tout cela va devenir la trame d’une sorte de labyrinthe moral dans lequel, froidement, cyniquement même, Victor évolue…
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En deux volumes, le scénariste Noël Simsolo fignole avec talent, sans fard, une aventure humaine exceptionnelle, dont la fin, la finalité même, ne peut être racontée… Il faut la découvrir, il faut redécouvrir la jeunesse de Simsolo qui, du haut de ses plus de 80 printemps, continue à donner ses lettres de noblesse à la bande dessinée réaliste, aux personnages ambigus et attachants, à ce style qui, presque cinématographique, prend le temps, pour raconter une histoire, de suivre pas à pas les chemins, bien tracés ou de traverse, des personnages qu’il fait vivre de ses mots.
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De ses mots, mais aussi par le dessin de Dominique Hé, qui, du haut de ses plus de 75 ans, fait étalage d’un sens aigu de la mise en scène, d’un amour qu’il a, et que l’on ressent à la lecture, pour ses personnages. Son graphisme ne nous montre pas des héros, mais des hommes et des femmes dont les visages expriment les peurs, les courages, les fuites, les désespérances. Ce diptyque se révèle être un admirable « récit noir » comme la mort, comme l’angoisse, comme l’amour, comme la haine… Et cette noirceur se magnifie par la couleur que Dominique Hé offre, en ombres et lumières, à ses décors, à ses héros ou anti-héros, jusque dans la toute dernière planche qui ne vous laissera, j’en ai la conviction, pas indifférents…
Deux albums à lire d’une traite, passionnants, et, surtout, superbement intelligents !…
Jacques et Josiane Schraûwen
Chiens & Loups (deux tomes – dessin : Dominique Hé – scénario : Noël Simsolo – éditeur : Glénat – tome 2 paru en janvier 2025)
Il n’y a, fort heureusement, dans l’univers de la bande dessinée, pas uniquement les copineries d’Angoulème et le couronnement de la vacuité… Il y a des vrais joyaux, de temps en temps, qu’il faut absolument mettre en évidence ! Et c’est le cas avec cet album qui ressemble à un voyage au profond de notre humanité…
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Le récit, en tant que tel, commence par une histoire racontée à un couple, par un prêtre : « un homme marche, portant sur le dos une pierre très lourde qui l’oblige à rester penché. Une femme, finalement, lui demande pourquoi il porte cette pierre désormais abîmée. L’homme, ayant jusque là complètement oublié la présence de cette pierre, en prend conscience, et, alors, la jette au loin. Et, plus léger enfin, il semble, heureux, ne plus marcher mais flotter. » !
Le prêtre termine cette parabole en la mettant, bien évidemment, en rapport immédiat avec le message évangélique. Mais la femme qui vient de l’écouter se contente de poser la seule question qui reste sans réponse : pourquoi portait-il cette pierre ?
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Nous nous trouvons dans le nord-est du Brésil. Une région oubliée par Dieu, en quelque sorte, puisque cela fait longtemps, bien longtemps, trop longtemps que la pluie n’y tombe plus. C’est le sable qui se mêle au soleil, c’est la pauvreté contre laquelle aucune politique de peut rien. C’est la dernière vache qui ne donne plus de lait. C’est la prière pour que l’eau du ciel, donc de Dieu, vienne redonner espérance aux habitants conscients de se trouver à l’orée de la mort. Comme le sont les oiseaux qui finissent par tomber du ciel, calcinés…
Dans ce pays perdu et se perdant, Cristo, avec son épouse, essaient de survivre. Ils ont une fille, Rosa, handicapée, incapable de parler ni de se mouvoir. Ils ont un fils, parti depuis longtemps tenter sa chance en d’autres lieux. Dans cette région enfouie dans la démesure de la désespérance, la survivance est de plus en plus difficile… Certes, une jeune fille de la ville est venue pour essayer, grâce à un reportage, aider ce couple en dérive, mais la non-confiance de Cristo a arrêté cette possibilité. Tout le monde, Cristo, son épouse, s’en remettent à Dieu… C’est lui, finalement, qui habite de sa non-présence tout cet album…
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Luckas Ionathan, l’auteur de ce livre, nous plonge ainsi dans une société extrêmement religieuse, voire même mystique, dans une micro-société qui perd ses bases, ses repères, et qui pallie ce manque par une croyance proche de la superstition. Et cet album laisse, au fur et à mesure que ce couple se déchire, s’installer progressivement une ambiance lourde, qui pèse sur les lieux comme sur les corps, sur les chairs comme sur les âmes. Une ambiance qui devient sombre, jusque dans le dessin même, lorsque revient le fils de ce couple, avec un groupe de jeunes tombés sous la coupe d’un gourou…
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Puisque Dieu punit cet endroit brisé par le soleil, lui qui est pourtant Bonté, c’est qu’il souhaite, comme dans l’Ancien Testament, un sacrifice… Un sacrifice humain… Et cette gamine handicapée représente, pour ce gourou possédé de la divinité tous les symbolismes nécessaires pour devenir cette victime expiatoire. Cristo, le père, se rallie à cet avis… La mère, elle, refuse… Il y a donc, d’une part, une sorte de dictature religieuse de la part d’un groupe de fanatiques, et, d’autre part, la résistance d’une femme qui doute, seule face à un monde d’hommes sûrs deux. Et ce livre nous montre ainsi ce qu’est la bêtise intrinsèque du fanatisme, mais sans grandiloquence… La pluie ne revient qu’à partir du moment où la maman de Rosa refuse de la sacrifier ! Serait-ce à dire que Dieu, pourtant mis à mal dans ce livre, finit par s’y ancrer par le biais de la désobéissance ?
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Dans le dessin de ce jeune artiste, un dessin parfois très proche d’une forme d’abstraction lyrique, toutes les thématiques de notre société se trouvent présentes : la peur, le fanatisme, le handicap physique, la pauvreté… Le découpage, entre illustration, simplicité graphique et technique cinématographique, est d’une efficacité envoûtante. Sans aucun effets spéciaux, Ionathan nous restitue un univers qu’il connaît, avec une justesse de ton, et une précision du dessin pourtant parfois très synthétisé. S’il fallait trouver des références, des filiations à ce dessin, c’est du côté de Comès ou de Chabouté qu’il faudrait chercher, excusez du peu… Mais le graphisme de Luckas Ionathan est en même temps très personnel, très subtil, dans une sorte de monde à part, entre celui des mots et celui du silence…
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Dans le monde du neuvième art, on peut, aujourd’hui, faire preuve d’innovation, d’intelligence, d’imagination, de talent, sans sacrifier à quelque mode que ce soit, sans rien perdre d’une maîtrise du dessin comme de la narration. Et aborder ainsi des sujets qui, universels, se doivent d’être abordés… Avec, dans le cas présent, une poésie sombre et pesante, mais qui se ponctue, en toute fin de l’album, par un sourire renaissant…
Jacques et Josiane Schraûwen
Comme Une Pierre (auteur : Luckas Ionathan – éditeur : iLatina – août 2024 – 195 pages)