Chacun De Vous Est Concerné 

Un livre, un disque vinyle, de la mémoire, de la révolte…

Il y a cinquante ans, Paris retrouvait le goût des pavés et de la révolte. Il y a cinquante ans, l’ordre public et moral a détruit, une fois de plus, des espérances essentielles… Mais 68, ce n’est pas que de la mémoire, c’est aussi une réalité qui peut continuer, envers et contre tout, à nous concerner !

 

Chacun de vous est concerné © Casterman

 

J’étais encore bien jeune en mai 68… Mais je me souviens avoir suivi à la radio, sous mes draps, les émissions de Michel Lancelot, entre autres, avec une envie étrange de vite devenir plus vieux, plus adulte, pour pouvoir, moi aussi, me révolter…
Et ce livre-disque est là, aujourd’hui, pour me remettre ces émotions en mémoire, certes, mais, surtout, pour rappeler à tout un chacun que la révolte est peut-être bien la dernière des libertés dont on peut encore se nourrir !
A l’heure où des ministres démissionnent pour ne pas avoir compris, dès leur « engagement », qu’ils n’étaient que des pantins aux mains de pouvoirs qui n’ont strictement plus rien de politique, à l’heure où les démocraties deviennent de plus en plus opaques et éloignées des aspirations essentielles des populations, se révolter, c’est vivre plus que survivre, c’est vouloir un monde meilleur en faisant tout pour s’en donner les moyens.

 

Chacun de vous est concerné © Casterman

 

Ce livre-disque, ce disque-livre, d’ailleurs, dépasse la simple souvenance de Mai 68… Les chansons de Dominique Grange et les dessins de Jacques Tardi puisent leurs inspirations dans cette époque récente de notre histoire comme dans l’horreur de certains abattoirs, dans le souvenir de la Commune comme dans la guerre du Vietnam, du Chili à l’IRA…
Couple dans la vie, ils partagent dans l’art les mêmes colères, les mêmes besoins viscéraux de ne pas se taire.
Et, donc, de crier, en mots et en couleurs, pour tenter d’éveiller, tout simplement, les consciences de ceux qui les lisent et les écoutent !

 

Chacun de vous est concerné © Casterman

 

« Même si vous croyez maint’nant
Que tout est bien comme avant
Parce que vous avez voté
L’ordre et la sécurité
Même si vous ne voulez pas
Que bientôt on remette ça
Même si vous vous en foutez
Chacun de vous est concerné »

Chacun de nous, oui… Dominique Grange et Tardi luttent, depuis des années, avec des mots, avec des livres, avec des chansons. Et même si ces chants ne s’entendent pas sur les ondes de toutes les radios de nos tristes quotidiens, ces chants existent, et Marc Ogeret en fut un extraordinaire artisan, et Dominique Grange en est une actrice active.

 

Chacun de vous est concerné © Casterman

 

On peut, bien sûr, ne pas être accroché à la voix de Dominique Grange, on peut même ne pas être touché par les dessins virulents de Tardi. Mais pour parler de Mai 68, qui mieux qu’eux pouvaient le faire, eux qui l’ont vécu, eux qui ne sont pas devenus de simples vieux « soixante-huitards recyclés ». Eux qui, simplement, ont gardé au fil des années les mêmes idéaux, les mêmes « valeurs ». Oui, je sais, le mot « valeur » peut hérisser ! Mais dans le cas présent, dans cette espérance au bout des mots et des musiques, au bout des planches dessinées et des récits, ce mot prend toute sa vraie signification !

 

Chacun de vous est concerné © Casterman

 

A la fois livre et disque, ce « Chacun de vous est concerné » est, d’abord, un bel objet… Il est, ensuite, une arme pacifique contre la bêtise humaine de plus en plus présente en chacun des horizons politiques de notre époque. Une arme pacifique, oui, et artistique, dans le sens le plus noble du terme. L’art est un combat…. Et comme le disait Ferré : « à l’école de la poésie, on n’apprend pas, on se bat »… Et la poésie, ici, c’est celle des mots et de leurs musiques, c’est aussi celle des dessins !

 

Jacques Schraûwen
Chacun De Vous Est Concerné (Textes : Dominique Grange et Tardi – dessin : Tardi – disque : Dominique Grange, arrangement de Accordzéâm – éditeur : Casterman)

 


Chacun de vous est concerné © Casterman

Le Cimetière des Innocents : 2. Le bras de saint Anthelme

De l’Histoire, du fantastique, de l’ésotérisme, de la religion… et de l’aventure !

Revoici Jonas, jeune protestant à la recherche des restes de son père. Revoici Oriane, fille d’un alchimiste tué par le pouvoir catholique. Revoici le cimetière des innocents, en pleine guerre de religions, et Oriane, recluse, au milieu de ce cimetière, et considérée comme une sainte !

 

Le Cimetière des Innocents © Bamboo/Grandangle

Avec cette série, on se retrouve en présence de deux tempéraments à la fois très différents et à la fois très complémentaires.
D’une part, il y a le scénariste Philippe Charlot. L’auteur de « Bourbon Street », des « Sœurs Fox », et du superbe « Gran Café Tortoni » est un écrivain qui aime créer des récits sur base de réalités historiques précises, et particulièrement fouillées au niveau de la documentation. La grande Histoire, pour lui, l’Histoire officielle, est un départ, toujours, à des découvertes de lieux, de dessous plus ou moins avouables, et toujours, surtout, à taille humaine !
D’autre part, il y a Xavier Fourquemin. Son graphisme est loin d’être « réaliste », mais parvient sans problème à créer des ambiances qui, elles, sont celles de la réalité. L’histoire est aussi sa préoccupation, graphiquement, et il aime se plonger dans des décors qui restituent des ambiances du passé, et il aime dessiner des personnages dont le vêtement comme l’attitude, l’aspect comme le mouvement restituent la vérité d’un moment de l’histoire humaine. Fourquemin, c’est aussi le dessinateur des visages, des trognes, de leurs expressions, presque caricaturales mais toujours respectueuses.
Le côté « écriture » et le côté « graphique », ainsi, ne s’opposent nullement dans leurs collaborations. Et, dans ce « Cimetière des innocents », ces deux aspects de la création font corps pour nous offrir une fresque haute en couleurs, pleine d’humour et de folie, pleine d’amour et d’horreur !

 

Le Cimetière des Innocents © Bamboo/Grandangle

 

Dans ce deuxième tome, ces deux auteurs accentuent ce qui n’avait été qu’esquissé dans le premier volume de cette série, à savoir le « fantastique ». Le père d’Oriane, dans sa recherche de la pierre philosophale, a découvert une autre pierre… Capable, lorsqu’elle est tenue par les mains de sa fille, de pouvoirs surnaturels, par exemple de redonner vie, fantomatique mais réelle en même temps, à des êtres morts, et ce à partir d’un fragment de leur cadavre, un cheveu, un os…
Oriane, donc, du fond de sa prison de recluse, va vite passer auprès de la populace crédule pour une sainte. Auprès, aussi, du clergé…
Les événements, dès lors, vont s’agencer pour qu’Oriane retrouve la liberté, pour que Jonas sache la vérité sur son père, le tout sur fond de commerce de reliques et d’« indulgences », de siège de Paris, de magie et de violence, le tout au long d’une galerie de personnages dignes des « seconds rôles» des films anciens, comme « La Kermesse Héroïque »…
Oriane a des pouvoirs… Des pouvoirs que lui confère cette pierre découverte ou créée par son père… Et l’apparition des « fantômes » permet quelque scènes à la fois extrêmement humoristiques et extrêmement porteuses de réflexions, comme ce retour de Saint-Louis dans un monde de faux-semblants qu’il ne peut accepter !

 

Le Cimetière des Innocents © Bamboo/Grandangle

 

C’est cela, en fait, cette série : une fable sur le réel et ses avatars… Une fable sur le possible et l’indicible… Une aventure humaine portée par des sentiments forts, l’amour, le désir, mais aussi la cupidité et l’ambition.
L’Histoire est regardée par le petit bout de la lorgnette. Elle est un décor, et en même temps un élément de l’intrigue, de la narration, mais l’essentiel reste, de bout en bout, le trajet de vie de quelques personnages. Des personnages, à part Oriane, qui sont tous plus des anti-héros que des héros purs et sans reproche !
Je parlais des films anciens, et Philippe Charlot en a retrouvé le rythme, il en a retrouvé aussi le sens aigu du dialogue. Quant à Fourquemin, son trait est ici plus nerveux que dans « Le train des orphelins », gagnant en vivacité et en mouvement.

 

Le Cimetière des Innocents © Bamboo/Grandangle

 

Charlot et Fourquemin : un des excellents duos gagnants de la bande dessinée !
C’est de la bd tous publics, c’est de la bd amusante, c’est de la bd sérieuse, c’est une série dont on ne peut qu’attendre la suite avec impatience !
Et le bras de Saint Anthelme, croyez-moi, va vous offrir, dans cet album, une bien belle surprise !…

 

Jacques Schraûwen
Le Cimetière des Innocents : 2. Le bras de saint Anthelme (dessin : Xavier Fourquemin – scénario : Philippe Charlot – éditeur : Bamboo/Grandangle)

La Cour des Miracles – Livre Premier : Anacréon, Roi des Gueux

Les bas-fonds de l’Histoire, racontés et dessinés avec passion et talent ! Un début de série à ne pas rater !!!

La Cour des Miracles © Soleil/Quadrants

La Cour des Miracles… Tout le monde en a entendu parler… Cette assemblée de truands, voleurs, assassins, tire-goussets et tutti quanti a fait les beaux jours de bien des romans, de bien des légendes.
Et voici donc cette cour royale de la lie de la capitale française devenue le sujet principal d’une nouvelle série de BD !
Tout comme moi, vous pourriez vous attendre à une description romancée et quelque peu « crapuleuse » de la face sombre d’une société dans laquelle la noblesse occupait le haut du pavé avec dédain pour la plèbe. Et c’est vrai qu’il y a un peu de ça, dans ce premier opus.
Mais il y a aussi et surtout le portrait d’une époque. Un dix-septième siècle qui ne pensait pas encore à un avenir révolutionnaire, et qui s’habituait à la soumission imposée, de supplices publics en exécutions capitales offertes en spectacle à un peuple digne des moutons de Panurge.
Et dans ce monde habitué au quotidien de l’horreur, les truands de tout poil, sous l’autorité du « roi Anacréon », se dessinent plus comme des révélateurs d’une société en déliquescence que comme acteurs de cette (dés)organisation sociale…

La Cour des Miracles © Soleil/Quadrants

On est loin, finalement, de la simple description. On est même dans le romanesque le plus efficace, le plus échevelé, avec un roi de la Cour des Miracles qui choisit son fils comme successeur, avec un vol qui tourne mal, avec ce fils torturé, avec la fille du roi des brigands parisiens qui s’affirme comme élément essentiel de l’intrique, avec des combats, des lâchetés, des trahisons. Et avec, aussi, des regards tout à fait véridiques sur la grande Histoire, sur les décors, physiques ou intimes, de la vie dans le palais de Louis XIV, avec le détail scatologique du Roi se faisant nettoyer l’entre-fesses par un de ses courtisans au visage dégoûté. Avec une vision, également, sur le théâtre, celui de Molière plus particulièrement.

La Cour des Miracles © Soleil/Quadrants

Le scénario, vous l’aurez compris, est extrêmement « fouillé », dans le bon sens du terme, sans jamais être lourd, loin de là ! En nous faisant entrer dans l’intimité d’une « confrérie », au sens large du terme, de laissés pour compte pour qui le maître-mot est de « voler et ne rien garder », Stéphane Piatzszek nous fait découvrir les dessous de l’Histoire, et il le fait aussi au travers du langage. Mais il le fait avec le talent d’un conteur d’histoire policière, également, ce qui rend son récit passionnant à lire, aussi passionnant que les bons romans de Féval, par exemple.
Quant au dessin, Julien Maffre s’éloigne ici très fort du graphisme qui était sien dans « La Banque ». Je dirais même qu’il s’est inspiré, presque, des images nées à la lecture de Rabelais, par la force qu’il peut imposer aux trognes de ses personnages, des personnages très typés, reconnaissables de page en page, des personnages avec des mimiques qui, proches de la caricature parfois, restent toujours formidablement humaines.
Et puis, il y a la couleur de Laure Durandelle, qui fait un peu penser aux illustrations chères à Epinal, en d’autres temps : des tons variés, qui ont du corps, et qui participent pleinement à la dynamique de l’histoire qui nous est racontée, en lui donnant un vrai relief.

La Cour des Miracles © Soleil/Quadrants

C’est un livre « historique », c’est un livre qui nous parle des différences, celles des corps, celles des esprits, celles des éducations. C’est un livre qui nous conduit derrière les apparences et mêle, intimement, et avec talent, graphiquement et littérairement, des histoires passionnées et bien menées à une Histoire dont on ne connaît généralement que les ors, les guerres et les fêtes !
J’ai beaucoup aimé ce livre, son côté « Villon », son côté « chanson de Mandrin », son côté démesure des sentiments humains…
Et je pense que vous devriez l’apprécier, vous aussi, tant pour ce qu’il nous raconte que par la manière dont il nous le raconte !

Jacques Schraûwen
La Cour des Miracles – Livre Premier : Anacréon, Roi des Gueux (dessin : Julien Maffre – scénario : Stéphane Piatzszek – couleur : Laure Durandelle – éditeur : Soleil/Quadrants)

 

La Cour des Miracles © Soleil/Quadrants