Canardo: 25. Un Con En Hiver

Le canard de Sokal, de plus en plus déprimé, de plus en plus lucide… de plus en plus Belge !!!

 

Toute ressemblance avec un « petit pays aux frontières internes » n’a rien de fortuit dans cet album qui nous parle de royauté, de prise d’otage, de guerre de religion, de djihadisme, de scoutisme… Et, bien évidemment, de morts particulièrement brutales !

Canardo 25 © Casterman

A la suite de ses aventures précédentes, Canardo, flic privé et privé de toute utopie, se retrouve également privé de liberté, dans une des prisons du petit pays du Belgambourg. Un petit pays qui, juste à côté de la Wallonie, ressemble furieusement à un mélange sournois entre la Belgique et le Luxembourg actuels. La dirigeante de ce duché se trouve en face d’un problème qui risque de porter atteinte à sa fortune, un problème représenté par son père, atteint d’Alzheimer sélectif, et qui semble avoir été pris en otage par des djihadistes qui demandent une rançon importante. Cette duchesse, alors, libère Canardo à la condition qu’il réussisse à libérer ce vieil homme qui, dans des vidéos encore secrètes, déclare, que son «  pays est devenu un nid de foutus mécréants et de scélérats infidèles  ».

Canardo 25 © Casterman

Et voilà comment Canardo, dans la campagne française où est maintenu prisonnier le patriarche, forme un couple improbable avec la Duchesse, sous le pseudo de Madame et Monsieur Beulemans. Voilà comment, dans un manoir où les terroristes, déguisés en scouts (la patrouille des castors…), sont d’impitoyables geôliers, ils vont à deux se battre contre l’intégrisme de ces croyants qui veulent faire sauter le château de Bouillon. Voilà comment ils vont se retrouver eux-mêmes l’enjeu d’une demande de rançon majorée. Voilà comment ils vont recevoir l’aide des services secrets wallons.
Voilà comment, surtout, tout va se terminer dans le sang, après qu’un doigt ait été coupé au patriarche du Belgambourg.

Canardo 25 © Casterman

Vous l’aurez compris, les références sont nombreuses… Références au baron Empain, certes, mais aussi à la famille royale belge… Au Roi Albert II mais aussi à son fils le Prince Laurent… C’est de la caricature, bien entendu, mais une caricature, finalement, assez transparente, une caricature, en tout cas, qui permet, de bout en bout de ce livre passionnant, de déborder des frontières de la seule réalité belgo-wallonne-française.
Parce que les références sont politiques, aussi, et belges comme françaises, puisque, en parallèle de cette prise d’otages, on assiste, au Belgambourg, à une révolution de palais, un politicien de l’opposition prenant le pouvoir. Un politicien au nom transparent : Boulenchon !
Les Sokal, scénaristes, se sont incontestablement amusés comme des petits fous, et nous offrent ici une histoire tout en anarchisme à peine contrôlé ! Bien sûr, il y a toujours les ingrédients du roman noir à l’américaine des années 50, mais mâtinés, cette fois, de l’humour surréaliste d’un Léo Malet… Et d’une imagination débridée, et d’un bonheur dans l’écriture des dialogues aussi ! Comment ne pas faire un peu plus que sourire en lisant les «  titres  » du patriarche du Belgamboug : «  commandeur de l’ordre du pélicouille d’or, grand maître d’obédiences aussi pittoresques qu’improbables et président d’honneur des clubs et associations ringardes les plus diverses  » !

Canardo 25 © Casterman

Depuis quelques albums, Benoît et Hugo Sokal s’en donnent à cœur joie pour parler, avec un humour cynique, plus anarchiste que surréaliste, de la Belgique, et c’est une totale réussite ! Ce l’est encore plus, ici, où ils parlent de la religion, au-delà même de l’intégrisme, de façon complètement politiquement incorrecte, et le résultat est vraiment jouissif !
Quant au dessin, on peut dire que Pascal Regnauld a fait sien le graphisme animalier de Sokal, et qu’il y est à l’aise comme un poisson pirate dans une mer étale.
Ce qui est formidable, dans cette série, qui en est à son numéro 25, c’est qu’elle n’a jamais faibli… Qu’elle s’est toujours ancrée dans notre société contemporaine, parfois avec une sorte de romantisme échevelé, parfois avec une vraie poésie amoureuse, mais le plus souvent avec une désespérance réjouissante. Et, toujours, avec un bonheur total !…

Jacques Schraûwen
Canardo : 25. Un Con En Hiver (dessin : Pascal Regnauld – scénario : Benoît et Hugo Sokal – couleurs : Hugo Sokal – éditeur : Casterman)

Canardo 25 © Casterman

Contes Ordinaires D’une Société Résignée: Un auteur turc pour une bd étonnante!

Contes Ordinaires D’une Société Résignée: Un auteur turc pour une bd étonnante!

Un auteur turc… Des nouvelles dessinées qui, au travers d’un imaginaire résolument « fantastique », nous parlent d’aujourd’hui et de ce que pourra être demain… Un livre étonnant, à découvrir, à apprécier pour le regard graphique qu’il porte sur notre univers !

Qu’est-ce qu’un  » conte  » ?… Une histoire, courte, vive, dans laquelle sont décrits et racontés des faits nés de la seule imagination de leur auteur.

Au-delà de cette définition qui peut coller parfaitement à Perrault ou à Andersen, bien d’autres voies s’ouvrent aux amateurs de contes… On peut ainsi suivre Jean Ray et ses contes du whisky, ou aller à la rencontre de l’immense Jacques Sternberg au gré de ses contes glacés, cruels, incisifs.

Le conte a, de manière logique, pris sa place également dans l’univers de la bande dessinée. Souvent en se faisant l’adaptation, plus ou moins détournée, de textes littéraires préexistants. Parfois aussi, avec Yann par exemple, en démoralisant totalement ces contes écrits et destinés, originellement, à l’enfance.

Il y a également Foerster, un des auteurs les plus emblématiques du fantastique dessiné. Un auteur partant, toujours, du quotidien pour le transfigurer et le rendre totalement horrible.

Et Ersin Karabulut est à placer dans cette lignée-là, dans une filiation, tant au niveau du scénario que de graphisme parfois, de cette façon qu’a Foerster de réinventer en couleurs noires le quotidien qui est le nôtre.

 

Ici, dans ces quinze contes, le quotidien que nous dévoile Ersin Karabulut n’est, d’évidence, pas celui que l’on connaît. Mais le monde qu’il construit, qu’il nous décrit, répond parfaitement aux codes du fantastique : si tout, ou presque, y est imaginaire, tout, également, participe d’une logique totalement plausible.

Je disais que les contes de ce livre n’ont pas de rapport avec notre société… Pas de rapport immédiat, sans doute, mais un rapport symbolique, incontestablement !

Que l’auteur nous raconte l’endoctrinement des enfants et le refus de leur ouvrir l’intelligence, que l’auteur nous montre les gens perdant leurs couleurs et créant ainsi un monde fait exclusivement de grisaille, à l’exception d’un ciel, dernier refuge pour le rêve, que  l’auteur nous parle de la souffrance, de la mort, de l’omniprésence du pouvoir, c’est, bien évidemment, de son monde qu’il nous parle, d’une Turquie contemporaine cherchant à renouer avec un sultanat qui fut en son temps génocidaire…

De son pays, oui, mais du nôtre aussi. Ou, plutôt, de ce que notre société est en train de devenir : un pourrissoir de toutes les espérances humaines !

 

N’allez pas croire, cependant, en lisant les quelques lignes que je viens d’écrire, que cet album est sobre et désespérant. Il est, tout au contraire, extrêmement agréable à lire, comme le sont les nouvelles (oui, je me répète…) de Sternberg, de Prévot, de Ray, de Seignolle !

Il y a de l’humour, très noir, mais sans cesse présent. Il y a de la réflexion, également, il y a de la tendresse, de l’amour, de l’amoralité et de l’immoralité…

Il y a un dessin qui assume totalement ses influences, de Foerster à Gimenez, il y a un auteur qui adore jouer avec les physionomies les plus improbables, au travers de son trait comme de ses couleurs. Des couleurs qui, parfois monochromes, parfois très expressives et même  » flashy « , font de chaque conte, de chaque récit, un moment à l’ambiance unique.

Je ne suis pas (je ne suis plus, plutôt) un très grand  » client  » de Fluide Glacial « , je vous l’avoue. Mais lorsque je me retrouve en face d’un livre comme celui-ci, je ne peux que reconnaître l’utilité de cet éditeur quand il ouvre les pages de son magazine et de ses albums à des auteurs qui méritent d’être connus, reconnus ! Comme Ersin Karabulut, dont le discours, politiquement incorrect, est, de nos jours, essentiel à écouter, à lire, à partager…

Jacques Schraûwen

Contes Ordinaires D’une Société Résignée (auteur : Ersin Karabulut – éditeur : Fluide Glacial)

Crimes Gourmands : une série policière et gastronomique !

Crimes Gourmands : une série policière et gastronomique !

Une journaliste, blonde, sans complexe, spécialisée dans les articles consacrés à la nourriture… Un photographe qui l’accompagne dans toutes ses pérégrinations… Et des crimes qui parsèment leur chemin et qu’ils vont résoudre en passant de restaurant en restaurant ! Une adaptation réussie de romans intelligents…

Bien sûr, cette série surfe sur une mode qui semble persister, celle de la bonne chère. Les émissions télé consacrées plus ou moins à la cuisine se sont multipliées et ne semblent pas vouloir ralentir leurs envahissements de petits écrans.

En bande dessinée, également, plusieurs séries ont vu le jour, essentiellement consacrées au vin, et, pour la plupart, intéressantes et didactiques.

A tout cela, on peut épingler des livres assez différents et, ma foi, autant passionnants que passionnés, des livres que j’ai par ailleurs chroniqués ici : « Le goût d’Emma » et  » Comme un chef « .

Avec ces crimes gourmands, dont deux albums sont déjà sortis, on se retrouve dans une démarche traditionnelle, tant au niveau du scénario que du dessin. Ce sont des enquêtes policières, menées par une journaliste, et qui se vivent et se résolvent dans des milieux bien précis. Le premier opus,  » Petits meurtres à l’étouffée « , nous entraîne à Lyon, de bouchon en bouchon, pour un scénario assez attendu, certes, mais bien mené. Un scénario qui fait la part belle à une manière de concevoir la cuisine qui fait partie, profondément, du patrimoine de la France.

Le deuxième volume, lui, s’enfonce dans l’univers des chefs étoilés de Paris, et nous dévoile quelque peu l’envers du décor, un décor dont les paillettes cachent d’abord et avant tout des rivalités, artistiques parfois, tant il est vrai que la gastronomie, à partir d’un certain niveau, c’est de l’art, mais des rivalités aussi et surtout d’orgueil, d’argent, de renommée !

Un chef étoilé meurt. On le retrouve, un couteau (de cuisine, bien entendu) planté dans le corps, mais caché aux regards par une toque de  » chef « .

Laure Grenadier, rédactrice en chef d’un mensuel consacré exclusivement aux plaisirs de la table, va vouloir comprendre ce crime, en découvrir les raisons, malgré et à cause de l’amitié qui la liait à ce grand chef assassiné.

Il y a peu de péripéties dans ce deuxième album, moins que dans le précédent. Mais c’est aussi ce qui en fait la qualité, puisque la trame narrative nous décrit, d’une façon à la fois didactique et quelque peu iconoclaste, les dessous d’un monde qu’on voudrait trop souvent, de guide reconnu en autre guide tout aussi reconnu, nous montrer comme idyllique.

La qualité de cette série réside aussi dans l’intérêt porté par les auteurs à la vie quotidienne. Celle d’une journaliste et de son photographe, au fil de leurs enquêtes, mais aussi celle d’une femme que l’adolescence de sa fille perturbe profondément.

Nous ne sommes pas ici en face d’un nouveau chef d’œuvre du neuvième art. Mais en présence, simplement, d’une série bien construite, bien élaborée, une série dont les personnages parviennent, très vite, à être attachants, se livrant petit à petit, à touches éparses dévoilant leurs vies en dehors des bonds et rebondissements de l’histoire racontée.

Le dessin, réaliste, n’a rien de passe-partout, et permet, sans aucun doute, à l’intrigue de prendre vie, de prendre mouvement. Le découpage est classique mais offre l’opportunité, dans certaines pages, en multipliant les vignettes  » quotidiennes « , de faire quelques raccourcis narratifs particulièrement réussis. Et soulignons le travail des décors d’un dessinateur qui se fait presque, parfois, illustrateur paysagiste !

Quant à la couleur, sans ostentation, elle ouvre des perspectives dans le dessin, elle se fait tantôt extrêmement présente, dans les scènes d’intérieur par exemple, tantôt faite essentiellement de lumière, dans les scènes de paysages urbains, entre autres.

 

 

Une série de bd de bonne qualité, donc, sans grands étonnements, sans éblouissements, mais qui se savoure… comme peuvent se savourer des huitres au champagne sur lit d’épinards à peine revenus au beurre…

Donc, de la bonne bande dessinée, traditionnelle mais parfaitement aboutie !

Jacques Schraûwen

Crimes gourmands :  » Un cadavre en toque  » et  » Petits meurtres à l’étouffée  » (dessin : Chetville – scénario : Raven, d’après les romans de Noël Balen et Vanessa Barrot – couleurs : Antoine Quaresma – éditeur : Delcourt)