La Cour des Miracles – Livre Premier : Anacréon, Roi des Gueux

Les bas-fonds de l’Histoire, racontés et dessinés avec passion et talent ! Un début de série à ne pas rater !!!

La Cour des Miracles © Soleil/Quadrants

La Cour des Miracles… Tout le monde en a entendu parler… Cette assemblée de truands, voleurs, assassins, tire-goussets et tutti quanti a fait les beaux jours de bien des romans, de bien des légendes.
Et voici donc cette cour royale de la lie de la capitale française devenue le sujet principal d’une nouvelle série de BD !
Tout comme moi, vous pourriez vous attendre à une description romancée et quelque peu « crapuleuse » de la face sombre d’une société dans laquelle la noblesse occupait le haut du pavé avec dédain pour la plèbe. Et c’est vrai qu’il y a un peu de ça, dans ce premier opus.
Mais il y a aussi et surtout le portrait d’une époque. Un dix-septième siècle qui ne pensait pas encore à un avenir révolutionnaire, et qui s’habituait à la soumission imposée, de supplices publics en exécutions capitales offertes en spectacle à un peuple digne des moutons de Panurge.
Et dans ce monde habitué au quotidien de l’horreur, les truands de tout poil, sous l’autorité du « roi Anacréon », se dessinent plus comme des révélateurs d’une société en déliquescence que comme acteurs de cette (dés)organisation sociale…

La Cour des Miracles © Soleil/Quadrants

On est loin, finalement, de la simple description. On est même dans le romanesque le plus efficace, le plus échevelé, avec un roi de la Cour des Miracles qui choisit son fils comme successeur, avec un vol qui tourne mal, avec ce fils torturé, avec la fille du roi des brigands parisiens qui s’affirme comme élément essentiel de l’intrique, avec des combats, des lâchetés, des trahisons. Et avec, aussi, des regards tout à fait véridiques sur la grande Histoire, sur les décors, physiques ou intimes, de la vie dans le palais de Louis XIV, avec le détail scatologique du Roi se faisant nettoyer l’entre-fesses par un de ses courtisans au visage dégoûté. Avec une vision, également, sur le théâtre, celui de Molière plus particulièrement.

La Cour des Miracles © Soleil/Quadrants

Le scénario, vous l’aurez compris, est extrêmement « fouillé », dans le bon sens du terme, sans jamais être lourd, loin de là ! En nous faisant entrer dans l’intimité d’une « confrérie », au sens large du terme, de laissés pour compte pour qui le maître-mot est de « voler et ne rien garder », Stéphane Piatzszek nous fait découvrir les dessous de l’Histoire, et il le fait aussi au travers du langage. Mais il le fait avec le talent d’un conteur d’histoire policière, également, ce qui rend son récit passionnant à lire, aussi passionnant que les bons romans de Féval, par exemple.
Quant au dessin, Julien Maffre s’éloigne ici très fort du graphisme qui était sien dans « La Banque ». Je dirais même qu’il s’est inspiré, presque, des images nées à la lecture de Rabelais, par la force qu’il peut imposer aux trognes de ses personnages, des personnages très typés, reconnaissables de page en page, des personnages avec des mimiques qui, proches de la caricature parfois, restent toujours formidablement humaines.
Et puis, il y a la couleur de Laure Durandelle, qui fait un peu penser aux illustrations chères à Epinal, en d’autres temps : des tons variés, qui ont du corps, et qui participent pleinement à la dynamique de l’histoire qui nous est racontée, en lui donnant un vrai relief.

La Cour des Miracles © Soleil/Quadrants

C’est un livre « historique », c’est un livre qui nous parle des différences, celles des corps, celles des esprits, celles des éducations. C’est un livre qui nous conduit derrière les apparences et mêle, intimement, et avec talent, graphiquement et littérairement, des histoires passionnées et bien menées à une Histoire dont on ne connaît généralement que les ors, les guerres et les fêtes !
J’ai beaucoup aimé ce livre, son côté « Villon », son côté « chanson de Mandrin », son côté démesure des sentiments humains…
Et je pense que vous devriez l’apprécier, vous aussi, tant pour ce qu’il nous raconte que par la manière dont il nous le raconte !

Jacques Schraûwen
La Cour des Miracles – Livre Premier : Anacréon, Roi des Gueux (dessin : Julien Maffre – scénario : Stéphane Piatzszek – couleur : Laure Durandelle – éditeur : Soleil/Quadrants)

 

La Cour des Miracles © Soleil/Quadrants

Canardo: 25. Un Con En Hiver

Le canard de Sokal, de plus en plus déprimé, de plus en plus lucide… de plus en plus Belge !!!

 

Toute ressemblance avec un « petit pays aux frontières internes » n’a rien de fortuit dans cet album qui nous parle de royauté, de prise d’otage, de guerre de religion, de djihadisme, de scoutisme… Et, bien évidemment, de morts particulièrement brutales !

Canardo 25 © Casterman

A la suite de ses aventures précédentes, Canardo, flic privé et privé de toute utopie, se retrouve également privé de liberté, dans une des prisons du petit pays du Belgambourg. Un petit pays qui, juste à côté de la Wallonie, ressemble furieusement à un mélange sournois entre la Belgique et le Luxembourg actuels. La dirigeante de ce duché se trouve en face d’un problème qui risque de porter atteinte à sa fortune, un problème représenté par son père, atteint d’Alzheimer sélectif, et qui semble avoir été pris en otage par des djihadistes qui demandent une rançon importante. Cette duchesse, alors, libère Canardo à la condition qu’il réussisse à libérer ce vieil homme qui, dans des vidéos encore secrètes, déclare, que son «  pays est devenu un nid de foutus mécréants et de scélérats infidèles  ».

Canardo 25 © Casterman

Et voilà comment Canardo, dans la campagne française où est maintenu prisonnier le patriarche, forme un couple improbable avec la Duchesse, sous le pseudo de Madame et Monsieur Beulemans. Voilà comment, dans un manoir où les terroristes, déguisés en scouts (la patrouille des castors…), sont d’impitoyables geôliers, ils vont à deux se battre contre l’intégrisme de ces croyants qui veulent faire sauter le château de Bouillon. Voilà comment ils vont se retrouver eux-mêmes l’enjeu d’une demande de rançon majorée. Voilà comment ils vont recevoir l’aide des services secrets wallons.
Voilà comment, surtout, tout va se terminer dans le sang, après qu’un doigt ait été coupé au patriarche du Belgambourg.

Canardo 25 © Casterman

Vous l’aurez compris, les références sont nombreuses… Références au baron Empain, certes, mais aussi à la famille royale belge… Au Roi Albert II mais aussi à son fils le Prince Laurent… C’est de la caricature, bien entendu, mais une caricature, finalement, assez transparente, une caricature, en tout cas, qui permet, de bout en bout de ce livre passionnant, de déborder des frontières de la seule réalité belgo-wallonne-française.
Parce que les références sont politiques, aussi, et belges comme françaises, puisque, en parallèle de cette prise d’otages, on assiste, au Belgambourg, à une révolution de palais, un politicien de l’opposition prenant le pouvoir. Un politicien au nom transparent : Boulenchon !
Les Sokal, scénaristes, se sont incontestablement amusés comme des petits fous, et nous offrent ici une histoire tout en anarchisme à peine contrôlé ! Bien sûr, il y a toujours les ingrédients du roman noir à l’américaine des années 50, mais mâtinés, cette fois, de l’humour surréaliste d’un Léo Malet… Et d’une imagination débridée, et d’un bonheur dans l’écriture des dialogues aussi ! Comment ne pas faire un peu plus que sourire en lisant les «  titres  » du patriarche du Belgamboug : «  commandeur de l’ordre du pélicouille d’or, grand maître d’obédiences aussi pittoresques qu’improbables et président d’honneur des clubs et associations ringardes les plus diverses  » !

Canardo 25 © Casterman

Depuis quelques albums, Benoît et Hugo Sokal s’en donnent à cœur joie pour parler, avec un humour cynique, plus anarchiste que surréaliste, de la Belgique, et c’est une totale réussite ! Ce l’est encore plus, ici, où ils parlent de la religion, au-delà même de l’intégrisme, de façon complètement politiquement incorrecte, et le résultat est vraiment jouissif !
Quant au dessin, on peut dire que Pascal Regnauld a fait sien le graphisme animalier de Sokal, et qu’il y est à l’aise comme un poisson pirate dans une mer étale.
Ce qui est formidable, dans cette série, qui en est à son numéro 25, c’est qu’elle n’a jamais faibli… Qu’elle s’est toujours ancrée dans notre société contemporaine, parfois avec une sorte de romantisme échevelé, parfois avec une vraie poésie amoureuse, mais le plus souvent avec une désespérance réjouissante. Et, toujours, avec un bonheur total !…

Jacques Schraûwen
Canardo : 25. Un Con En Hiver (dessin : Pascal Regnauld – scénario : Benoît et Hugo Sokal – couleurs : Hugo Sokal – éditeur : Casterman)

Canardo 25 © Casterman

Contes Ordinaires D’une Société Résignée: Un auteur turc pour une bd étonnante!

Contes Ordinaires D’une Société Résignée: Un auteur turc pour une bd étonnante!

Un auteur turc… Des nouvelles dessinées qui, au travers d’un imaginaire résolument « fantastique », nous parlent d’aujourd’hui et de ce que pourra être demain… Un livre étonnant, à découvrir, à apprécier pour le regard graphique qu’il porte sur notre univers !

Qu’est-ce qu’un  » conte  » ?… Une histoire, courte, vive, dans laquelle sont décrits et racontés des faits nés de la seule imagination de leur auteur.

Au-delà de cette définition qui peut coller parfaitement à Perrault ou à Andersen, bien d’autres voies s’ouvrent aux amateurs de contes… On peut ainsi suivre Jean Ray et ses contes du whisky, ou aller à la rencontre de l’immense Jacques Sternberg au gré de ses contes glacés, cruels, incisifs.

Le conte a, de manière logique, pris sa place également dans l’univers de la bande dessinée. Souvent en se faisant l’adaptation, plus ou moins détournée, de textes littéraires préexistants. Parfois aussi, avec Yann par exemple, en démoralisant totalement ces contes écrits et destinés, originellement, à l’enfance.

Il y a également Foerster, un des auteurs les plus emblématiques du fantastique dessiné. Un auteur partant, toujours, du quotidien pour le transfigurer et le rendre totalement horrible.

Et Ersin Karabulut est à placer dans cette lignée-là, dans une filiation, tant au niveau du scénario que de graphisme parfois, de cette façon qu’a Foerster de réinventer en couleurs noires le quotidien qui est le nôtre.

 

Ici, dans ces quinze contes, le quotidien que nous dévoile Ersin Karabulut n’est, d’évidence, pas celui que l’on connaît. Mais le monde qu’il construit, qu’il nous décrit, répond parfaitement aux codes du fantastique : si tout, ou presque, y est imaginaire, tout, également, participe d’une logique totalement plausible.

Je disais que les contes de ce livre n’ont pas de rapport avec notre société… Pas de rapport immédiat, sans doute, mais un rapport symbolique, incontestablement !

Que l’auteur nous raconte l’endoctrinement des enfants et le refus de leur ouvrir l’intelligence, que l’auteur nous montre les gens perdant leurs couleurs et créant ainsi un monde fait exclusivement de grisaille, à l’exception d’un ciel, dernier refuge pour le rêve, que  l’auteur nous parle de la souffrance, de la mort, de l’omniprésence du pouvoir, c’est, bien évidemment, de son monde qu’il nous parle, d’une Turquie contemporaine cherchant à renouer avec un sultanat qui fut en son temps génocidaire…

De son pays, oui, mais du nôtre aussi. Ou, plutôt, de ce que notre société est en train de devenir : un pourrissoir de toutes les espérances humaines !

 

N’allez pas croire, cependant, en lisant les quelques lignes que je viens d’écrire, que cet album est sobre et désespérant. Il est, tout au contraire, extrêmement agréable à lire, comme le sont les nouvelles (oui, je me répète…) de Sternberg, de Prévot, de Ray, de Seignolle !

Il y a de l’humour, très noir, mais sans cesse présent. Il y a de la réflexion, également, il y a de la tendresse, de l’amour, de l’amoralité et de l’immoralité…

Il y a un dessin qui assume totalement ses influences, de Foerster à Gimenez, il y a un auteur qui adore jouer avec les physionomies les plus improbables, au travers de son trait comme de ses couleurs. Des couleurs qui, parfois monochromes, parfois très expressives et même  » flashy « , font de chaque conte, de chaque récit, un moment à l’ambiance unique.

Je ne suis pas (je ne suis plus, plutôt) un très grand  » client  » de Fluide Glacial « , je vous l’avoue. Mais lorsque je me retrouve en face d’un livre comme celui-ci, je ne peux que reconnaître l’utilité de cet éditeur quand il ouvre les pages de son magazine et de ses albums à des auteurs qui méritent d’être connus, reconnus ! Comme Ersin Karabulut, dont le discours, politiquement incorrect, est, de nos jours, essentiel à écouter, à lire, à partager…

Jacques Schraûwen

Contes Ordinaires D’une Société Résignée (auteur : Ersin Karabulut – éditeur : Fluide Glacial)