Ces jours qui disparaissent

Ces jours qui disparaissent

Une bd, une chronique, une interview

Ne plus vivre qu’un jour sur deux… Mais savoir que son double a vécu l’autre journée à notre place… Ce cauchemar, c’est celui que vit Lubin, un jeune saltimbanque qui se voit peu à peu disparaître…

 

Pour qu’un scénario  » fantastique  » soit plausible de bout en bout, il faut qu’il soit construit en usant d’une logique personnelle sans faille. Il faut que l‘histoire racontée, pour improbable ou folle qu’elle soit, ne souffre aucune distorsion, ne provoque aucune interrogation sans réponse sensée.

C’est ce que réussit Timothé Le Boucher dans cet album étonnant, un album qui réussit à créer un univers, à la fois humain et environnemental qui est le nôtre, mais dans lequel une faille s’ouvre et révèle des matérialités qui ne peuvent qu’être déshumanisantes.

Le héros de ce livre est double, véritablement double. Artiste un jour sur deux, parfait fonctionnaire l’autre jour, Lubin se voit comme dans un miroir déformant de jour en jour d’abord, puis de semaine en semaine, de mois en mois…

Une part de lui ne rêve que de liberté et d’envolées magnifiques, l’autre de gain, de travail, de respect. Et c’est ce second Lubin qui, lentement, prend de plus en plus de place, temporellement bien sûr, mais aussi humainement… Car quel est le vrai Lubin ?…. Celui que l’auteur a choisi de mettre au centre de son récit, le rêveur qui, de plus en plus, se voit obligé de céder la place au pragmatique ? Ou l’autre, ce personnage bien ancré dans les obligations de la société et fier de l’être ?

C’est  un livre sur la dualité… Pour que la narration fonctionne de part en part, il fallait aussi que l’auteur ne soit pas que scénariste, mais qu’il parvienne, par ses dialogues, à donner vie réellement à deux héros tellement dissemblables l’un de l’autre, sauf physiquement. A ces deux héros, mais également à tous les autres personnages de ce livre presque choral, des personnages qui tous, grâce aux mots qui sont les leurs, ont une vraie existence.

 

La bande dessinée est un monde dans lequel on peut passer, d’une lecture à l’autre, d’un moment de délassement pur à un autre moment de réflexion réelle.

Avec  » Ces jours qui disparaissent « , ce sont nos propres hantises que nous interrogeons, avec l’aide du dessinateur. Faut-il, pour vivre vraiment, abandonner une part de soi ?…. Sommes-nous tous, à l’instar de Rimbaud, des  » Je est un autre  » ?… Ne sommes-nous pas plutôt proches de ce que disait Henri Michaux :  » je parle à qui je fus et qui je fus me parle  » ?…

Entre réalité et virtualité, entre réalisme et onirisme, voilà les trajets qu’empruntent les deux Lubin, au fil du récit. Des trajets qui dévoilent à tout un chacun, en fait, ces dualités qui construisent ce  qu’est le monde, depuis toujours. La dualité est une nécessité, et ce largement avant que Freud ne cherche à la définir.

Cet album pourrait, dès lors, être ardu, et, en s’inscrivant dans le quotidien qui, finalement, est nôtre, être difficile d’accès. Il n’en est rien, par la magie d’un fantastique maîtrisé, une espèce de SF créant un monde dans lequel la virtualité occupe une place prépondérante, une sf, donc, ressemblant presque à une anticipation de ce que nous commençons à connaître aujourd’hui.

Timothé Le Boucher: réalité et virtualité
Timothé Le Boucher: dualité

 

Le dessin de Timothé Le Boucher a fait le choix, dans ce livre, de la simplicité. Et, ce faisant, de l’efficacité narrative.

L’auteur, sans aucun doute, a été nourri à la fois par des gens comme Moebius et la bande dessinée  » manga « . Mais au contraire des Japonais, ses traits ne cherchent à aucun moment la démesure, et au contraire de Moebius ou Caza, son graphisme ne s’encombre jamais d’un symbolisme trop spectaculaire.

Ce dessin, c’est aussi, en accompagnement du scénario, ce qui fait la richesse de ce livre. Un dessin qui se refuse à tout manichéisme, également, à toute obéissance à des canons graphiques qui tendent à uniformiser la représentation humaine en reniant les différences physiques qui font toute la richesse de l’humanité. Femmes rondes, hommes qui n’ont rien de Don Juan, les personnages que nous présente l’auteur sont des personnages qu’on croise réellement au coin de toutes les  rues de nos errances.

Timothé Le Boucher: les personnages

 

Un excellent livre que celui-ci, qui nous ouvre l’esprit à des réflexions, à des questions, à des mémoires aussi… N’avons-nous pas tous, à un degré plus ou moins grand, trahi l’enfant que nous avons été ?

Mais toutes ces portes ouvertes le sont avec talent, au long d’un roman graphique qui reste passionnant de la première à l’ultime page.

 

Jacques Schraûwen

Ces jours qui disparaissent (auteur : Timothé Le Boucher – éditeur : Glénat)

Crapule

Crapule

Un livre pour tout le monde !… Rien que des petits moments sans importance, entre une jeune femme célibataire et son chat… Un album jouissif, souriant, dont la lecture s’accompagne de quelques beaux éclats de rire !

 

Crapule©Dupuis

 

Elle est jeune, blonde, célibataire, elle a une relation quelque peu tendue avec sa mère. Sa mère qui, un jour, dépose devant sa porte une boîte en carton contenant un chaton noir, une boîte en carton que cette jeune humaine ne découvre qu’après quelques jours… Et le chaton, lui, a réussi à survivre et, reconnaissant d’être sorti de sa prison, il décide de domestiquer cette femme qui, pourtant, de toute évidence, n’aime pas les chats !

 

Crapule©Dupuis

 

A partir de là, en gags d’une page, on suit la vie commune de ces deux animaux, le félin et l’humain, au jour le jour.

Pas d’effets spéciaux, pas de grands décors, mais des dessins tout en tendresse, tout en simplicité, tout en humour. Et la sauce prend, comme on dit, pour faire de cet album un vrai régal ! Un régal surtout, c’est vrai, pour ceux qui ont ou qui ont eu un chat. Le talent d’observation de Jean-Luc Deglin est sans faille, son dessin est limpide, son « montage » d’une souplesse exemplaire. Et son sens de l’humour est plus que réjouissant, croyez-moi !

 

Crapule©Dupuis

 

En quelque 128 pages, c’est à une histoire d’amour qu’on assiste… Une histoire dans laquelle deux êtres différents se regardent, se jaugent, se respectent, et finissent par s’apprivoiser l’un l’autre avec délice !

Une histoire faite de petits riens, comme l’est la vie, comme l’est le bonheur… Et qui, finalement, plaira à tout le monde, même à ceux qui n’ont pas de vraies affinités pour nos cousins les chats !…

 

 

Jacques Schraûwen

Crapule (auteur : Jean-Luc Deglin – éditeur : Dupuis)

Les Cœurs Simples

Les Cœurs Simples

Sous-titré  » les génies de la littérature illustrés par les plus grands artistes de la bande dessinée francophone « , ce livre est une anthologie de textes consacrés à ce qu’on peut appeler des simplets, des autistes, des handicapés mentaux… Un livre dont les bénéfices iront à un fonds de dotation,  » La Bonne Aventure « .

 

 

Albert Algoud est un tintinophile averti, selon l’expression consacrée, et son dictionnaire amoureux de Tintin a fait l’objet d’une chronique précédemment.

Cela dit, avec  » Les Cœurs Simples « , c’est dans un tout autre domaine qu’il s’aventure, mais avec toujours le même talent, la même attention à la fois acérée et pétillante.

Touché de près par la réalité de la différence, celle de l’autisme, Albert Algoud souhaite pouvoir aider à la création d’une maison ouverte aux adultes autistes, ces humains différents qui, de par leur âge, se retrouvent encore plus  » à côté  » de l’existence. L’anormalité naît sans doute d’abord et avant tout dans le regard qu’on porte sur ces gens qu’on appelait  » simplets « ,  » ahuris congénitaux « ,  » handicapés « . Et ce livre, qui est une anthologie chronologique de textes s’intéressant à ces déphasés sociaux, à ces  » retardés « , est aussi un moyen d’alimenter un  » fonds de dotation « , de par les bénéfices qu’engendrera cette édition.

Parce que, dans l’univers de la santé, que ce soit en Belgique ou en France, l’âge est et reste une prison dans laquelle sont enfermés des milliers d’individus auxquels on refuse le simple droit à exister par eux-mêmes…

Albert Algoud: Les adultes autistes

 

C’est donc une anthologie qui nous est proposée. Un ensemble de textes écrits par quelques grands noms de la littérature mondiale. Des textes qui nous emmènent de la fin du dix-huitième siècle jusqu’aux années 2010… Pour Albert Algoud, il s’est agi, non pas de répertorier toutes les manières littéraires qui ont existé dans l’approche du handicap mental, mais bien plus de choisir, selon ses propres affinités, des écrivains représentatifs de leur époque, représentatifs, au travers de leurs mots, de ce que cette époque avait comme considération (ou non-considération) par rapport aux  » demeurés mentaux « …

La deuxième volonté qui a été celle d’Albert Algoud, au-delà de l’évidente qualité des auteurs choisis, a été d’éviter, absolument, tout pathos, toute facilité, toute pitié. De la compassion, oui, mais pas de la pitié, jamais !

Il en résulte un panorama de sensations et d’impressions bien plus que de jugements, et c’est ce qui fait la force de cette anthologie. Parce que, finalement, c’est cela que fait Algoud dans ce livre : brosser, avec des mots qui ne sont pas les siens, un paysage, celui de la manière dont le monde qui est le nôtre a vu, a regardé l’univers des êtres « différents », et ce d’époque en époque.

Et c’est le mot qui se détache du silence, tout au long de ce livre… C’est la mort, aussi, qui naît, trop souvent, du silence oppressant et de l’absence imposée…

Albert Algoud: le choix des textes
Albert Algoud: la compassion

 

N’allez pas croire, cependant, que ce livre est pesant… Moraliste… analytique… Les textes choisis par Albert Algoud sont, tout au contraire, à la fois représentatifs de l’époque littéraire pendant laquelle ils ont été écrits, et à la fois, surtout, représentatifs d’écrivains au talent incontestable, un talent populaire sans jamais être populiste. De Balzac à Céline, de Hugo à Simenon, de Maupassant à Fallet, c’est une fresque d’écriture à l’incontestable qualité et à la véritable fluidité que nous sommes invités, lecteurs, à découvrir…

En outre, Albert Algoud a fait appel à des amis dessinateurs qui, oubliant le neuvième art, se sont faits illustrateurs. Et là aussi, ce sont de belles surprises graphiques qui nous sont offertes.

Comment ne pas souligner, par exemple, le dessin de Geluck, ou celui de Zep, en couverture… Ceux de Schuiten, de Bilal, de Cestac, de Satouf… De tant d’autres…

Impossible de citer tous ceux qui ont voulu participer à ce livre, à ce projet caritatif et humain!

Ils ont réussi, toutes et tous, à montrer la laideur, et à le faire sans faux-fuyant mais avec une évidente tendresse.

C’est un livre intelligent, que ce  » Cœurs Simples « . Intelligent et important… Un livre que les amateurs de littérature comme les amoureux du neuvième art ne pourront qu’aimer. Il se feuillette, il se lit et, qui sait, il peut, de page en page, changer notre propre vision de la différence…

 

Jacques Schraûwen

Les Cœurs Simples (Une anthologie réalisée par Albert Algoud, les génies de la littérature illustrés par les plus grands artistes de la bande dessinée francophone – éditeur : Casterman)