» Chacun Son Chat  » : une chronique, une interview de Philippe Geluck

 » Chacun Son Chat  » : une chronique, une interview de Philippe Geluck

Un nouvel album de Philippe Geluck, c’est toujours un plaisir… Celui des mots, de leurs sourires, de leurs impertinences… Et revoici donc Le Chat, dans un format de 48 pages, comme à ses débuts…

Philippe Geluck est, probablement, un des auteurs belges les plus connus à travers le monde, et son personnage fétiche, Le Chat, n’arrête pas de sévir depuis de longues années. La vraie « star », d’ailleurs, c’est cet animal imperturbable qui profère tantôt les pires des énormités, tantôt les réflexions les plus sensées…

Philippe Geluck est un humoriste bien plus qu’un auteur de BD. C’est  dans la lignée de gens comme Chaval, comme Siné qu’il faut le placer. Son humour n’est que rarement gratuit, et son dessin, lui, détourne les codes habituels du sourire bon enfant et de la bd classique, tout en donnant l’air, de manière totalement insidieuse, de se plier à ces fameux codes !…

Ce qui anime d’abord et avant tout Geluck, comme Topor avant lui, ou Gébé, ou Fred, c’est la haine viscérale qu’il éprouve face à l’universelle connerie humaine, cette bêtise élémentaire faite toujours d’inculture et de manque total de curiosité intellectuelle…

Mais tout cela est toujours traité avec une souriante lucidité… Comme le dit Le Chat lui-même : « Etre con au milieu d’un tas de cons encore plus cons ne fait pas paraître moins con », « Nous sommes tous plus cons que nous ne le pensons, et ceci est valable pour les plus cons comme pour les plus malins »…

Mais laissons la parole à Philippe Geluck, tout compte fait… N’est-ce pas lui qui devrait le mieux connaître ce personnage qu’il a créé et qui semble, d’album en album, prendre de plus en plus d’indépendance…

Philippe Geluck

 

 » Chacun Son Chat « , c’est un ensemble de strips, de dessins isolés, de dessins détournés… C’est de l’humour qui varie ses cibles et n’épargne personne… C’est de l’excellent Geluck, que j’ai aimé rencontrer et écouter parler…

 

Une chronique et une interview de Jacques Schraûwen

Chacun Son Chat (auteur : Philippe Geluck – éditeur : Casterman)

Couleurs

Couleurs

Il est de ces livres qu’on regarde autant qu’on lit…  » Couleurs  » en fait partie, de par la magie envoûtante qui semble jaillir de chaque page découverte, redécouverte…

 

 

Comment résumer l’histoire que nous raconte cet ouvrage inclassable ?

Il est vrai que le récit est d’une totale linéarité : Un homme jeune, ayant perdu toute mémoire mais frémissant de migraines atroces, se voit recueilli et accueilli par un homme âgé qui lui propose, le temps d’une possible guérison, de travailler pour lui, de s’occuper de son jardin.

Et tout le livre nous montre ce jeune homme, presque adolescent encore, aux prises avec un réel qu’il ne réussit ni à assimiler ni à refuser…

Ce schéma pourrait être celui de bien des thrillers, voire de quelques bons livres d’horreur. Mais il n’en est rien, et Sylvain Escallon, l’auteur à part entière de ces  » couleurs « , choisit, sans cesse, les chemins peu praticables du symbolisme, du non-dit, du non-récit, même. Et c’est à ce titre-là que cet album ne ressemble à aucun autre et se pare d’une véritable beauté graphique qui se fait, sans doute, l’élément moteur du récit.

 

 

Le titre, déjà, est trompeur, puisque l’essentiel de ce livre est dessiné en noir et blanc, avec un sens du contraste visuel que ne dédaigneraient pas quelques grands noms en la matière, de Comès à Wrightson ou Corben. Et il est vrai que le style graphique d’Escallon révèle une influence américaine évidente. Mais pas seulement… Il y a aussi, dans la façon qu’il a de s’attarder sur certains personnages une influence de la bd japonaise. Quant au fond de l’histoire, il jaillit, lui, d’une mythologie quotidienne typiquement européenne, française ou belge. Il y a plus du Béalu que du King dans l’ambiance qui nimbe chaque page de ce livre.

Je parlais de noir et blanc… Mais il y  aussi, de ci de là, comme en éclairs soudains et inattendus, des trouées de couleurs qui deviennent des lueurs nées du personnage central lui-même, et qui font, elles aussi, de cet album un objet littéraire et pictural étonnant, mais d’une belle unité, finalement, et envoûtant de bout en bout.

 

 

Cela dit, on peut se demander quel est le propos de l’auteur… Parce qu’il ne se contente pas de nous raconter l’histoire d’un amnésique à la recherche de lui-même et manipulé par des êtres qui, sous l’apparence de l’amitié, ont des buts qui ne peuvent qu’être inavouables. Il peuple sa narration de symboles nombreux : la nature, omniprésente, jusque dans les maisons dessinées… L’animalité travailleuse et sourde des fourmis qui se baladent de page en page en troupeaux sans âme… L’opposition entre la clarté et l’obscurité… Les apparences qui se distendent pour nous faire découvrir des réalités sans cesse cachées, sans cesse mouvantes. Et puis, il y a, en définitive, le thème central de ce livre, le pivot autour duquel toute la narration se construit et évolue : la création artistique !

 

 

Et c’est là que ce livre devient, réellement, un ouvrage qui mêle réflexion et inquiétude, qui construit et déconstruit des ponts entre ce que nous connaissons, ce que nous reconnaissons, ce que nous cherchons sans cesse à deviner…

C’est en chapitres que ce livre se construit. Et le premier chapitre, mettant en évidence une paire de lunettes, répond au tout dernier chapitre (avec le même numéro pour les deux : 1 !), qui met en exergue, lui, une paire de lunettes aux verres brisés.

Ce face à face entre la fin de l’histoire (qui n’est qu’un début, tout compte fait…) et son initiale pourrait probablement être une métaphore poétique de l’art, certes, qui n’arrête pas de faire des allers-retours entre hier et aujourd’hui, entre l’imaginaire et la réalité, entre le réalisme et l’invention… De l’art, mais aussi de l’existence… Une existence qui n’est peut-être qu’une suite de mouvements concentriques, une existence qui ne peut se révéler à elle-même qu’à partir d’une catastrophe, dont on parle dans ce livre, sans jamais la montrer ni l’expliquer.

Ce livre, de par son dessin, est somptueux. Il est aussi, bien plus qu’un roman graphique, un long poème dessiné sans rimes ni raison… Il y a du Michel De Ghelderode dans  » Couleurs « , avec son symbolisme, son  » fantastique « , son observation des petites gens et de leurs minuscules mesquineries…

 » Couleurs « , vous l’aurez compris, ne ressemble vraiment pas aux productions habituelles du neuvième art. C’est un livre de création pure, formellement superbe… Un livre qui prouve que, dans les paysages de la BD, bien des arcs-en-ciel restent encore à découvrir !…

 

Jacques Schraûwen

Couleurs (auteur : Sylvain Escallon – éditeur : Sarbacane)

Comme une Odeur de Diable

Comme une Odeur de Diable

Claude Seignolle, cette année, a fêté ses cent ans… Cet écrivain sulfureux, créant de ses mots les arcanes d’un fantastique extrêmement personnel, cet auteur-conteur méritait un album comme celui-ci : un hommage à l’américaine à un artiste résolument français !

 

Je vais vous parler d’un temps dont beaucoup diront, l’air pincé et sûrs d’eux :  » je n’étais pas né…  » !

Je vais vous parler d’un temps où la littérature fantastique prenait un essor populaire grâce à un éditeur passionné, Marabout.

Je vous parle d’un temps où j’apprenais que les livres étudiés à l’école n’étaient pas les seuls chemins vers le plaisir de lire…

Je vous parle d’un temps où je me suis créé, adolescent ébloui, un panthéon dans lequel quatre auteurs trônaient pour leurs audaces, leurs imaginations plurielles, leur qualité narrative et littéraire : il y avait Jean Ray… Et puis l’extraordinaire Gérard Prévot, extraordinairement oublié… Il y avait Marcel Béalu, plus proche du merveilleux que du fantastique… Et puis, il y avait Claude Seignolle, dont je n’oublierai jamais la dédicace qu’il m’a un jour faite, à la foire du Livre de Bruxelles, une dédicace dans laquelle il me disait que son inspiration, il la recueillait à la profondeur des folies et des possibles humains…

 

Claude Seignolle est un être double. D’une part, il a une manière très littéraire d’user des mots et de leurs rythmes, une manière presque désuète parfois, poétique toujours, dans la veine d’un Lautréamont.  D’autre part, il se révèle un narrateur très visuel. En lisant ses romans et ses nouvelles, ce sont des images qui sautent aux yeux de ses lecteurs. Des images nées, certes, de l’imagination de Seignolle, mais aussi de celle de ceux qui se plongent dans ses récits. D’où la difficulté pour un dessinateur, un auteur de bd, de parvenir à faire une osmose de ces créations visuelles et secrètes jaillies des pages écrites par Seignolle.

Eh bien, Lefeuvre, dans cet album, réussit la gageure d’arriver à rendre palpables les histoires racontées par Seignolle, à se les approprier en nous les offrant en partage.

 

Ce livre est construit comme l’étaient les fameuses revues Eerie et Creepy, dans les années 70. C’est de l’horreur, traitée à la  » comics « , avec à chaque nouvelle, une première page de présentation, dans laquelle Claude Seignolle est le personnage central.

Le dessin, lui, est également influencé par la bd américaine. Par Bernie Whrigtson, entre autres…. Mais aussi par des artistes comme les Italiens Toppi ou Battaglia.

Lefeuvre se révèle ici un véritable orfèvre dans le travail du noir et blanc, de la lumière, des ombres révélatrices de mondes et de monstres prêts à jaillir des ténèbres…

Mais n’allez pas croire, cependant, que Laurent Lefeuvre se contente de construire son livre à partir de ces seules influences évidentes. Non, il est et reste, dans son travail, dans l’approche qu’il a des décors et des personnages, véritablement et profondément ancré dans la culture européenne, dans la réalité des légendes et des croyances, des peurs et des angoisses françaises. La Sologne, chère à Seignolle, est omniprésente, on retrouve aussi des ambiances, en paysages estompés, de la Bretagne, chère, elle, au cœur et à l’âme tourmentée de Pierre Dubois, auteur d’un avant-propos à la verve chantante.

 

 

Je sais que les éditions Mosquito ne sont pas toujours extrêmement bien distribuées.

Je vois là, au-delà du plaisir en partie nostalgique que j’ai ressenti en découvrant et en ouvrant ce livre aux diaboliques sourires, une raison de plus de parler ici de cet excellent album. Lefeuvre est un artiste époustouflant, qui rend hommage sans jamais le trahir à un Seignolle qu’il serait temps de remettre en pleine lumière. N’hésitez donc pas à vous rendre chez votre libraire, séance tenante, et à lui commander cette adaptation sulfureuse et enchanteresse de quelques contes fantastiques aux frissons bien agréables à partager !…

 

Jacques Schraûwen

Comme une Odeur de Diable (contes de Claude Seignolle adaptés par Laurent Lefeuvre – éditeur : Mosquito)