Les Chevaliers d’Héliopolis – Tome 01 : Nigredo, l’œuvre au noir

Les Chevaliers d’Héliopolis – Tome 01 : Nigredo, l’œuvre au noir

Ésotérisme et érotisme, Histoire de France et petites histoires réinventées : Jodorowsky au scénario et Jérémy au dessin nous livrent le premier tome d’une aventure plus fantastique qu’alchimique, parfaitement lisible et passionnante ! Une chronique qui laisse la parole au dessinateur Jérémy…

 

J’avoue, au risque de déplaire à bien des amateurs de bande dessinée, n’avoir jamais été passionné par les scénarios d’Alejandro Jodorowsky. Souvent alambiqués à l’extrême, souvent aussi assez creux et se contentant d’user de symbolismes grappillés ici et là, ses récits, films et romans ne font pas vraiment partie de mes préférences. Mais ici, dans cet album puissant, je me dois aussi d’avouer que  » Jodo  » réussit à me séduire, par son texte, par la manière dont il raconte les personnages qu’il a créés et imaginés.

Le canevas de ces  » Chevaliers  » est celui de l’alchimie et de ses différentes étapes qui mènent au but ultime. Il est aussi celui de la grande Histoire, une Histoire avec laquelle Jodorowsky s’amuse, pour en changer les codes, pour la réinventer en quelque sorte sans qu’elle perde pour autant de son côté « plausible ».

En nous racontant un moment de la vie de quelques alchimistes immortels, en y incorporant une interprétation ésotérique du fils naturel de Louis XVI et Marie-Antoinette, loin de perdre le lecteur dans des péripéties hermétiques, Jodorowsky réussit, ici, à nous livrer un scénario à la construction impeccable. Ce qui est certainement dû, également, à l’importance qu’a prise, dans ce scénario, Jérémy, le dessinateur.

Jérémy: jouer avec la réalité historique

Jérémy: le scénario

 

Le dessin de Jérémy rythme incontestablement toute la narration de cette histoire qui se plonge (et nous plonge) dans des impossibilités qui deviennent plausibles grâce au réalisme de sa mise en scène. Parce que c’est de cela qu’il s’agit, avec ce dessinateur au talent de plus en plus flamboyant, d’album en album : les personnages qu’il crée lui sont comme des acteurs qu’il dirige, qu’il met en scène, sur lesquels il braque les feux de sa caméra. Des feux, d’ailleurs, qui s’accentuent encore grâce à la lumière qui naît, en fulgurances parfois, en clairs-obscurs autrefois, en contrastes marquants ici, en teintes estompées là, des feux, oui, qui jaillissent aussi des couleurs de Felideus.

Jérémy: la mise en scène

Jérémy: dessin et couleurs

 

 

Jérémy n’est bien entendu pas un inconnu dans l’univers de la bande dessinée. On lui doit l’excellente série  » Barracuda « , scénarisée par le tout aussi excellent Jean Dufaux. On lui doit aussi le relais qu’il a pris, à la mort de Philippe Delaby, dans la réalisation d’un album de la  » Complainte des Landes perdues « .

Et s’il fallait trouver une famille artistique à Jérémy, ce ne pourrait être que dans la filiation d’avec Delaby… Delaby, un dessinateur qui, de l’aveu même de Jérémy, mais de l’avis aussi de bien des dessinateurs réalistes de la  » nouvelle génération « , a réinventé la manière de raconter une histoire par le dessin, par le réalisme du trait, par le mouvement, par la construction d’une planche.

Mais qu’on ne s’y trompe pas, Jérémy ne fait en aucun cas de l’imitation, et son graphisme est sans cesse d’une véracité à toute épreuve, une véracité qui permet au propos  » fantastique  » du scénario, dans cette série naissante, de devenir réellement accessible. Et je dirais même que, ici, dans ces  » Chevaliers d’Héliopolis « , Jérémy réussit à rendre hommage, à sa manière, à Philippe Delaby, à le replacer à une place prépondérante dans l’évolution de la bande dessinée historique et réaliste.

 

Jérémy: l’ombre de Delaby

 

 

Ces  » Chevaliers  » sont pour moi une excellente surprise, à tous les points de vue ! Le récit qui nous y est fait parvient à créer, à partir de la grande Histoire, des péripéties passionnantes, passionnées, qui se lisent avec un vrai plaisir. Plaisir du regard, grâce au dessin de Jérémy et aux couleurs de Filedeus, plaisir littéraire, aussi, grâce à un scénario de Jodorowsky qui laisse la part belle à l’humain et à tous ses possibles !…

 

Jacques Schraûwen

Les Chevaliers d’Héliopolis – Tome 01 : Nigredo, l’œuvre au noir (dessin : Jérémy – scénario : Alejandro Jodorowsky – couleurs : Filedeus – éditeur : Glénat)

Le Coup de Prague : un très bel album et une superbe exposition à voir à Bruxelles jusqu’au 13 mai 2017

Le Coup de Prague : un très bel album et une superbe exposition à voir à Bruxelles jusqu’au 13 mai 2017

A Vienne, Graham Greene fait des repérages pour le film qu’il doit scénariser,  » Le Troisième Homme « . Espions, espionnes et proches des nazis sont au rendez-vous dans un univers en déliquescence…

1948… La capitale de l’Autriche est, comme l’Europe, divisée en plusieurs zones d’influence et de gestion. Des égouts au métro, des ruelles sombres aux palaces encore debout, Vienne est aussi une cité dans laquelle se vivent les trafics les plus inacceptables, les rencontres les plus improbables, les faux-semblants et les déguisements. Une cité, surtout, dans laquelle l’espionnage international tente, parfois désespérément, de préparer une nouvelle Europe.

Et c’est dans ce monde à la recherche de lui-même que débarquent les deux héros de cet album. Graham Greene, auteur à la recherche d’inspiration, de décors, d’ambiances, mais aussi personnage trouble qui semble s’amuser à espionner. Et ensuite, la belle Elisabeth, actrice, sans doute, aventurière, certainement, espionne non repentie aussi et surtout !

Miles Hyman, le dessinateur, nous a habitués à nous plonger à sa suite dans des années disparues. Pour Jean-Luc Fromental, le scénariste, cette immersion dans la fin des années 40 allait de soi, vu le sujet choisi. Il y a dans cette démarche double une forme de nostalgie, sans doute. Mais une nostalgie qui ouvre, aussi, des portes avec nos présents…

Miles Hyman: la nostalgie
Jean-Luc Fromental: la nostalgie

 

Même si le personnage central reste l’écrivain/scénariste Graham Greene, le choix narratif de Fromental a été de choisir Elisabeth comme fil conducteur, tantôt femme fatale, tantôt féministe, tantôt amoureuse, tantôt perdue. C’est elle, accompagnatrice de choix, qui ponctue et rythme le récit, narratrice d’une histoire dans laquelle s’engluent réalités et sentiments, fiction littéraire et réalités glauques.

Jean-Luc Fromental est un auteur extrêmement éclectique, romancier, scénariste pour le cinéma et la télé (Navarro, par exemple…), rédacteur en chef du mythique Métal Hurlant.

Et sa manière d’envisager un scénario, de le construire, d’aimer piéger son lecteur en jouant sans cesse sur les apparences et les sentiments, sa façon d’écrire se nourrit bien évidemment de tous ses centres d’intérêt, de toutes ses incursions dans les nombreux domaines de la culture populaire. Il a, incontestablement, une vue extrêmement précise sur ce qu’est le neuvième art, et sur la manière d’en faire un outil culturel essentiel.

Jean-Luc Fromental: bd et scénario
Jean-Luc Fromental: la construction du scénario

L’actualité de ce  » Coup de Prague « , c’est bien sûr cet album superbe, superbement dessiné, aux couleurs et aux lumières omniprésentes.

L’actualité de ce  » Coup de Prague « , c’est aussi une exposition à la galerie Champaka des planches originales de cet album. Des planches dessinées au fusain, donc en noir et blanc, exclusivement. De quoi pouvoir admirer de tout près la maîtrise technique de Miles Hyman. De quoi aussi apprécier, en comparant la planche originale et le résultat final dans l’album, de comprendre que la technique de colorisation assistée par ordinateur peut être proche de la perfection artistique !

Miles Hyman, comme le dit Jean-Luc Fromental, est un chirurgien du dessin, et il le prouve, tant graphiquement que grâce à ces couleurs et ces lumières qu’il réussit à imprimer à tout son livre. Son art se nourrit du plaisir qui est encore toujours le sien à créer des illustrations, mais il dépasse cette approche illustrative de la bd en construisant ses planches avec une méticulosité également narrative.

Miles Hyman: le dessin et la couleur
Miles Hyman: illustration et bd

Ce  » Coup de Prague  » est un livre ambitieux, et l’ambiance qui en nimbe chaque page est celle du chef d’œuvre cinématographique  » Le troisième homme « . Bien sûr, la lecture n’en est pas toujours facile, ce qui est une caractéristique de toutes les œuvres qui s’intéressent à l’espionnage. Bien sûr aussi, cette lecture sera plus aisée pour ceux qui ont vu « Le Troisième Homme  » et qui ont lu Graham Greene.

Mais cet album est aussi un excellent livre qui se savoure autant avec les yeux qu’avec l’intelligence. Un livre qui est né, sans aucun doute possible, de plus qu’une complicité entre le scénariste et le dessinateur, d’une véritable osmose artistique entre eux deux, faite d’un respect mutuel et d’une envie commune à raconter et à charpenter une histoire solide.

Jean-Luc Fromental: la collaboration entre deux auteurs

Ce livre ne peut qu’avoir sa place dans votre bibliothèque… Une bonne place ! Et vous ne pourrez qu’être séduits par l’exposition qui lui est consacrée, une exposition dans laquelle tout l’art de Miles Hyman se révèle sans apprêts inutiles !

 

Jacques Schraûwen

Le Coup de Prague (dessin : Miles Hyman – scénario : Jean-Luc Fromental – éditeur : Dupuis – exposition à la galerie Champaka jusqu’au 13 mai – rue Ernest Allard 27 – 1000 Bruxelles)

Les apprentissages de Colette

Les apprentissages de Colette

Le portrait d’une grande dame de la littérature par une grande dame du neuvième art…

Claudine, La Vagabonde, Chéri, Le Blé en Herbe, La Chatte, Gigi : voilà quelques-uns des titres emblématiques de Colette, une écrivaine tantôt sulfureuse, tantôt douce comme un chat ronronnant. Une auteure, en tout cas, qui a profondément marqué la littérature française, tout au long du vingtième siècle, tant par la pureté de son style (un style qui s’est toujours voulu à taille humaine) que par le feu de sa vie privée.

Bien des  » biographies  » et des essais lui ont été consacrés, d’ailleurs, et on aurait pu craindre que, la bd s’y mettant aussi, elle se contente d’un seul aspect de l’existence de Colette, voire d’une simple énumération linéaire et dessinée des heures marquantes de son existence.

Mais c’est Annie Goetzinger qui s’est attelée à cette tâche, à ce plaisir, et le résultat ne pouvait qu’être intelligent, poétique, ouvert à toutes les réalités de cette femme étonnante qui fut présidente de l’académie Goncourt mais aussi membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique.

Ce sont un peu plus de trente ans de l’existence de Collette auxquels Goetzinger s’est intéressée. Trente ans qui mènent Colette de la campagne à la ville, du mariage à la création, de la timidité à la liberté.

Ces  » apprentissages  » de Colette sont ainsi le portrait, d’abord, d’une femme, bien entendu, mais aussi de toute une époque. Les dialogues, tout comme les textes, sont fidèles à ce qu’on pouvait lire au début du vingtième siècle, chez Willy, par exemple, souvent féroce dans ses jeux de mots, ou chez Rémy de Gourmont, au style un peu plus ampoulé.

Le dessin, lui, nous restitue avec une légèreté de trait et des tons lumineux, presque transparents parfois, ce début de siècle au cours duquel bien des évolutions ont pu avoir lieu… Des évolutions, et des révolutions !

Annie Goetzinger: la jeunesse de Colette

Annie Goetzinger: le portrait d’une époque

L’existence de Colette a été celle d’une époque. Mais elle fut également rythmée par des rencontres de toutes sortes, des amours tapageuses parfois, bisexuelles aussi… Par un plaisir à se montrer, sur scène, en compagnie des grands de l’art, comme Musidora, dans la vie de tous les jours…

C’était un temps où il fallait voir et être vu, où le libertinage était pratiquement social, mais c’était aussi un temps pendant lequel Colette n’a jamais renié ses racines, au travers de l’importance qu’elle a toujours attachée à sa famille.

Toute existence se résumant, en définitive, à elle-même, les grands événements n’en sont jamais qu’un décor dans laquelle elle peut s’épanouir, se révéler. Voire se révolter !…

Et ce n’est pas la moindre des qualités d’Annie Goetzinger dans ce livre que d’avoir réussi à créer une trame tout autour de Colette, une trame dans laquelle la réalité, historique, biographique, laisse ici et là la place à une imagination qui, jamais, ne trahit le modèle qu’elle s’est choisie !…

Annie Goetzinger: réalité et imagination

Colette n’était pas féministe, elle était plus totalement, plus spécifiquement féminine, avec un F majuscule ! Mais son combat quotidien pour passer outre aux contraintes de la morale et de la bourgeoisie (jusqu’à se couper les cheveux, par exemple), sa nécessité morale et charnelle de vivre ses amours en liberté, même si, à chaque fois, la rupture ne peut qu’en être la conclusion, son caractère sans concession, tout cela a fait d’elle un symbole d’émancipation de la femme, donc de féminisme. Un féminisme qu’Annie Goetzinger, en douceur, revendique, elle aussi.

Annie Goetzinger: le féminisme

C’est dans les années 70 que la bande dessinée s’est affranchie peu à peu de son image de sous-littérature pour enfants. A ce titre, le journal de Pilote a joué un rôle essentiel. Et c’est dans Pilote qu’Annie Goetzinger est entrée, après avoir appris le dessin avec, entre autres, l’immense (et quelque peu oublié…) Georges Pichard, c’est dans Pilote qu’elle s’est révélée comme une des grandes pionnières du neuvième art, avec ses propres scénarios, ou ceux d’auteurs  » reconnus « , Christin par exemple.

C’est elle, avec des auteures comme Bretécher, Cestac, Montellier, qui a ouvert une brèche dans un monde où mes hommes semblaient, jusque-là, être les seuls à avoir l’accès ! Et ce sont des revues comme L’Echo des Savanes, Circus, Fluide Glacial, qui leur ont permis de participer pleinement à la grande Histoire de la bande dessinée !

Annie Goetzinger: une pionnière de la bd

Cet album ne peut que plaire à la fois aux amoureuses et aux amoureux de la bande dessinée, dans ce qu’elle peut avoir de plus abouti, même dans un style classique, et à toutes celles et tous ceux qui aiment la littérature.

Colette est le  » thème  » central de ce livre. Mais les thématiques y sont nombreuses, et merveilleusement bien racontées et dessinées. Toute femme, plus que probablement, pourrait (devrait ?…) se retrouver dans ce personnage hautement romanesque. Tout homme aussi !…

Vive la BD quand elle parvient, comme chez Annie Goetzinger, à cette fusion intime et intimiste entre la vérité d’un portrait profondément humain et la qualité du graphisme et de la couleur !

 

Jacques Schraûwen

Les apprentissages de Colette (auteur : Annie Goetzinger – éditeur : Dargaud)