Déviation – le portrait de Mary, sous l’emprise d’un homme, qui va parvenir à « dévier » et à se retrouver !

Déviation – le portrait de Mary, sous l’emprise d’un homme, qui va parvenir à « dévier » et à se retrouver !

Dans ce genre de sujet, éviter le mélo sans pour autant perdre le sens de l’émotion, c’est une gageure… Parfaitement réussie dans cet album !

copyright futuropolis

Résumer l’histoire que nous raconte ce livre est chose aisée. Partie, en compagnie de son chien, faire des courses pour l’homme avec qui elle vit et qui la domine, Mary est obligée de suivre une déviation. Et cette route, aux embûches évidentes, va devenir peu à peu le chemin de sa fuite, de sa peur, de son courage retrouvé, ou plutôt enfin trouvé.

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On pourrait, dès lors, se retrouver dans un récit du style « road movie », voire du genre « feel good ». Et c’est un peu le cas, tant il est vrai que le côté sombre, celui de la domination, de la violence, s’estompe peu à peu et se plonge dans un positivisme qui, avouons-le, n’est pas désagréable du tout… Et qui, en outre, s’avère totalement plausible. L’optimisme, parfois, oui, fait du bien à l’âme, dans la bd comme dans la vie, même s’il est rarement présent au quotidien des mille aléas de l’existence.

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Mais ce n’est qu’un peu le cas, parce que cet album est surtout la description d’une aliénation dont s’échappe une femme, avec très peu de courage, d’abord, avec une prise de conscience qui, petit à petit, de rencontre en rencontre, va la pousser à se regarder en face, à accepter son corps et son intelligence sans cesse dénigrés par celui qu’elle fuit avec la peur au ventre. Ce livre est l’œuvre d’un couple. Michel et Béa Constant au scénario, Michel au dessin, Béa à la couleur. Ce livre est l’œuvre de deux auteurs profondément humanistes, il est aussi inspiré, nous dit l’éditeur, par une histoire vécue dans l’entourage de ces auteurs. Dans une ambiance britannique, cette aventure à taille humaine se construit progressivement… Par le scénario, d‘abord, évidemment. Par le dessin aussi, qui prend le temps de nous montrer Mary évoluant, physiquement en même temps que moralement. Un dessin qui fait de la beauté une réalité quotidienne qui n’a rien à voir avec les jugements dans les regards des « autres ».

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C’est un livre d’amour, aussi, au sens le plus large du terme… C’est un livre dans lequel plusieurs personnages ont vécu des déchirures profondes, Alzheimer, par exemple, ou la perte d’un enfant. C’est surtout un livre dans lequel, je le disais en prologue, l’émotion est omniprésente… C’est cette émotion, finalement, qui fait la continuité de cette « déviation » qui, de réelle, se fait pratiquement sensuelle. Un autre axe est celui de la construction littéraire… On peut dire, à propos de Mary, qu’elle se définit par une « double » voix… Jusqu’à ce que cette voix se taise, ouvrant ainsi, enfin, la voie à la confiance, à une neuve liberté.

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Je trouve, et je l’ai déjà dit, que l’éditeur Futuropolis se démarque, très souvent, par les thématiques d’abord et avant tout humaines des livres qu’il édite. C’est encore le cas, ici, avec un album qui, je me répète, m’a ému… M’a fait croire, aussi, en la possibilité qu’a l’être humain de tendre la main, d’écouter, de comprendre, et de ne pas juger ! Et croyez-moi, croire en l’humain alors qu’on traverse des moments dont le moins qu’on puise dire est qu’ils soient déstabilisants, ce n’était pas gagné ! Et Béa et Michel Constant ont réussi à m’offrir dans ce livre un moment de choix !

Jacques et Josiane Schraûwen

Déviation (dessin : Michel Constant – scénario : Béa et Michel Constant – couleurs : Béa Constant – éditeur : Futuropolis – mars 2025 – 72 pages)

Dans Ses Yeux – La malvoyance, l’art, le couple, l’amour…

Dans Ses Yeux – La malvoyance, l’art, le couple, l’amour…

Tanie et Marc vivent ensemble… Tanie est malvoyante, mais elle refuse d’appartenir à son handicap, et Marc, son époux, l’accompagne au jour le jour. Un livre étonnant, plein de sourires, plein de tendresse, plein de plaisir de vivre !

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Il y a des livres qu’il est à la fois difficile de résumer, et simple pourtant dans la manière de les aborder. C’est le cas avec cet album-ci. Pour y entrer par la grande porte, il suffit, sans jeu de mots, d’ouvrir les yeux… De se laisser guider par un dessin semi-réaliste et expressif et par un récit au rythme quotidien… Par deux personnages réels, avec leurs rires et leurs espoirs, avec leurs folies et leurs fusions, avec les jours qui passent sans entamer leur amour.

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J’ai écrit le mot « réel » ! Et c’est bien de cela qu’il s’agit… Marc, c’est Marc Cuadrado, le scénariste et dessinateur de ce livre… Tanie, c’est son épouse, dont les regards sont presque éteints… Ce livre, c’est leur histoire, à tous les deux, pudique, amusée et amusante, une histoire dont le seul fil rouge, finalement, c’est leur amour vécu au fil des heures, un amour qui prend en compte un handicap sans jamais en faire le seul horizon…

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Cela dit, il n’y a rien de décousu dans la construction de ce livre. Deux trajets, en quelque sorte, se mélangent de chapitre en chapitre : d’une part le côté historique, l’histoire de ce handicap, remontant à l’enfance, et, d’autre part, un âge adulte et la volonté de Tanie de s’y faire conférencière pour parler de l’Art… Eh oui, elle qui a besoin de lunettes-loupes pour pouvoir lire, elle a pris la décision de parler d’histoire de l’art, de tableaux, de couleurs, de formes, de portraits, etc. Et lui, son mari, Marc, la suit, l’aide, la soutient. La critique parfois, aussi, parce qu’aucune vie de couple ne peut exister sans les heurts évidents des heures qui passent !…

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C’est pour cela que je disais que ce livre est, avant tout, un livre d’amour… Un livre qui nous offre le portrait de deux humains qui ne se perdent jamais, à peine conscients, parfois, pourtant, de ce qui les unit au-delà de toutes les apparences. Tanie est handicapée, certes, mais elle dénie à ce handicap le pouvoir de régenter son existence ! Et ce, dans tous les domaines de la vie, de la cuisine à la brocante, des courses en grands magasins aux balades en side-car, et même à la tentative de conduire une auto ! Et de résumer cette expérience étrange par une réflexion qui, finalement, la soutient et la démesure depuis toujours : « Conduire n’était qu’un fantasme… Au fond, ça fait rêver, et ça suffit pour être heureux. On n’est pas obligé de le faire. »

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Et cette petite phrase est, en fait, tout ce qui fait de cet album autre chose que l’approche dessinée d’une femme handicapée. Parce qu’on y parle, au long des pages, avec une vraie tendresse, je l’ai déjà dit, avec une puissance de sourire aussi, de ce qu’est ou devrait être, ou pourrait être la puissance de toute existence : le plaisir ! Celui de la différence assumée… Celui des rencontres du hasard… Celui des désirs, quels qu’ils soient, et sans lesquels on ne peut que dormir sans rêves… Ce livre nous parle de personnages réels, mais ces personnages deviennent les miroirs de ce que nous sommes, toutes et tous, de ce que nous sommes aussi capables de devenir, si nous le voulons vraiment ! « Dans ses yeux », c’est nous que nous voyons, ce n’est pas plus compliqué que cela ! Et nous comprenons que ce sont parfois -souvent- nos propres regards qui se sont éteints au fil d’habitudes que nous acceptons sans rechigner…

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Un livre, croyez-moi, facile à lire, et prenant, de bout en bout, un livre à la fois très réaliste et très optimiste… Un livre d’Amour, oui, d’Amour-partage, ce sentiment sans lequel l’âme humaine n’est que néant… Un livre qui fait du bien ? Oui, sans doute, un livre, aussi, qui peut faire de nos paupières, quand elles s’ouvrent, des chemins de tolérance et de plaisir !

Jacques et Josiane Schraûwen

Dans Ses Yeux (auteur : Marc Cuadrado – couleur : Clara Cuadrado – éditeur : Grandangle – avril 2025 – 120 pages)

Pépite BD passée inaperçue : Dr Uriel

Pépite BD passée inaperçue : Dr Uriel

Ce livre nous parle d’une guerre qui en a préparé d’autres : celle d’Espagne. Et cet album le fait avec une intelligence et un humanisme profonds ! Un livre paru il y a sept ans, à rechercher, à acheter, à lire, à faire lire !

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Pourquoi ai-je mis tant de temps avant de me plonger dans cet album ?… Ses 430 pages, sans doute… Son dessin vif, rapide, en noir et blanc… Sa thématique, une guerre dont je ne connaissais pas grand-chose… Pourtant, Josiane l’avait lu, et m’avait dit que je devais absolument le lire aussi !

Il m’a donc fallu sept ans avant de répondre à sa demande, à son conseil ! Et ce livre a été, pendant plusieurs jours, ma lecture de chevet…

Pourquoi, bon Dieu, ai-je attendu tellement longtemps avant de lire ce Dr Uriel ?

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A l’heure où l’Europe, cette institution sans mémoire et ne se justifiant qu’à coups de décrets et d’ordonnances sans âme, à l’heure où ce continent parle en rugissant de guerre et d’armement, il est bon de se souvenir qu’elle fut le théâtre, jusqu’il y a peu, de quelques dictatures sanglantes… L’Allemagne, la Russie et l’Italie, bien sûr ! Mais aussi l’Espagne, le Portugal, la Grèce ! Les Européens aiment à donner des leçons de démocratie au monde entier, alors que c’est quand même encore chez nous, ici, tout près, qu’on a mis en prison, en Espagne démocratique, des élus !

A l’heure où le ronflement des drones remplace le bruit des bottes, il est grand temps de reparler de la guerre telle qu’elle fut, telle qu’elle est, telle qu’elle sera si la foule imbécile continue à fermer les yeux sur la réalité…

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Je fais partie d’une génération qui a connu le temps perdu du service militaire… Ces dix mois m’ont au moins permis de devenir farouchement antimilitariste ! Et cette bande dessinée dont je vous parle aujourd’hui, sans discours, sans post-jugement, sans aucun manichéisme, est un hymne à cet antimilitarisme, une approche qui n’a rien de lyrique des clichés d’héroïsme que, de nos jours, on re-multiplie !

Le docteur Pablo Uriel, en 1936, fraîchement diplômé, fait son apprentissage de médecin dans un petit village tranquille… Ce jeune homme quelque peu timide, sportif, lie des amitiés simples, de tous les jours, des amitiés faites de discussions bien plus que de convictions, même politiques. Mais l’amitié s’éteint, s’estompe dans les feux de l’Histoire quand éclate, dans ce pays ensoleillé, une guerre civile dont on sait qu’elle servit à Hitler comme à Mussolini à préparer de bien tristes et répugnants lendemains.

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Uriel penche, sans plus, vers les républicains… Mais la guerre surgit, dans son petit village, et ce sont les Franquistes qui y prennent le pouvoir… Et ce jeune homme de 23 ans, dont la seule vraie conviction est celle de son métier, va se retrouver obligé, non pas de choisir un camp, mais de subir ce que les quotidiens de l’horreur vont lui imposer. Pendant trois ans, Pablo Uriel va être balloté par la guerre, passant d’un camp à l’autre par la force de sa vocation, par la grâce de ce métier qui ne lui sert plus à guérir, mais à pratiquer une médecine sans moyens, une médecine ne calmant qu’à peine les douleurs infligées par les combats, une médecine « paléolithique », amputant des membres dans un environnement de mouches puantes…

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Pendant trois ans, Pablo Uriel va ainsi suivre les méandres de la grande Histoire… Et c’est cette existence-là qui est racontée, dans ce livre, par Sento, le propre gendre de ce médecin… Et ce qui est remarquable dans cet album « biographique », c’est d’abord de nous montrer une vie réelle, sans rien inventer, une vie qui, même dans l’angoisse de la mort, même dans la simple peur d’un lendemain sanglant, résiste, ce qui est remarquable, c’est de nous faire voir que le quotidien et ses relations humaines, familiales, cherchent sans cesse à garder des « habitudes » pour ne pas sombrer… Le docteur Uriel écrit à sa famille, régulièrement, quel que soit le « camp » où il se trouve prisonnier, et ce sont ces échanges qui font qu’il ne s’écroule jamais totalement. Il ne s’agit pas d’espérance, non, mais, simplement, de liens « normaux » dans un monde devenu « anormal », des liens qui, simples, oui, deviennent essentiels pour de possibles survies.

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Ce qui est encore plus remarquable dans ce livre, dans cette espèce de journal d’une guerre impitoyable à laquelle Picasso, avec Guernica, a donné forme d’éternité, ce qui est même exceptionnel, c’est que son auteur, rendant hommage à son beau-père, ne cherche à aucun moment à nous parler d’un quelconque héroïsme… Il ne porte, surtout, aucun jugement sur une guerre qui a vu tant de gens normaux obligés, avant, le plus souvent, de mourir, de choisir un camp… C’est un livre humain, humaniste même, et son graphisme, qui donne une impression de rapidité, d’urgence, enlève à ce récit toute possibilité d’être manichéen… Sento, avec cet album, rejoint à sa manière les livres de Tardi… De Céline… De quelques autres… Avec, à mettre en exergue, cette phrase à lire dans ce livre : « La première solde, c’est pour l’uniforme, la seconde, pour le linceul » !

Même si cet album a déjà quelques années, recherchez-le, toutes affaires cessantes ! Il se trouve, pour moi, en tout cas, au rayon des vrais livres importants, de ces albums qui font de la bande dessinée un art à part entière, un art humain, d’abord, avant tout !

Jacques et Josiane Schraûwen

Dr Uriel (auteur : Sento – éditeur : La Boîte à Bulles – 2018 – 430 pages)