Les deux vies de Pénélope

Les deux vies de Pénélope

Rimbaud disait : « Je est un autre ». Pénélope, chirurgienne dans les pays en guerre, vit cet aphorisme au quotidien. Chaque départ et chaque retour la voient obligée de changer de vie !

Pénélope passe le plus clair de son temps à exercer son métier là où on en a le plus besoin : dans les pays où la mort et la violence sont les routines de la survie. Mais elle est mariée, également, elle a une fille, une famille, dans le confort douillet de Bruxelles, capitale du petit pays de l’absurdie et de la grande machine européenne.

Et son mari, Otto, tout comme sa fille Hélène, ont de plus en plus de peine à accepter cette situation, à vivre comme normale la réalité d’une mère qui ne voit pas grandir son enfant, d’une épouse qui ne sait sans doute plus vraiment ce qu’est l’amour au sens complet du terme, c’est-à-dire avec tendresse et avec les gestes charnels qui accompagnent ce sentiment essentiel.

Pénélope vit ce qu’Ulysse vivait, c’est elle qui part, c’est elle qui revient, et c’est son odyssée à taille humaine que nous raconte ce livre. Un livre dans lequel les symboles et les références littéraires sont nombreux, sans pour autant rendre difficile la lecture. Avec cet album, on entre, en fait, dans un jeu subtil, et le maître du jeu, c’est Judith Vanistendael, une jeune artiste belge au talent graphique extrêmement personnel.

Les deux vies de Pénélope © Le Lombard
Judith Vanistendael : Les symboles et le récit considéré comme un jeu

En guise de références, au-delà de la littérature et d’Homère, Judith Vanistendael nous « raconte » une femme pétrie de contradictions qu’elle ne parvient pas vraiment à apprivoiser, une femme aux difficultés existentielles et psychologiques évidentes, une femme qui ramène de Syrie le fantôme d’un être humain qu’elle n’a pas réussi à sauver. Une femme qui, ici, en Europe, dans le cocon de ce qu’on appelle encore, à tort ou à raison, une démocratie, s’attache peut-être moins à sa famille qu’à ses retrouvailles avec l’art. Un Art que Pénélope va admirer dans les musées, un art qui lui permet, avec égoïsme, de dépasser les frontières que ses deux vies lui imposent. Et cette présence de l’art se ressent dans le dessin de Judith Vanistendael, avec quelques évidents hommages à Chagall, par exemple.

Les deux vies de Pénélope © Le Lombard
Judith Vanistendael : l’art

Pour raconter cette femme, Judith Vanistendael choisit une narration quelque peu éclatée. Elle fait œuvre de poétesse, sans aucun doute, mais sans rimes et sans raison. Pénélope se balade avec la présence puissante du fantôme de ses échecs, avec une valise pleine des ombres de l’horreur quotidienne.

Petit à petit, on la voit, dans ce roman graphique, se rendre compte de son égoïsme, et tenter de retrouver, si pas la magie des premières heures de son amour, du moins l’éblouissement que la passion peut encore provoquer en elle.

Ce sont les deux axes essentiels de ce livre, d’ailleurs, bien plus que la simple opposition de deux manières de vivre différentes : l’amour, et toutes les étapes de l’existence qui en font, qui sait, l’ultime aventure humaine à vivre profondément !

Les deux vies de Pénélope © Le Lombard
Judith Vanistendael : l’amour et les étapes de la vie

Cela dit, le métier de Pénélope ne la laisse pas intacte, même si elle se sait incapable de le pratiquer en Belgique, en laissant ronronner les habitudes de la routine. Il y a ce fantôme, et les bribes de dialogue qui se nouent entre eux. Mais ce fantôme est aussi le signe évident d’un besoin d’aide psychologique. Atteinte de ce qu’on peut appeler un syndrome post-traumatique, cette scientifique consulte un (ou une) psychologue. Mais en lui parlant, en se laissant aller, jamais totalement cependant, c’est au lecteur quelle s’adresse. Et c’est une mise en abyme d’elle-même, en quelque sorte, que Judith Vanistendael crée ainsi. Artiste, elle a besoin de se confier, et ses interlocuteurs privilégiés ne peuvent être que ses lecteurs.

A ce titre, ce livre est aussi une fable. Une fable qui utilise plusieurs niveaux de langage pour créer une narration originale et homogène.

Les deux vies de Pénélope © Le Lombard
Judith Vanistendael : quatre niveaux de langage

Le dessin de Judith Vanistendael est un dessin qui va à l’essentiel, qui ne s’embarrasse ni de décors ni de détails. Puisque c’est, finalement, de sentiment, au sens large du terme, qu’elle nous parle, point n’est besoin d’encombrer le propos, littéraire et graphique, d’éléments qui ne participeraient pas au récit.

Mais il y a un élément essentiel, qui crée le rythme du livre, qui accentue les ambiances correspondant aux différents moments de certitude ou de doute que vit Pénélope, et c’est la couleur.

Une aquarelle qui prouve que cette technique peut aussi raconter l’horreur dans ce qu’elle peut avoir de plus insoutenable… L’aquarelle de Judith Vanistendael, ainsi, estompe les contours de ses personnages pour mieux en évoquer les errances !

Les deux vies de Pénélope © Le Lombard
Judith Vanistendael : la couleur

Un livre qui peut paraître ardu, mais qui ne l’est pas vraiment. Un roman graphique qui nous dresse le portrait d’une femme, une femme d’aujourd’hui. Un album qui, tout simplement, nous parle de l’amour et de ses difficultés dans un monde sans cesse changeant. Un ouvrage à découvrir, sans aucun doute possible, par tous les amoureux d’un neuvième art qui aime sortir des sentiers battus !

Jacques Schraûwen

Les deux vies de Pénélope (auteure : Judith Vanistendael – éditeur : Le Lombard – date de parution : septembre 2019 – 161 pages)

Les deux vies de Pénélope © Le Lombard

Le Dernier Des Étés

Le Dernier Des Étés

Une adolescence gay au soleil de l’Espagne

Un livre ancré dans la réalité d’aujourd’hui… Un livre tout en nostalgie, tout en tolérance, tout en espérance… Il est sorti il y a quelques mois, mais je pense, et je penserai toujours, qu’il faut laisser le temps aux bons livres de se faire connaitre !

Le Dernier Des Étés © Paquet

Est-il possible de redonner vie à son passé, de dépasser la nostalgie pour retrouver, simplement, les sensations et les émois, souvent tus, de son enfance ?…

Il y a vingt ans, Dani faisait ses premières photos pendant ses vacances le long de la mer. Il y a vingt ans, Dani se préparait à quitter l’enfance, en vivant une amitié dont il ne comprenait pas le sens, en découvrant le sens premier du mot « différence ». Et aujourd’hui, photographe reconnu, il s’apprête à se marier, avec Alex. Mais il veut, d’abord, retrouver ce lieu du passé, et refaire les mêmes photos aux mêmes endroits. Pour exorciser le temps qui passe ? Pour ne pas oublier ? Par fidélité à ce qu’il fut ? A ce qu’il est ? Autant de questions qui sont, toujours, celles de toutes les nostalgies humaines…

Le Dernier Des Étés © Paquet

Mais plonger dans son enfance, dans ce pays étrange qui vit le présent sans chercher à l’analyser, c’est aussi se plonger dans le regret. L’amitié que Dani a vécue, enfant, adolescent, dans une cité balnéaire ensoleillée de soleil et de vacances insouciantes, cette amitié lui avait comprendre, inconsciemment d’abord, sa propre différence, son homosexualité… Cette amitié, même en ne se nourrissant d’aucun aveu, a ainsi construit sa vie adulte, son futur mariage d’aujourd’hui. Mais cette amitié, aussi, avait été celle d’un serment de se retrouver, de se revoir, un serment que Dani n’a jamais tenu… Jusqu’à ce retour, dicté bien plus par une volonté de fidélité à une promesse qu’à un alibi professionnel. Un retour, dicté aussi, par ses hésitations à prendre, officiellement, un engagement qui lui fait peur.

Le Dernier Des Étés © Paquet

Ce livre, d’un graphisme efficace, très personnel aussi (avec, comme signe distinctif, la taille des oreilles de tous les personnages…), mélange habilement passé et présent. Il est construit à la fois comme un roman, par chapitres, et comme une illustration, en parallèle, des photos représentées par des transparents qui, ainsi, deviennent narrativement le lien entre hier et aujourd’hui.

La couleur, également, joue le jeu de l’apparence, de la mémoire, de la nostalgie.

Le sujet, de prime abord, pourrait n’être que celui de l’homosexualité qui, pour devenir moteur d’existence, se doit d’être assumée pleinement. Mais, au-delà de ce premier axe de lecture, on se retrouve ici dans un regard bien plus universel : celui de l’enfant, qui ne pense pas au futur, celui de l’adulte, de ses angoisses, de ses démissions, de se trahisons, de ses remords et de ses regrets. Et il y a aussi le regard sur l’engagement, tout simplement, dans l’art comme dans la vie.

Le Dernier Des Étés © Paquet

Et il y a aussi et surtout une attention presque poétique, portée de bout en bout, au sentiment, celui de l’amour, au sens le plus large du terme, celui du partage, celui du temps qui passe et qui peut ne rien détruire finalement, même si le réel change d’apparence…

Ce « Dernier des étés » est à classer dans la catégorie des romans graphiques… réussis ! Il y a du rythme, celui d’une lenteur assumée qui est celle, justement, d’une nostalgie qui se doit de se transformer en vécu « positif ».

Un album à découvrir pour la simplicité et l’évidence de son message de tolérance…

Jacques Schraûwen

Le Dernier Des Étés (auteur : Alfonso Casas – éditeur : Editions Paquet – 180 pages – Parution 2019)

Débridée

Débridée

Un regard souriant sur la rencontre entre deux cultures !

De Pékin à Paris, en passant par les Etats-Unis et La Grande Bretagne, Siyu Cao a appris à découvrir sa propre culture au travers des regards posés sur elle et sa nationalité chinoise. Un livre simple, souriant, sympathique, intelligent aussi et surtout !

Débridée
Débridée © Siyu Cao

Je le disais, le dessin est simple. Quelques traits suffisent à l’auteure pour exprimer une idée, pour décrire et continuer une rencontre, pour illustrer un échange de mots. 

La construction de ce livre, d’ailleurs, et son format, tout cela permet à la lecture d’être rapide, sympathique, agréable. En face à face, comme le sont les culture chinoise et française vécues par l’auteure-héroïne, ce petit livre met un texte et une planche bd en jeu de miroir.

Le texte explique. Ou, plutôt, il raconte, avec des mots simples, une des aventures quotidiennes vécues par Siyu Cao. Les dessins, eux, ajoutent, de manière presque enfantine, naïve en tout cas de par son graphisme, une touche d’humour, de sourire, voire même de poésie quelque peu surréaliste.

débridée
Débridée © Siyu Cao

Ce jeu de miroir permet à l’auteure, tout simplement, de nous montrer « sa » vision de notre Occident. Et elle le fait au travers des visions que l’Occident a de « sa » Chine ! Les thèmes sont nombreux, moins sans doute que les différences qu’il peut y avoir entre une Chinoise et un Parisien ! On parle dans ce livre de tatouages en France, de tee-shirts aux inscriptions anglaises en Chine. D’eau froide en Occident, d’eau chaude en Chine. De la façon de montrer son amour ou son affection. De la notion de la beauté et de la pâleur de la peau ou de son bronzage. De la politesse et de ses oppositions culturelles. Des clichés, de part et d’autre du monde. Et même des terrasses des restaurants…

Siyu Cao
Siyu Cao © Siyu Cao

A ce titre, avec un rythme limpide et vif, ce petit livre (de quelque 140 pages, quand même ! Mais des pages petites, elles aussi… ) nous parle, le plus simplement du monde, de culture, de multiculturalité, d’acceptation de l’autre, de nécessité non pas à s’intégrer mais à chercher à se comprendre au-delà des différences, grâce à ces différences!

Tout livre réussi est un voyage.

Celui-ci nous emmène dans un monde vu, certes, par des yeux chinois, mais qui est le nôtre… Et qui, donc, nous ouvre les yeux, à notre tour, pour débrider tous nos a priori !

En résumé, un livre à lire, à faire lire, dès l’âge de douze ans je pense… Parce que, simplement, il aborde la coexistence de différentes cultures sans aucun jugement, avec bienveillance et, surtout, avec humour !

Jacques Schraûwen

Débridée (auteure : Siyu Cao – éditeur : Equateurs)