En Roue Libre

En Roue Libre

Ceci n’est pas une bd qui nous parle, avec misérabilisme et mièvrerie, de la difficulté d’être handicapé dans les banlieues française!…

En roue libre © Casterman

 

Bien sûr, on nous montre dans ce livre un handicapé en chaise roulante, Tonio, qui a perdu une jambe il y a longtemps… Tonio dont on doit couper la seconde jambe bientôt… Tonio, aigri, agressif, qui semble n’avoir qu’un seul ami, un gars de son âge, un copain d’enfance… Un ami qui, comme tous les autres personnages de ce livre d’ailleurs, n’a pas de prénom. Un peu comme pour insister, au travers de l’identité de chacune et de chacun, sur l’élément central et moteur de Tonio dans le fil de l’intrigue.

En roue libre © Casterman

 

Nicolas Moog: les personnages

 

Les deux rythmes

 

Une intrigue, disons-le tout de suite, qui se conjugue avec lenteur, dans une linéarité tranquille, sans vrais à-coups, sans rebondissements, dans le simple compte-rendu d’un quotidien presque banal et vécu en grisaille.

Il y a donc Tonio, dans son fauteuil roulant, et son ami, qui le pousse et l’emmène où il veut, deux personnages qui ne sont pas complémentaires mais unis uniquement, semble-t-il, par leur passé. Deux personnages, de ce fait, qui sont tous deux handicapés, le premier physiquement, charnellement, le second moralement. Tonio est un adolescent de banlieue devenu adulte et toujours avide de révoltes plurielles et gratuites, son ami, lui, est rangé, il est marié, il a des enfants. Mais son adolescence enfuie l’oblige, le pousse, le condamne presque à ne pas abandonner celui qui reste l’image de ses frasques anciennes.

Le rythme est lent, le dessin, simple, dans les visages, les corps comme dans les décors, est dépouillé et se fait observateur plutôt qu’accompagnateur d’une intrigue réduite à sa plus simple expression. Et pourtant, malgré cette espèce de minimalisme dans le scénario comme dans le graphisme, le livre est prenant, incontestablement ! Émouvant, même…

 

En roue libre © Casterman

 

Gilles Rochier: handicap
La révolte

 

On ne s’ennuie pas du tout, que du contraire, dans ce livre qui, finalement, n’est pas du tout un livre sur les handicapés, mais bien plus un album qui s’enfouit, sans bruit, dans le monde d’aujourd’hui, celui de la non-richesse (je ne parle pas de pauvreté, tout comme ce livre n’en parle pas), un monde dans lequel l’amitié ne peut que paraître incongrue, parce que s’opposant à la grisaille des routines vécues au jour le jour.

Le handicap, malgré tout, reste présent, évidemment, mais plus par réflexion, comme dans un miroir quelque peu déformant.

C’est d’ailleurs ce qui rend ce livre empreint d’une véritable émotion, la sensation que ressent le lecteur, face au scénario de Gilles Rochier, que tout ce qui est décrit ici, plus que raconté d’ailleurs, naît d’une expérience vécue. Une expérience traumatisante, sans doute, et ouverte dès lors à la révolte, une révolte sous-jacente dans ce livre, mais de manière discrète… Le dessin de Nicolas Moog est lisse, certes, mais ce qui est raconté au travers de ce graphisme ne l’est pas du tout !

 

En roue libre © Casterman

 

Nicolas Rochier: le dessin et la couleur

 

Ce livre est donc l’œuvre d’un scénariste, Gilles Rochier, qui n’a pas besoin d’effets spéciaux pour émouvoir et même surprendre, d’un dessinateur, Nicolas Moog, qui a fait de son dessin la continuation lente, émouvante et sans apprêts de la narration, et de Jiip Garn, qui, coloriste, a choisi, lui aussi, la simplicité dans ce qui se révèle, de sa part, une mise en scène légèrement colorisée des différentes séquences qui construisent ce livre…

C’est de tons monochromes qu’il s’agit, donc monotones comme la vie entourée d’immeubles déshumanisés. Des tons tranquilles, aussi, qui permettent d’accentuer les retours au passé sans pour autant les mettre trop en évidence.

 

En roue libre © Casterman

 

C’est donc un superbe travail à trois que cet album, qui, au-delà d’un thème et d’un titre qui peuvent sembler rébarbatifs, se révèle comme intéressant, intelligent… Une belle réussite !

 

Jacques Schraûwen

En Roue Libre (dessin : Nicolas Moog – scénario : Gilles Rochier – couleurs : Jiip Garn – éditeur : Casterman)

Essence

Essence

Un roman graphique qui voyage entre l’ici et l’ailleurs, entre la vie et la mort, entre le possible et l’improbable… Le tout sur fond d’une enquête identitaire presque policière ! Une réussite de plus parue chez l’éditeur Futuropolis !

  Essence©Futuropolis

Résumer cet album est extrêmement simple. Achille, jeune homme fou d’automobile, se promène dans une espèce de no-mans-land entre vie et mort. Accompagné par son ange gardien, une jeune femme particulièrement jolie, il doit, pour trouver la paix, retrouver d’abord la mémoire de ce qui l’a tué.
Résumer cet album est extrêmement difficile. A l’instar du héros mythologique dont il porte le prénom, ce jeune mort découvre à la fois l’immortalité et les chemins détournés qui peuvent la réduire à rien. Il lutte contre son passé, contre son présent, contre tout ce qui, finalement, ne s’inscrit pas dans l’immédiateté de ses passions, de ses souvenirs qui ne se restaurent que peu à peu.
Album onirique, donc, mais également analyse du pouvoir de la passion sur le quotidien, album fantastique mais également approche très réaliste et même scientifique de la puissance des fabricants d’essence sur notre société, album policier mais aussi livre d’amour et de détresse, « Essence », de par la multiplication de ses thèmes, pourrait perdre ses lecteurs en cours de route, et ce n’est cependant jamais le cas grâce à un dessin phénoménal et un scénario sans aucun faux pas.


 Essence©Futuropolis

Ce qui est frappant aussi, dans cette bande dessinée, c’est le nombre imposant de références, totalement assumées. Des références qui sont graphiques, avec des regards en biais lancés à Hergé, à Giger, mais aussi à Vasarely et à Mondrian.. Des références littéraires, aussi, au gré des rencontres d’Achille… Des références cinématographiques, avec James Dean, Bunuel, entre autres…
Au travers d’une vision tout à fait surprenante du « purgatoire », les auteurs nous emmènent ainsi dans une quête identitaire, oui, en nous laissant suivre les pas d’un homme mort, certes, mais dont même la mort reste animée par la passion. Celle de la vitesse, celle des voitures, de manière plus générale, celle de l’amitié, celle de l’amour. Mourir est, pout Achille, un cauchemar, mais un cauchemar qui, par toutes les rencontres qu’il lui impose, même les plus horribles et les plus nauséabondes, le replonge dans son humanité disparue.
Vivre sans passion n’est pas vivre, sans doute… Mais vivre sa passion, c’est aussi tout oublier, même de vivre, telle est la leçon qu’Achille, anti-héros éperdu d’absence, vit au fil des quelque 180 pages de ce livre.

Essence©Futuropolis

Je persiste et signe : Futuropolis est, sans aucun doute, un éditeur qui aime sortir des sentiers battus pour nous offrir souvent des petits bijoux. C’est le cas, ici, avec un livre dont le dessin de Benjamin Flao est absolument étonnant par sa variété, par sa beauté presque classique à certains moments, pratiquement surréaliste à d’autres moments, réaliste ici, caricaturale là, aimant multiplier les détails dans un décor sur telle page, les réduisant à leur plus simple expression dans telle autre page…
Fable fantastique ancrée de plain-pied dans le monde qui est nôtre, « Essence » est un livre à placer en bonne place dans votre bibliothèque !…

Jacques Schraûwen
Essence (dessin : Benjamin Flao – scénario : Fred Bernard – éditeur : Futuropolis)

Est-Ouest

Est-Ouest

Une bd, une exposition au CBBD

Un album lumineux, une exposition jusqu’au 29 avril au Centre Belge de la Bande Dessinée… Et, dans cette chronique, une interview de Philippe Aymond!

Une road-bd ?…. Oui et non… Bien sûr, il y a des voyages, ceux de Pierre Christin, aux Etats-Unis et en Europe de l’Est, dans les années 60… Bien sûr, il y a le sous-titre de ce livre :  » choses vues par Pierre Christin et dessinées par Philippe Aymond « . Et donc, oui, on se trouve dans une bande dessinée consacrée à des voyages… Mais ce sont les voyages d’un auteur emblématique du neuvième art, le scénariste Pierre Christin, donc des voyages à la fois culturels, littéraires et géographiques…

Alors, un biopic en bd ?… Oui et non… Oui, parce que cet album s’attache aux pas de Pierre Christin, des pas qui le mènent, certes, à gauche et à droite sur notre planète, des pas qui le conduisent, surtout, à des rencontres humaines, politiques et artistiques.

Il s’agit donc, vous l’aurez compris, plus d’un portrait d’un personnage curieux de tout, Pierre Christin, et du portrait, également, d’une époque au cours de laquelle les idéologies occupaient une place prépondérante dans la vie de tous les jours de nos sociétés occidentales.

C’est un album qui nous fait entrer, avec un dessin classique, dans ce que fut l’univers d’un des grands scénaristes de la bd…

Philippe Aymond: le livre

 

Philippe Aymond: Pierre Christin « dans son jus »

 

Pierre Christin est essentiellement un être curieux, en effet.

C’est aussi un écrivain qui n’est pas toujours évident à  » cerner « , à  » définir « . Dans tous ses scénarios, il aime à mélanger, littérairement, les époques, les références, les lieux. Alors, quand il s’agit, pour lui, de parler de sa vie, il n’y a aucune raison qu’il en aille différemment !

D’où la construction de ce livre, assez particulière. Elle n’a rien de linéaire, et Philippe Aymond nous emmène, lecteurs attentifs et, ma foi, passionnés, dans les deux pôles politiques de l’histoire des années 60… Il y a un grand écart, c’est certain, entre le communisme soviétique et le capitalisme américain. Il y a donc une narration éclatée pour nous décrire, graphiquement, l’itinéraire intellectuel d’un homme qui a toujours voulu  » juger sur pièces « . Mais cet  » éclatement  » du récit n’enlève rien, fort heureusement, à la lisibilité de cet album, et, finalement, correspond totalement à l’état d’esprit de Christin.

Philippe Aymond: la narration

 

Pierre Christin, c’est, je le disais, un des auteurs phares de la bd devenant résolument adulte au cours des années 60 et 70. C’est un personnage qui, au travers de ses mots et de ses imaginaires, toujours nourris de réalité, a toujours rempli ses textes de politique, au sens le plus large du terme. Mais pas de politique  » engagée « , même dans ses collaborations avec Bilal. D’ailleurs, avec Pierre Christin, on devrait sans doute plus parler de  » réflexion  » politique que d’idéologie…

Philippe Aymond: la réflexion politique

Je le disais plus haut : c’est le portrait d’une époque, en fait, que nous offre cet album. Et pour un tel portrait, il fallait un dessin à la fois très réaliste et bien documenté. Et Philippe Aymond, dans ce domaine, se révèle le compagnon de route graphique parfait pour Pierre Christin ! Parler des USA, des Mormons, du racisme, de crédit, et réussir à placer tout cela dans des décors et des événements qui les englobent, et faire de même pour la France, avant 1968, en y ajoutant des éléments de culture littéraire et musicale, et compléter le tout par la vie quotidienne dans le bloc soviétique, cela demandait une précision du dessin, mais aussi des couleurs, et un plaisir, de la part du dessinateur, à nous montrer les grands espaces américains, les scènes plus intimistes dans les campagnes de l’Est de l’Europe, tout en restant fidèle à la ressemblance avec les personnages  » connus  » (Mézères, Giraud…).

Il y a dans la totalité de ce livre un vrai rythme… D’une certaine manière, ce  » Est-Ouest  » est un livre également musical… La musique, que ce soit celle des Roms dans l’est, ou du jazz aux Etats-Unis, est omniprésente, elle accompagne le récit, elle le continue, même, et l’envie vient parfois d’écouter quelques musiciens cités au fil des pages, tout en continuant à lire et feuilleter ce livre de voyage intérieur, de voyage au long cours, de construction d’une destinée humaine…

Philippe Aymond: la musique

 

Philippe Aymond: le dessin

Un livre intéressant, donc, passionnant même pour ceux qui veulent en savoir un peu plus sur tout ce qui a amené les petits mickeys à devenir le neuvième art…

Un livre qui se complète par une intéressante exposition au Centre Belge de la Bande Dessinée à Bruxelles.

 

Jacques Schraûwen

Est-Ouest (dessin : Philippe Aymond – scénario : Pierre Christin – éditeur : Dupuis/Aire Libre –

Exposition jusqu’au 29 avril à la rue des Sables, à Bruxelles)