Est-Ouest

Est-Ouest

Une bd, une exposition au CBBD

Un album lumineux, une exposition jusqu’au 29 avril au Centre Belge de la Bande Dessinée… Et, dans cette chronique, une interview de Philippe Aymond!

Une road-bd ?…. Oui et non… Bien sûr, il y a des voyages, ceux de Pierre Christin, aux Etats-Unis et en Europe de l’Est, dans les années 60… Bien sûr, il y a le sous-titre de ce livre :  » choses vues par Pierre Christin et dessinées par Philippe Aymond « . Et donc, oui, on se trouve dans une bande dessinée consacrée à des voyages… Mais ce sont les voyages d’un auteur emblématique du neuvième art, le scénariste Pierre Christin, donc des voyages à la fois culturels, littéraires et géographiques…

Alors, un biopic en bd ?… Oui et non… Oui, parce que cet album s’attache aux pas de Pierre Christin, des pas qui le mènent, certes, à gauche et à droite sur notre planète, des pas qui le conduisent, surtout, à des rencontres humaines, politiques et artistiques.

Il s’agit donc, vous l’aurez compris, plus d’un portrait d’un personnage curieux de tout, Pierre Christin, et du portrait, également, d’une époque au cours de laquelle les idéologies occupaient une place prépondérante dans la vie de tous les jours de nos sociétés occidentales.

C’est un album qui nous fait entrer, avec un dessin classique, dans ce que fut l’univers d’un des grands scénaristes de la bd…

Philippe Aymond: le livre

 

Philippe Aymond: Pierre Christin « dans son jus »

 

Pierre Christin est essentiellement un être curieux, en effet.

C’est aussi un écrivain qui n’est pas toujours évident à  » cerner « , à  » définir « . Dans tous ses scénarios, il aime à mélanger, littérairement, les époques, les références, les lieux. Alors, quand il s’agit, pour lui, de parler de sa vie, il n’y a aucune raison qu’il en aille différemment !

D’où la construction de ce livre, assez particulière. Elle n’a rien de linéaire, et Philippe Aymond nous emmène, lecteurs attentifs et, ma foi, passionnés, dans les deux pôles politiques de l’histoire des années 60… Il y a un grand écart, c’est certain, entre le communisme soviétique et le capitalisme américain. Il y a donc une narration éclatée pour nous décrire, graphiquement, l’itinéraire intellectuel d’un homme qui a toujours voulu  » juger sur pièces « . Mais cet  » éclatement  » du récit n’enlève rien, fort heureusement, à la lisibilité de cet album, et, finalement, correspond totalement à l’état d’esprit de Christin.

Philippe Aymond: la narration

 

Pierre Christin, c’est, je le disais, un des auteurs phares de la bd devenant résolument adulte au cours des années 60 et 70. C’est un personnage qui, au travers de ses mots et de ses imaginaires, toujours nourris de réalité, a toujours rempli ses textes de politique, au sens le plus large du terme. Mais pas de politique  » engagée « , même dans ses collaborations avec Bilal. D’ailleurs, avec Pierre Christin, on devrait sans doute plus parler de  » réflexion  » politique que d’idéologie…

Philippe Aymond: la réflexion politique

Je le disais plus haut : c’est le portrait d’une époque, en fait, que nous offre cet album. Et pour un tel portrait, il fallait un dessin à la fois très réaliste et bien documenté. Et Philippe Aymond, dans ce domaine, se révèle le compagnon de route graphique parfait pour Pierre Christin ! Parler des USA, des Mormons, du racisme, de crédit, et réussir à placer tout cela dans des décors et des événements qui les englobent, et faire de même pour la France, avant 1968, en y ajoutant des éléments de culture littéraire et musicale, et compléter le tout par la vie quotidienne dans le bloc soviétique, cela demandait une précision du dessin, mais aussi des couleurs, et un plaisir, de la part du dessinateur, à nous montrer les grands espaces américains, les scènes plus intimistes dans les campagnes de l’Est de l’Europe, tout en restant fidèle à la ressemblance avec les personnages  » connus  » (Mézères, Giraud…).

Il y a dans la totalité de ce livre un vrai rythme… D’une certaine manière, ce  » Est-Ouest  » est un livre également musical… La musique, que ce soit celle des Roms dans l’est, ou du jazz aux Etats-Unis, est omniprésente, elle accompagne le récit, elle le continue, même, et l’envie vient parfois d’écouter quelques musiciens cités au fil des pages, tout en continuant à lire et feuilleter ce livre de voyage intérieur, de voyage au long cours, de construction d’une destinée humaine…

Philippe Aymond: la musique

 

Philippe Aymond: le dessin

Un livre intéressant, donc, passionnant même pour ceux qui veulent en savoir un peu plus sur tout ce qui a amené les petits mickeys à devenir le neuvième art…

Un livre qui se complète par une intéressante exposition au Centre Belge de la Bande Dessinée à Bruxelles.

 

Jacques Schraûwen

Est-Ouest (dessin : Philippe Aymond – scénario : Pierre Christin – éditeur : Dupuis/Aire Libre –

Exposition jusqu’au 29 avril à la rue des Sables, à Bruxelles)

Les enfants de la Résistance : 4. L’Escalade

Les enfants de la Résistance : 4. L’Escalade

Quatrième tome, déjà, pour cette excellente série, destinée à tous les publics. Les enfants deviennent adolescents, ils résistent toujours, et la guerre plonge doucement dans l’horreur du génocide… Une chronique à lire, à regarder, et où écouter les auteurs !…

Dans les trois premiers volumes de cette série passionnante, on se trouvait dans une aventure dangereuse, mais aussi vécue par des enfants comme un  » grand jeu « . Même si la mort y avait déjà sa place, l’accent était surtout mis sur la manière dont ces trois enfants, deux garçons et une fille, appréhendaient leur quotidien, tentaient de pallier les manquements des adultes frileux les entourant, l’accent était aussi mis sur la façon dont ils entraient en résistance en toute connaissance de cause, mais avec une sorte de détachement presque amusé parfois.

Ici, les choses changent lentement, tranquillement ai-je envie de dire, même si ce mot n’est pas tout à fait approprié à l’époque décrite, racontée.

Il y a une vraie gradation dans l’intrigue, avec l’apparition, tangible, des premières vraies collaborations entre Français et Allemands, avec les délations anonymes, avec la rafle du Vel d’hiv, avec des wagons à bestiaux remplis d’humains porteurs d’une étoile jaune…

Mais ce qui rend cet album véritablement intéressant, c’est que tout cela est traité avec pudeur. Et, surtout, à hauteur du regard des enfants qui deviennent des héros encore plus concernés par une résistance nécessaire, essentielle.

Pour ce faire, il y a le scénario de Vincent Dugomier, linéaire, ne cherchant à aucun moment à éblouir, à extrapoler non plus. Et il y a le dessin, simple, rond, souriant, sans ostentation mais extrêmement efficace dans le graphisme comme dans la couleur, qui reste, sans cesse, construit à l’aune du regard des enfants en train de devenir adolescents. Le lecteur, d’une certaine manière, découvre la guerre avec eux, même si tout lui est connu de ce qui y fut vécu… L’enfance est un filtre narratif particulièrement réussi dans cette série !

Vincent Dugomier: l’évolution de la guerre
Benoît Ers: l’enfance

Et c’est là aussi que cette bande dessinée prend encore plus de force, peut-être : dans les liens qu’une fiction basée sur une réalité ancienne peut tisser avec le monde d’aujourd’hui !

Les enfants de la résistance se demandent jusqu’où ira l’horreur, la violence, le racisme, sans oser croire vraiment que d’inacceptables limites puissent être franchies.

Les auteurs semblent ainsi appeler à résister les jeunes d’aujourd’hui, ces enfants, souvent jeunes, qui sont de plus en plus nombreux à être fans de cette série. Résister à l’indifférence, comme le chantait Bécaud, résister à l’injustice, résister et, surtout, agir, parler…

Vincent Dugomier: »jusqu’où? … »

Cela dit, ne croyez pas que ce livre est un livre à messages ! C’est, d’abord et avant tout, un livre d’aventure, comme je le disais, un album qui se plonge dans les rêves de l’enfance toujours prête à se jeter à la poursuite des trésors les plus fous, à empoigner la vie comme on s’agrippe à un vaisseau fantôme voguant sur les flots de tous les possibles !

Mais cette aventure qu’ils vivent, qu’ils veulent vivre et qui, petit à petit, les dépasse, cette aventure qui pourrait être horrible, est tempérée, dans ce livre, par un sens du décor, de la part de Benoît Ers, bucolique souvent, presque poétique aussi, et se livrant au fil du temps qui passe.

L’enfance devient adolescence, l’hiver laisse la place au printemps, et ce sont ces contrastes quotidiens qui permettent à l’histoire de rester pudique, humaine, humaniste. Les saisons de la guerre sont aussi celles de l’existence qui vieillit…

Benoît Ers: les contrastes dans le dessin
Vincent Dugomier: l’adolescence

Quand on aborde le sujet de la guerre 40/45 en littérature, en bande dessinée ou au cinéma, la tentation du manichéisme est omniprésente. Le film  » Dunkerke  » en est un bel exemple : belle œuvre d’aventure spectaculaire, ce film est loin, très loin même, d’avoir l’intensité humaine du  » dernier week-end à Zuydcoote  » !

Ici, aucune vision à l’emporte-pièce d’une époque certes révolue, mais toujours sujette à bien des dérives ! Le fait d’avoir pris des enfants comme héros n’est pas étranger à cette sorte d’objectivité narrative, c’est vrai. Mais il y a aussi la volonté des deux auteurs de coller au plus près, également, de ce que fut le quotidien de monsieur et madame tout le monde pendant cette période sombre de l’histoire du vingtième siècle. Et de ne porter aucun jugement a posteriori, même en ce qui concerne les collaborateurs, voire la personnalité et la personne d’un officier allemand confronté à une dénonciation…

Vincent Dugomier et Benoît Ers: pas de manichéisme …

Quatrième tome, déjà, de cette série qui plaira autant aux adolescents qu’à leurs parents.

Quatrième tome, oui, et d’autres doivent encore venir, pour nous enthousiasmer, nous passionner, toutes et tous.

Quatrième tome, et l’intérêt, à aucun moment, ne faiblit.

Une série importante, avec évidence, qui prouve, si le besoin s’en faisait encore sentir, que la bande dessinée est un art, et un langage surtout, à part entière !…

 

Jacques Schraûwen

Les enfants de la Résistance : 4. L’Escalade (dessin : Benoît Ers – scénario : Vincent Dugomier – éditeur : Le Lombard)

Emma et Capucine

Emma et Capucine

Une série  » jeunesse  » consacrée à la danse… Mais aussi aux rêves, à l’adolescence, aux rapports familiaux, à l’apprentissage… Une série, tout compte fait, pour tous les publics !

Deux albums de cette série sont déjà parus :  » Un rêve pour trois  » et  » Premiers doutes « .

Emma et Capucine ont un même rêve : entrer dans l’Ecole de danse de l’Opéra de Paris. Mais si Capucine y parvient, Emma, elle, échoue… Et elle va devoir se trouver en cherchant une nouvelle voie à ses envies, à ses désirs, à ses rêves enfin personnels…

Sans aucun doute, de par son graphisme comme de par ce que cette série décrit et raconte, le but premier est de s’adresser à des adolescentes (et à des adolescents, pourquoi pas…), à des amoureux de la danse, également, mais pas uniquement. Parce que la danse n’est peut-être, dans ces deux albums (et dans ceux qui vont suivre), qu’un support à des réflexions qui dépassent, et de loin, la simple anecdote artistique.

Cela dit, ce support est omniprésent, et les deux auteurs savent, incontestablement, de quoi ils parlent. C’est même ce sujet qui les a rassemblés. Un sujet à la fois très graphique, à la fois aussi très littéraire.

La bande dessinée est faite, comme n’importe quel art, de codes plus ou moins assumés, plus ou moins imposés. La littérature jeunesse, dans le sens le plus large qu’elle peut avoir, n’échappe pas à la règle. Mais ce qui est réjouissant, dans  » Emma et Capucine « , c’est que ces codes (les amours adolescentes, par exemple, la vie de groupe, aussi, les jalousies entre jeunes filles…) sont régulièrement détournés par le scénariste. Un peu comme si, en fait, c’étaient les personnages eux-mêmes, par leurs choix, qui imposaient le rythme de la narration.

Jérôme Hamon: un thème, la danse, un public cible, la jeunesse
Jérôme Hamon: les codes à détourner

 

Le thème essentiel de cette série dépasse, je le disais, la simple immersion dans un milieu humain précis, celui de la danse. Il est beaucoup plus celui du rêve… Elles sont trois, dès le début du premier album, à partager un même rêve… Les deux sœurs, évidemment, mais surtout leur mère. Et là, on se retrouve dans la description, de l’intérieur, d’une espèce de syndrome bien plus répandu que ce que qu’on en pense généralement : le report sur ses enfants des rêves que l’on n’a pas réussi à vivre soi-même ! Le monde du sport regorge d’exemples qui sont dans ce sens, en tennis comme en athlétisme…

La mère de Capucine et Emma a voulu, adolescente, être une grand artiste… Et son amertume se reporte sur ses deux filles. Sur l’une d’entre elles, surtout, parce qu’elle se refuse, elle, à suivre un chemin qu’elle n’a pas choisi librement.

Différents questionnements, dès lors, commencent à fleurir dans cette série. De quel droit un adulte peut-il dire :  » tu le regretteras toute ta vie ? « …  Qui pourra un jour mesurer la douleur d’un rêve qui devient obsédant ?… Quel rôle les parents, l’éducation et le milieu socio-culturel jouent-ils dans le construction d’une personnalité, dans le passage de l’adolescence au monde adulte ?… Toute expression artistique n’est-elle pas acceptable uniquement à partir du moment où elle s’accepte éclectique ?

Autant de questions, oui, qui appartiennent au monde de l’adolescence, mais qui, ici, s’ouvrent aussi à des interrogations adultes. Celles des parents d’Emma et Capucine, mais celles aussi des lecteurs et des lectrices. Et là aussi, certains codes ont été détournés, puisque c’est le père qui fait preuve de tolérance et d’acceptation des besoins fondamentaux de ses filles…

Jérôme Hamon: les rêves imposés…

Cette bd ado nous dresse le portrait d’une jeunesse appartenant à une certaine élite. Mais l’intelligence du scénariste c’est de permettre, grâce à Emma, de mêler le monde du  » classique  » à celui du  » hip hop « , de faire s’accepter ainsi, dans le cadre de la jeunesse, deux mondes, deux milieux que d’aucune s’efforcent de ne voir et de ne définir qu’en opposition l’un de l’autre.

Cette bd ado est également une belle réussite au niveau du graphisme, un dessin uniquement fait par ordinateur, un dessin inspiré par le manga, mais aussi par l’illustration des livres pour enfants, un dessin qui conjugue la netteté et le flou avec talent, un dessin qui privilégie le mouvement à l’expression, et qui réussit à évoquer plus qu’à montrer…

Lena Sayaphoum, la dessinatrice
Jérôme Hamon: le dessin

 

En vous avouant que ce genre de bande dessinée ne fait pas partie de mes préférences habituelles, je dois aussi vous avouer tout autant que j’ai bien aimé ces deux albums. Et même si je pense que lu public cible, les adolescentes, ne peuvent qu’être séduites par cette aventure vécue au quotidien de deux jeunes filles, je pense aussi que les parents pourront y trouver de quoi sourire, de quoi réfléchir, de quoi peut-être porter un regard neuf sur leurs enfants… et leurs rêves !

 

Jacques Schraûwen

Emma et Capucine (dessin : Lena Sayaphoum – scénario : Jérôme Hamon – éditeur : Dargaud)