COSEY

COSEY

L’ultime trajet graphique de Jonathan et un livre qui met en évidence tous les talents de cet auteur.

Cela fait 46 ans que Jonathan suit les pistes et les routes d’une Asie envoûtante, cela fait 46 printemps que Cosey, dessinateur hors-normes, inclassable, occupe une place importante dans la grande histoire du neuvième art.

Jonathan : 17. La Piste de Yéshé

(éditeur : Le lombard – 56 pages – octobre 2021)

© Le Lombard

1975… Je n’ai certainement pas été le seul à m’étonner de voir paraître, dans les pages du magazine Tintin, un personnage nouveau, déconcertant, étonnant, atypique.

C’était l’époque où le neuvième art sortait peu à peu des sentiers battus, avec des auteurs comme Godard et son Martin Milan, Pratt et son Corto Maltese, le Suisse Derib et sa lecture moderne du mythe du western. Dans des revues pour jeune public, on osait enfin aborder de front des thématiques sociétales importantes. Et Cosey, d’emblée, avec Jonathan, a participé pleinement à cet essor essentiel dans l’histoire de la bande dessinée.

© Le Lombard

Les aventures vécues par Jonathan, et toutes, ou à peu près, lisibles comme des albums uniques, mettent en scène un « héros » qui se balade dans l’Himalaya, qui quitte le confort européen pour découvrir de nouveaux horizons, un personnage dont les albums s’accompagnaient de choix de musiques à écouter tout en les lisant…

En une époque où les expressions « feel good » et « spiritualité » étaient loin d’être à la mode, le personnage de Jonathan s’est révélé, d’album en album, un rêveur aventurier, un homme, surtout, à la poursuite de lui-même, de souvenir en souvenir, d’amour en abandon, de rencontre en rencontre.

Et le voici, dans ce dix-septième opus, arrivé à la fin de son trajet. Un dix-septième et dernier livre dans lequel on le retrouve en fin de piste, retournant au Tibet et y trouvant, à sa manière, les réponses à la question qui a sous-tendu toutes ses aventures, plus poétiques que mouvementées : qui est-il ?

© Le Lombard

Parce que c’est cela, cette bd : une aventure graphique exceptionnelle qui nous parle de spiritualité, et dans laquelle le héros est véritablement le double de son créateur. Une saga dessinée qui met en scène plus qu’un héros, des sentiments, des sensations, sublimées par un dessin aux infinies transparences, par des couleurs qui chantent comme chante la voix de Léonard Cohen…

Une saga qui nous parle de questionnements propres à tout être humain, sans doute. Trouver un sens à sa vie, est-ce le faire pour son passé ou son futur ? Pourquoi le fait de vieillir semble-t-il accentuer l’envie, voire le besoin, de se trouver une spiritualité personnelle ? Avec, en trame, cette question sur la codification de la spiritualité, au travers de religions ou de philosophies, de courants de pensée ou de sectarisme à la mode : n’est-elle pas un lien de plus qui attache l’homme à lui-même ?

Jonathan

Cosey est, dans un monde de mouvement, un dessinateur qui aime reposer ses mots, ses regards, ses dessins, pour qu’ils puissent, sans ostentation, ouvrir des fenêtres vers nos propres interrogations…

A l’Heure Où Les Dieux Dorment Encore

(éditeur : Daniel Maghen – octobre 2021 – 302 pages)

© Cosey

Depuis quelques années, les monographies ou livres d’art consacrés à des auteurs de bande dessinée se multiplient.

Mais disons-le tout de go, à l’instar de son auteur, ce livre « A l’heure où les dieux dorment encore » se révèle, lui aussi, totalement atypique.

© Cosey

Les dessins de Cosey qui s’y trouvent sont des croquis, des dessins d’observation comme il le dit lui-même, et qui le racontent, lui, autant qu’ils racontent les gens et les paysages rencontrés… Cela ressemble, au premier regard, à un album de « voyages », certes, mais il n’en est rien non plus… Je dirais personnellement que cet album est un portrait de son auteur, tout simplement…

© Cosey

C’est, en fait, un album vivant, un album au jour le jour, un album habité, humaniste, dans lequel les mots et les dessins, les couleurs et les mouvements refusent tous les clichés… Dans lequel, en outre, règne une musique qui est celle de l’observation, du rythme de la vie et du temps qui passe, au travers des regards, nombreux, qui, sans cesse, s’entrecroisent et dialoguent, même dans le silence.

Cosey
© Cosey

Avec Cosey, la qualité est toujours au rendez-vous, et elle est toujours profondément ancrée dans l’humanisme… Dans le besoin et la nécessité d’aimer la différence… Cosey est, résolument, un auteur culturel, au sens noble de ce terme trop souvent dénaturé.

Jacques Schraûwen

Un 8° jour au musée avec Les Bidochon

Un 8° jour au musée avec Les Bidochon

Lorsqu’ils se coupent des gens qui vivent des quotidiens que l’on ose parfois dire « simples », l’art et la culture perdent toute chair… Avec Binet, la peinture, la « grande », retrouve, sous le regard de ses Bidochon, une présence essentielle !

Un 8° jour au musée avec Les Bidochon © Dargaud

Je parle de regard, oui. Aucun tableau n’existe dans l’obscurité totale, sauf lorsqu’il n’est plus qu’un investissement qu’on cache dans un coffre-fort. Et tous les regards se transforment en idées, en mots ensuite, et ce sont ces mots qui donnent vie, réellement, à une œuvre d’art. Même, et surtout sans doute, lorsque ces mots sont terre-à-terre, loin des cénacles officiels usant de phrases pompeuses.

Je vous propose donc de vous plonger dans l’art, la peinture, en compagnie de deux guides qui n’ont pas la langue dans la poche ! Raymonde et Robert Bidochon, les héros beaufs de Binet, se « cultivent », pour la huitième fois déjà, et nous livrent, en face de quelques tableaux, connus ou pas, leurs réflexions. Des réflexions tempérées, ensuite, par deux vrais analystes de l’art pictural, Pierre Lacôte et Patrick Ramade.

Un 8° jour au musée avec Les Bidochon © Dargaud

Notre couple dessiné s’arrête devant une vingtaine de tableaux, et c’est, à chaque fois, de leur part, une remarque, une appréciation. Et le plaisir, c’est que ces propos, basiques certes, sont en même temps marqués du sceau du bon sens… Visiter un musée, nous a dit Raymonde dans l’album précédent, c’est comme faire un grand voyage. Oui, lui répond Robert, mais sans les valises à porter. Le ton est donné, et tout est à l’avenant !

Ce couple se révèle, en fait, des visiteurs modèles, parce que ce qui les intéresse, c’est le tableau, la peinture, pas le nom du peintre ni sa renommée. Ils n’ont pas de jugements de valeur, mais des sensations qu’ils expriment. Comme par exemple en face d’un tableau non figuratif, « les voies abandonnées » de Victor Brauner, dans lequel Raymonde voit « une grenouille qui embrasse un poisson, un serpent qui essaie de manger une pomme qui est dans le ventre de quelqu’un et une femme avec des nattes qui regarde par la fenêtre ».

Un 8° jour au musée avec Les Bidochon © Dargaud

C’est un livre d’humour, mais pas uniquement… D’abord parce qu’il y a à chaque fois deux pages « sérieuses » qui replacent les tableaux et leurs auteurs dans le contexte historique et humain de l’époque de leur création. Ensuite, parce que, avec leurs réflexions simples, les Bidochon dépassent la simple œuvre qu’ils ont

en face d’eux pour se raconter des histoires, ne s’intéresser qu’à un détail qui, tout compte fait, est peut-être aussi le vrai centre d’intérêt du tableau, comme devant la « Jeune fille au poids d’horloge », de Paula Becker, tableau pour lequel Robert ne comprend pas pourquoi le peintre n’a pas laissé l’horloge entière, ce qui aurait permis au modèle de ne pas s’ennuyer en suivant les trajets des aiguilles…

Un 8° jour au musée avec Les Bidochon © Dargaud

C’est cela, aussi, qui fait toute l’intelligence de cette série : au-delà du côté « beauf » assumé des Bidochon, ils font à leur tour œuvre d’art en interprétant, à l’aune de leurs réalités, les tableaux qu’on leur présente !

A l’heure, donc, où les acteurs culturels officiels oublient qu’ils ne sont rien sans le public et ne se veulent plus que « bons élèves », le bon sens provocateur de Binet et de ses Bidochon fait bien plaisir ! Plongez-vous dans ce huitième opus, véritablement objet de culture, sans masque, et avec le sourire !

Jacques Schraûwen

Un 8° jour au musée avec Les Bidochon (auteurs : Binet, Ramade, Lacôte – éditeur : Dargaud – 85 pages – décembre 2021)

Bruxelles : Un Rêve Capital

Bruxelles : Un Rêve Capital

Un livre à offrir, à s’offrir !

Schuiten, Peeters et une cité à redécouvrir… Le portrait à la fois réel et rêvé d’une ville et de ceux qui l’ont « inventée », hommes et lieux… Un album dans lequel écriture et graphisme s’illustrent l’un l’autre !

Regardez cette couverture…

Bruxelles: un rêve capital © Casterman

Dans les vitres d’un immeuble moderne aux âmes formatées, on voit s’éveiller le reflet de symboles architecturaux bruxellois mélangés, façades et bâtiments… L’hier et le maintenant d’une ville se côtoient, se superposent, sans vraiment cohabiter… Et les habitants de ce Bruxelles-là ne sont que des passants qui glissent aux quotidiens de l’existence en gardant la tête baissée !

En un dessin, c’est un peu toute l’histoire de Bruxelles qui est révélée.

Bruxelles…

Bruxelles: un rêve capital © Casterman

Capitale d’une région dont elle est le seul élément !

Capitale d’un pays aux frontières internes, comme le disait Claude Semal.

Ville obscure aux obscures dérives humaines, sociales, architecturales.

Cité désertée sans cesse détruite avec l’alibi de la « modernisation ».

Capitale d’une Europe plus politique que citoyenne, plus néo-libérale que proche des besoins fondamentaux des gens, dans leur vie de tous les jours.

François Schuiten

Telle se dresse Bruxelles, en ce vingt-et-unième siècle. Une ville meurtrie que Benoît Peeters et François Schuiten, complices et amoureux tous deux de cette capitale, nous re-racontent, nous re-dessinent.

Benoît Peeters qui, dès sa préface, nous dit : « Bruxelles nous a marqués tous les deux par ses incohérences et son chaos ».

Et, cependant, tous deux, indissociables, nous racontent Bruxelles comme des amants… Des amants à la Brel, en quelque sorte : « n’est-ce pas le pire piège que vivre en paix pour des amants ? »…

Bruxelles: un rêve capital © Casterman

Toute relation amoureuse ne peut être pleine, honnête, qu’en acceptant toutes les failles de l’autre, toutes ses dérives, toutes ses fuites… Sans défaut, la qualité n’est jamais vraiment visible, et c’est pourquoi, sans doute, Bruxelles se révèle pour Peeters et Schuiten, un rêve. Capital, c’est vrai… Mais un rêve, quand même, encore, toujours…

Et ces deux auteurs nous emmènent dans un Bruxelles qui n’a jamais été « immuable ». La très connue Grand-Place ne fut-elle pas au début du dix-huitième siècle, après une destruction de la ville par l’armée française, totalement reconstruite, totalement réinventée ? Et c’est, par son mélange de styles, par les compromis qui furent faits entre pouvoir et corporations, que cette place séduit encore aujourd’hui, comme elle a séduit hier Hugo, Gauthier… Cette place, et toute la ville, dont Nerval disait qu’elle « portait, comme des bijoux d’ancêtres, ses toits sculptés, ses clochetons et ses tourelles ».

Benoît Peeters

Mais, les années passant, les compromis à la bruxelloise, à la belge, se sont souvent faits compromissions… Ou délires personnels… Il est intéressant, à ce sujet, de découvrir, dans ce livre, les échanges puissants qui eurent lieu entre le bourgmestre Bulls et le roi Léopold II… Deux visions différentes de la cité s’opposaient ainsi, avec une espèce de politesse tranquille, une politesse qui permit de sauvegarder une belle part de l’âme des pierres…

Bruxelles: un rêve capital © Casterman

Cette intelligence polie n’a pas existé lorsqu’il fut décidé de détruire la maison du peuple, joyau architectural, social et sociologique dû à Horta. Elle ne fut pas de mise non plus dans la manière violente (comme le dit François Schuiten) dont fut créé un piétonnier qui ne plaît finalement à personne dès que se taisent les idéologies imbéciles de quelques assoiffés de pouvoir et de justifications à leurs erreurs…

Je le disais, ce livre est une balade… On y picore dessins et textes, selon ses envies, avec le plaisir, toujours, de l’érudition de Peeters, de son choix de citations, et le plaisir, aussi, de plonger dans des dessins qui nous montrent une ville à la fois réelle et imaginaire, à la fois ancrée dans nos regards et s’en détournant pour se recréer sans cesse.

Bruxelles: un rêve capital © Casterman

Une balade, oui, avec des zooms avant sur des personnalités, des lieux, des souvenances, voire même des espérances.

La balade, ainsi, se fait ballade, pour nous permettre de dialoguer, au silence de notre lecture, avec Nadar qui vint, au jardin Botanique, faire voler son « ballon » devant une foule immense maintenue par de nouvelles barrières que l’histoire nommera à jamais « barrières Nadar »… Et dans cette foule, il y avait l’ami de Nadar, l’immense Baudelaire qui, on le sait, n’aimait vraiment pas, lui, Bruxelles et ses habitants !

De dialoguer avec le peintre Antoine Wiertz, artiste de démesure dont les œuvres peuvent s’admirer dans son musée, mais aussi, je pense, dans l’une ou l’autre maison communale, comme celle de Saint-Gilles.

De dialoguer, bien évidemment, avec Victor Horta, Paul Otlet, et ses rêves fous et essentiels de paix universelle, avec Magritte, avec Jacobs, avec des rues, des ruelles, des trains…

Bruxelles: un rêve capital © Casterman

Dialoguer, de balade en ballade, pour mieux vouloir, simplement, laisser Bruxelles nous parler de ses souvenirs pour en laisser d’autres prendre vie… Parce que, comme le disent à la fois Peeters et Schuiten, chacun à sa manière, ce qui manque, sans doute, à Bruxelles aujourd’hui, écartelée entre une Europe aseptisée et une Belgique divisée, c’est la chance de pouvoir offrir des horizons pour des demains qui, enfin, respecteront (à nouveau) le tissu humain qui le construit. Parce qu’aucun lieu, ni ville ni village, ne peut vivre et s’épanouir sans que l’homme ne s’y sente libre, aimé…

Jacques Schraûwen

Bruxelles : Un Rêve Capital (auteurs : François Schuiten et Benoît Peeters) – éditeur : Casterman – octobre 2021 – 128 pages)