Jakob Kayne

Jakob Kayne

Entre FANTASY et FANTASTIQUE, un premier album qui met en place, avec talent, un univers somptueux… et somptueusement dessiné ! Une chronique et une INTERVIEW des auteurs !Une fable sur la religion, la haine, l’amour, la différence, le silence… 

Jakob Kayne
Jakob Kayne – © Le Lombard

Nous sommes ici, résolument, dans le domaine de la fiction, celle qui prend le temps de créer un monde qui n’est pas le nôtre, et qui y fait vivre des personnages qui, pour humains qu’ils soient, appartiennent en même temps à une sorte d’imaginaire collectif né de Tolkien, certes, mais de Meyrinck, aussi, et même des super-héros !

L’île d’Hispaniola abrite une cité, La Isabella, dirigée par les  » Inquisiteurs « . Cette ville est assiégée par Soleman le puissant. Et la chute est proche, avec toutes les horreurs que deux religions s’opposant ne peuvent que provoquer. C’est dans ce contexte qu’apparaît Jakob Kayne, qui a pour mission de faire fuir Victoria Marcheda et ses proches, avant que les horreurs guerrières inévitables ne les détruisent, eux aussi.

Oui, nous sommes résolument dans le domaine de la fiction… Mais une fiction qui, d’emblée, se nourrit de références évidentes. Celles de ces religions qui, avant-hier comme aujourd’hui, n’ont d’autres rêves que le pouvoir et d’autres réalités que la barbarie.

Pour Sylvain Runberg, c’est d’ailleurs une constante dans son œuvre, prolifique d’ailleurs : c’est de parler toujours, même dans des récits improbables, de notre présent. Scénariste chevronné, scénariste littéraire, scénariste cultivé, Sylvain Runberg est presque toujours raconteur de fables…

Sylvain Runberg: les racines du scénario

Sylvain Runberg: pas d’imagination pure
Jakob Kayne
Jakob Kayne – © Le Lombard

Finalement, on se trouve bien plus, dans cette nouvelle série, dans un univers fantastique que dans un simple environnement de « fantasy ». Un fantastique rigoureusement construit, littérairement et graphiquement. Avec un vocabulaire inventif, par exemple. Avec de nombreuses références, historiques, culturelles, littéraires. Il y a face à face la religion catholique dans ce qu’elle a eu sans doute de plus inacceptable, l’inquisition, et la religion islamique dont on voit aujourd’hui les dérives intégristes. Et entre ces deux réalités à peine récréées, il y a Kayne, dont le choix du prénom, Jakob, n’est certainement pas gratuit.

Il y a des références littéraires, également, puisque le nom d’un capitaine fait penser à Melville…

Mais Runberg ne se contente pas de nous dire que les divinités sont toujours plurielles, faites d’ombre et de lumière, il ne se contente pas de nous plonger dans une grande aventure épique. Il y mêle la rencontre entre deux êtres, une rencontre d’amitié, la naissance d’un amour qui, pourtant, ne peut exister. Ne pourrait survivre à un monde de violence et de castes…

Runberg nous donne ainsi un scénario qui mélange, doucement d’abord, et puis de plus en plus intimement, l’action fantastique au sentiment amoureux ! Là aussi, la référence peut se deviner, avec Roméo et Juliette…


Sylvain Runberg: fantastique et sentiments
Jakob Kayne
Jakob Kayne – © Le Lombard

Réinventer le monde à partir de ce qu’il vraiment été, c’est ce que Runberg fait dans ce livre, premier d’une série… En y ajoutant, comme personnage central, axial dirais-je, ce fameux Jakob Kayne qui, avec son frère Samuel, aveugle, sont les ultimes survivants d’un groupe humain, celui des alchimistes-guérisseurs. Jakob est un guerrier, aussi. Un guerrier possédant un pouvoir, entre autres, qui lui permet de sortir des situations les plus difficiles : personne ne peut retenir ses traits, son visage.

Et s’il porte un masque, c’est en quelque sorte à l’inverse de l’utilité première de cet objet, puisque le masque ne le cache pas, puisque ce masque permet, justement, qu’on le reconnaisse.


Sylvain Runberg: masque et regard(s)
Jakob Kayne
Jakob Kayne – © Le Lombard

Et puis, il y a le dessin de Mateo Guerrero.

Un dessin qui, de prime abord, pourrait passer pour simplement réaliste et classique. Mais il n’en est rien, non plus, comme pour le scénario. Avec ces deux auteurs, il faut dépasser les apparences, simplement. Et le découpage, justement, n’a rien de classique, lui, tout comme les raccourcis nombreux dans le récit.

Guerrero est un dessinateur qui attache énormément d’intérêt, et donc d’importance, aux décors. Aux paysages… Avec des angles de vue, des perspectives brisées qui les mettent en évidence et leur donnent, pratiquement, une existence propre. Il nous fait entrer dans cette ville assiégée, par exemple, en s’attardant, avec un talent visuel extraordinaire, sur les architectures, sur les ambiances brumeuses, aussi.

Et sa façon de traiter les regards est un outil narratif qui accompagne totalement le texte et le récit de Runberg.

Mateo Guerrero: les perspectives

N’oublions surtout pas de citer le coloriste, Javier Montes, qui effectue un travail essentiel dans ce livre. Sa palette lui permet de créer des ambiances entre chien et loup rarement vues en bande dessinée. On est au-delà du clair-obscur, on se trouve dans une invention lumineuse absolument époustouflante.

Ce livre est le résultat d’une belle rencontre à trois, c’est évident… Les personnages de la série à venir sont mis en place… Il y a des tas de questions qui restent sans réponse… Vivement, donc, la suite de ce Jakob Kayne !

Jacques Schraûwen

Jakob Kayne : 1. La Isabella (dessin : Mateo Guerrero – scénario : Sylvain Runberg – couleurs : Javi Montes – éditeur : Le Lombard)


Jakob Kayne – © Le Lombard
Jim: « Une Nuit à Rome » (tome 3) et « L’Amour (en plus compliqué) »

Jim: « Une Nuit à Rome » (tome 3) et « L’Amour (en plus compliqué) »

Jim, auteur prolifique s’il en est, nous offre un troisième épisode de sa nuit à Rome… Des personnages vieillissants… Et, en même temps, un recueil de nouvelles souriantes et grinçantes… A découvrir, en sa compagnie, dans cette chronique!

Une nuit à Rome – © Jim/Grandangle

Romantisme et érotisme, féminité et poésie, réalisme et sexualité : Jim continue, dans un style reconnaissable entre tous, à nous faire croire en une certaine éternité de l’amour, ou du désir, en tout cas !
Raphaël, cette fois, fête ses cinquante ans… A Rome, bien évidemment, avec des amis. Avec l’espérance aussi d’y voir arriver Marie, qu’il a invitée. Marie qui se demande si le fait d’accepter ces retrouvailles proposées ne va pas tout détruire du souvenir de leur passion puissante, étrange, éphémère autant que sans cesse présente aux mémoires de son corps. Aux mémoires de leurs deux corps qui ne veulent rien oublier des étreintes fabuleuses qui firent de leurs rêves, au fil des années et de leurs rencontres sans lendemain, des instants de fulgurances charnelles totalement partagées.
Tout est donc, ici, dans cette peur de Marie de renouer avec un passé à qui elle aimerait redonner vie, mais qui, en même temps, l’angoisse par l’inéluctable vieillissement de leur improbable couple…
Comme à son habitude, Jim s’approche au plus près de ses personnages, aimant décrire, sans jugement aucun, leurs quotidiens mêlés… Aimant aussi continuer à idéaliser son héroïne Marie, qui, puisque aimée et désirée par son héros comme par lui, ne vieillit pas vraiment.

Jim: les personnages et le quotidien

Jim: Marie

 

Une nuit à Rome – © Jim/Grandangle

Comme à son habitude également, Jim ne dissocie pas le cœur du corps, le sentiment de l’étreinte, l’idéal du désir. La sexualité est omniprésente, dans les dialogues comme dans le dessin, même si celui-ci parvient toujours à magnifier les gestes de l’amour ! Le physique du sentiment, ainsi, occupe la place centrale de cette série qui, sans rebondissements narratifs, parvient à donner existence à des héros de papier qui, finalement, nous ressemblent à toutes et à tous…

Jim: la sexualité, l’érotisme

Une nuit à Rome – © Jim/Grandangle

Il y a dans le traitement narratif de cette histoire en plusieurs albums, en plusieurs époques, en plusieurs âges, une construction proche, parfois, des codes du  » roman-photo « . Avec une différence, malgré tout, puisque les personnages de Jim ne  » posent  » pas, ils vivent, bougent, s’aiment, se fuient, se retrouvent… Ils ne sont pas uniquement des ombres de papier… Ils sont surtout des êtres humains qui, à l’instar de Jim, à l’instar également de ses lecteurs, vieillissent !
Il y a dans la quête de Raphaël et de Marie, avec la présence de la mort dès le début de ce livre, une hantise du vieillissement, incontestablement, qui correspond, bien sûr, à l’histoire qui nous est racontée, mais aussi aux caps de l’âge que franchit son auteur, Jim !

Jim: roman-photo

 

Une nuit à Rome – © Jim/Grandangle

Ce qui différencie aussi le style de Jim de celui des romans-photos, c’est le traitement de la couleur. Les nuits de Rome, au fil des albums, au fil des âges donc, s’éclairent différemment, ont d’autres présences. Des présences rêvées, sans doute, des lumières imaginées plus que regardées, des couleurs, en tout cas, qui accompagnent le récit et même, parfois, en accentuent les ambiances, évitant ainsi une redondance dans le propos qui pourrait fatiguer et éloigner le lecteur.

Jim: la couleur

 

L’Amour (en plus compliqué)

Jim: « Une Nuit à Rome » (tome 3) et « L’Amour (en plus compliqué) » – © Tous droits réservés

En plus de ce troisième volume d’une histoire à succès, Jim inaugure également une nouvelle collection chez son éditeur, une collection de  » textes « …  » L’amour (en plus compliqué)  » est un recueil de nouvelles, courtes qui, toutes, parlent bien évidemment de l’obsession première de Jim : l’amour, le désir, le plaisir, la fuite, la trahison, l’éternité !
Mais le ton, ici, est très différent. Ce sont des toutes petites histoires, oui, qui privilégient le dialogue à l’image, en quelque sorte, et au sein desquelles Jim ose infiniment plus d’humour que dans ses bandes dessinées…
Tranches de vie, elles aussi, les nouvelles de ce recueil se lisent facilement, et révèlent une part cachée des talents de Jim… L’écriture fait évidemment partie de son existence d’auteur, mais il est intéressant, ici, d’en découvrir quelques belles promesses.

 

Jacques Schraûwen
Jim :  » Une Nuit à Rome : Livre 3  » et  » L’Amour (en plus compliqué)  » (auteur : Jim – éditeur : Bamboo)

Une nuit à Rome – © Jim/Grandangle

Jojo – Intégrale 2

Jojo – Intégrale 2

Deuxième tome d’une intégrale que tous les vrais amateurs de bandes dessinées se doivent de posséder! Et une interview, dans cette chronique, du « préfacier » de ce superbe livre…

Jojo©Dupuis

La fin des années 70 et le début des années 80 ont vu, dans le paysage de la bande dessinée, se côtoyer deux réalités très différentes. D’une part, il y avait toute la bd « adulte » née des années 60, de l’ouverture, de l’underground américain aux apparitions, en Europe d’auteurs comme Forest. Une bd qui se révélait souvent érotique et provocatrice et qui osait –enfin- explorer des univers narratifs jusque-là interdits aux auteurs des petits Mickeys.
Et d’autre part, il y avait également la persistance de la bd classique, la fameuse franco-belge, dans des revues comme « Tintin » ou « Spirou ». Mais là aussi, les choses bougeaient… Les choses devaient bouger ! Comment oublier l’apparition de Corto Maltese dans « Pif Gadget », celle de Martin Milan dans le journal de Tintin, et les aventures de Bidouille et Violette dans les pages de Spirou !
Et la naissance, dans le tout débit des années 80, d’une série qui a marqué, par sa poésie et son observation amusée de la société, bien plus qu’une seule génération.
Je parle, bien évidemment, des extraordinaires aventures quotidiennes de « Jojo » !
André Geerts, son auteur, a construit en peu de temps, finalement, puisqu’il est mort bien trop jeune, une véritable œuvre qui osait parler de familles monoparentales, de la réalité de l’enfance, avec humour, certes, mais jamais avec simplicité ni propos mièvres et débilitants…
Derrière Jojo, se cachait un homme dont les convictions, pourtant, et les travaux, n’étaient pas toujours souriants. Et c’est le premier intérêt de cette intégrale, d’ailleurs, que de nous permettre de découvrir qui était André Geerts, grâce à Morgan Di Salvia, qui éclaire de son analyse fouillée tout ce qui fait Jojo, personnage de papier, et l’homme qui se cache derrière lui !

 

Jojo©Dupuis

Morgan Di Salvia: Geerts

 

Grâce à cette préface, on se souvient qu’une œuvre d’art, quelle qu’elle soit, ne peut naître qu’au travers de rencontres, d’amitiés, de trahisons parfois, de ruptures aussi, qu’au travers, finalement, d’une existence résolument ouverte à l’inattendu… Et même si la préface de Morgan Di Salvia peut sembler parfois un peu « people », elle s’avère finalement importante pour comprendre l’évolution à la fois du dessin et du scénario dans le travail de Geerts.
Un travail qui, au fil des albums, frappe, encore aujourd’hui, par la justesse de ton. Ce que Geerts nous montre, ce sont des histoires d’enfants et d’adultes, des vrais enfants, avec un vrai discours d’enfants, et des vrais adultes, avec des vraies volontés de maturité.
Il y a une justesse de ton, oui… Et, de ce fait, une immense modernité, également. Même si le style de l’école dans laquelle Jojo va, n’existe plus de nos jours, elle n’en est pas moins symbolique de tout ce qui fait, encore et toujours, l’enseignement, l’apprentissage… Apprentissage de la connaissance, certes, mais aussi et surtout peut-être de la vie en groupe. Parce que c’est là aussi la force et l’intelligence de la série « Jojo » : nous montrer un monde dans lequel tous les personnages ont leur importance, une importance capitale… C’est une série « chorale », oui, comme on dit de nos jours !

Jojo©Dupuis

 

Morgan Di Salvia: justesse

Morgan Di Salvia: modernisme

 

Mais, bien évidemment, l’univers de Jojo, essentiellement, c’est celui de l’enfance. Une enfance qui expérimente tous les aléas de l’existence, la perte d’un parent, la colère, la jalousie, l’amitié, la violence. Une enfance qui s’inscrit, sans simplisme, dans un monde réel, même si le dessin de Geerts, dans la lignée de Sempé pour les graphisme, mais s’en éloignant par le soin qu’il a toujours porté aux décors, même si son graphisme est non réaliste. Mais ce qui est réaliste, ce sont les thèmes abordés, oui, de la famille monoparentale à la délinquance dans les rues de nos cités, de la fougue de l’enfance à la fatigue de la vieillesse, du plaisir de vivre à la réalité de la mort.
Il y a tout cela, chez Jojo.
Mais il y a surtout, et c’est ce qui en fait l’universalité, une poésie tranquille qui n’a pas besoin de rimes pour offrir aux lecteurs mille et une heures enchantées… Mille et un rêves qui aident à vivre, à sourire, à faire sourire !

 

Jojo©Dupuis

Morgan Di Salvia: les enfants

 

Dans cette intégrale, outre la réédition des albums 5 à 8, on peut aussi découvrir d’autres facettes du talent de Geerts. Ses gags en un dessin, par exemple… Ou, aussi, quelques-unes des illustrations qui ont émaillé le magazine e Spirou, mais qui ont aussi construit quelques-uns des plus beaux calendriers scouts belges, à l’époque du bénévolat d’une fédération qui s’appelait encore « FSC » et qui n’avait pas peur de sourire d’elle-même !

Morgan Di Salvia: l’illustrateur

 

Qu’ajouter à tout cela ?…
Si vous connaissez déjà Jojo, vous ressentirez un plaisir, d’abord nostalgique, ensuite mélancolique, à la lecture de cette intégrale….
Et si vous ne connaissez pas encore Jojo, vous découvrirez dans ce livre un des personnages les plus attachants de l’histoire de la bande dessinée moderne !
Un livre à s’offrir, à offrir, à faire lire !

Jacques Schraûwen
Jojo – Intégrale 2 (auteur : André Geerts – préface de Morgan Di Salvia – éditeur : Dupuis)