Le Loup m’a dit (première partie)

Le Loup m’a dit (première partie)

Un livre étonnant… Du tout grand Jean-Claude Servais ! L’Homme, la nature et l’amour, intimement mêlés au fil des siècles, avec le loup comme témoin.

Le loup m’a dit © Dupuis

Jean-Claude Servais est Gaumais. Depuis toujours, il nous fait nous balader dans les forêts qu’il connaît, pour nous y faire découvrir des humains et des animaux, des légendes et des révoltes, de la haine et de l’amour. D’Isabelle à la Tchalette, il nous a déjà offert, tout au long de sa carrière, bien des portraits de femmes libres, libérées, en bute aux diktats de leurs sociétés. Et c’est le cas ici aussi avec un personnage important, la belle Ambre.

Le loup m’a dit © Dupuis

Jean-Claude Servais appartient à la Gaume, une région qui l’a choisi, lui, pour être son chantre. Et la forêt d’Ardenne est omniprésente dans ce livre qui se révèle être une saga extrêmement ambitieuse. Une histoire qui met en face à face, en côte à côte aussi, l’homme et le loup. Dans ce livre étonnant de par sa construction comme de par sa thématique, on suit en effet, en parallèle, l’histoire de l’humanité et celle du loup.

Jean-Claude Servais : une saga

Servais, de son trait tellement caractéristique, dépasse ici ses thèmes habituels. Il brise les codes qui sont les siens (une unité de temps, souvent, une unité de lieu, aussi), il dessine des villes, des usines… Il nous donne sa vision de l’évolution du monde, en démarrant son récit dans une préhistoire pendant laquelle loups et hommes s’imitaient les uns les autres, en le continuant au Moyen-Age et à la part maléfique que l’homme a imaginée au Loup, en nous montrant un dix-neuvième siècle qui vit le loup, peu à peu, disparaître de nos forêts au rythme de l’industrialisation, qui vit aussi l’homme quitter la campagne, ses racines, et peupler les cités. Un récit qui parvient à un aujourd’hui de plus en plus déshumanisé, mais dans lequel une femme solitaire, Loba, veut ne rien oublier de ce qui fut la fusion entre l’humain et la nature.

Le loup m’a dit © Dupuis
Jean-Claude Servais : du scénario au dessin

On pourrait croire que ce mélange d’époques pourrait nuire à la clarté du récit. Il n’en est rien… Servais a choisi un système narratif très particulier. Celui de mettre en scène trois personnages, Ambre, Louis et Charles, toujours les mêmes d’époque en époque, comme un fil d’Ariane, comme un canevas d’amour, de quotidien, de jalousie, et de contact avec la nature. Ces trois « héros » sont les éléments majeurs d’un monde qui sans cesse évolue tout en permettant aux passions humaines de ne pas s’éteindre.

Le loup m’a dit © Dupuis

Servais, ainsi, nous montre l’éternité du sentiment, de l’émotion, au travers, le plus simplement du monde, des rapports sensuels entre des êtres qui s’aiment. Ambre, amoureuse de Louis, lui-même jalousé par Charles, sont les jalons récurrents d’une fresque graphique parfaitement maîtrisée.

Jean-Claude Servais : les personnages

Un auteur complet comme Servais ne peut qu’avoir des thèmes qui viennent et reviennent dans chacun des chapitres de son œuvre. Ainsi, il aime construire ses récits autour d’une réalité intemporelle : l’opposition. Celle qui existe entre l’enfance et l’âge adulte, entre le réel et le fantastique, entre la raison et le rêve, entre la femme et l’homme, la religion et l’humanisme, la cité et la forêt, l’espoir et le monde que demain nous annonce…

Jean-Claude Servais : les oppositions narratives

Une des autres constantes e Jean-Claude Servais, et particulièrement présente dans cet album-ci, c’est l’importance qu’il donne aux regards. Chaque planche, ou presque, s’impose, dans sa construction, à partir d’au moins un regard fixé sur le lecteur. Regards humains et regards de loups deviennent ainsi des points de repère constants dans une aventure humaine qui nous fixe au fond des yeux, au fond de l’âme.

Jean-Claude Servais : l’importance des regards

On pourrait croire qu’avec un thème aussi large, aussi imposant que celui qui fait le contenu de ce livre, la lecture pourrait en être lourde… Il n’en est rien, comme presque toujours avec Servais, raconteur d’histoires, enchanteur aussi… Oui, ce livre se lit avec enchantement, et le travail de Servais n’est absolument pas pesant…

Le loup m’a dit © Dupuis

Le trait de Servais est charnel, il donne envie de se promener en forêt, et de regarder, simplement, autour de soi. Regarder le monde tel qu’il est, redécouvrir ce qu’il y a en nous d’émerveillements possibles, de saison en saison. Regarder, et aimer. Et oser le dire, le montrer, en choisissant la voie de la liberté.

Et il faut absolument souligner aussi la complicité qui règne entre Servais et son ami coloriste, Raives. La couleur de ce dernier apporte au récit une lumière intense. Une lumière qui nous fait voyager, lecteurs éblouis, dans des paysages qui sont ceux des saisons de la vie.

Jean-Claude Servais : les couleurs de Raives
Le loup m’a dit © Dupuis

Jean-Claude Servais est profondément Belge, c’est évident tout au long de sa carrière. Mais son propos, ici plus encore que dans ses œuvres précédentes sans doute, se fait universel. Lui qui se réfugie pour écrire, rêver, dans un chalet que l’on dit bleu, n’a rien d’un ermite… Amoureux de la nature, au sens le plus large du terme, il réussit, encore une fois, à ce que nous ne voulions qu’une seule chose : partager ses rêves et ses étonnements…

Jacques Schraûwen

Le Loup m’a dit – première partie (dessin et scénario : Jean-Claude Servais – couleurs : Raives – éditeur : Dupuis – 78 pages – octobre 2020)

Jean-Claude Servais

Lucien et les mystérieux phénomènes : 2. Granit Rouge

Lucien et les mystérieux phénomènes : 2. Granit Rouge

Alexis Horellou et Delphine Le Lay, les auteurs de cette série qui en est à son deuxième tome, s’adressent à un public jeune… Et ils ont reçu, le 17 septembre dernier, le prix « Atomium des enfants ». Un prix bien mérité !

Lucien et les mystérieux phénomènes : 2. © Casterman

« Lucien », c’est un héros pour jeune public, sans aucun doute possible. Un gamin débrouillard, souriant, aventurier, qui ne peut, en effet, que plaire aux enfants… et à leurs parents !

Bien sûr, dans cet album, les adultes sont présents. Ils sont même acteurs, totalement, mais acteurs de second plan ai-je envie de dire… Parce que l’essentiel, pour Delphine Le Lay, c’est l’enfance… L’enfance, qui est bien plus qu’une période de l’existence, l’enfance qui est un pays que l’on porte en soi, (pour plagier quelque peu Gilles Vigneault), l’enfance qui est le seul moteur du rêve, du sourire, de l’envie de modifier les choses et de les rendre souriantes. Et c’est bien ce que cette série, et ce livre en particulier, font, avec un talent souriant, entraînant. Avec une bonne humeur et un sens positif de l’existence.

Delphine Le Lay : l’enfance
Delphine Le Lay : positiver…

Lucien est un gamin qui aime se confronter à des événements qui sortent de l’ordinaire, qui peuvent même, pour le commun des mortels, revêtir une apparence « extra-ordinaire », fantastique.

Lucien et les mystérieux phénomènes : 2. © Casterman

Et c’est bien le cas à Douarnenez, où il passe quelques jours de vacances chez ses grands-parents. Les festivités du carnaval, grand moment de cette ville bretonne et de l’île de Tristan, toute proche, sont perturbées par des agressions qui semblent dues à un cruel fantôme, celui d’un brigand du dix-septième siècle !

L’île Tristan est très symbolique, très emblématique. Il s’agit d’une île qui, depuis assez peu de temps finalement, est (re)devenue un lieu privilégié, préservé, tant pour la nature qui y vit et y renaît que pour les partages de vie qui y unissent les habitants. C’est une île qui fut, il y a bien longtemps, celle de l’immense poète oublié, Jean Richepin… Une île symbolique, donc, de l’importance de la poésie, au sens large du terme, pour qu’une existence soit enrichie et enrichissante.

Delphine Le Lay : l’île Tristan

Et donc, face à ces événements qui paraissent improbables, la réaction de note héros est sans surprise : Lucien et sa cousine Inès décident de se lancer à l’aventure, et de tout faire pour découvrir qui et quoi se cachent derrière ce violent fantôme !

Lucien et les mystérieux phénomènes : 2. © Casterman

L’histoire est simple et simplement traitée, avec des codes habituels qui ne sont pas déstabilisants, avec un dessin souple, gestuel ai-je envie de dire, avec une mise en page qui, ici et là, fait presque penser aux romans de Jules Verne.

Le talent du dessinateur est de parvenir à créer un rythme visuel à ce récit enfui dans la nature. Certes, les décors sont importants, mais, sous le pinceau d’Alexis Horellou, ils laissent la place aux personnages. Moins à leurs expressions, d’ailleurs, qu’à leurs mouvements… S’il me fallait qualifier son dessin, je dirais qu’il est efficace et terriblement « gestuel »…

Alexis Horellou : un dessin tout en simplicité
Alexis Horellou : un dessin de gestes !

Mais ce qui caractérise aussi ce livre, c’est son scénario qui se révèle « militant » pro-nature sans être lourdement insistant, pour qu’un monde meilleur puisse prendre vie, et ce grâce à l’enfance, moteur du récit, moteur aussi de la possibilité de faire de chaque fête un moment de vrai partage.

C’est dans ce cadre-là d’éducation, au sens le plus large et le plus ludique du terme, que les auteurs ferment leur livre sur une sorte de dossier didactique qui, en fait, donne des conseils aux jeunes lecteurs pour des bricolages qui embellissent les fêtes sans pour autant utiliser des produits peu naturels… J’avoue ne pas être très fan des œuvres militantes, n’y voyant, le plus souvent, que des propos d’abord idéologiques et doctrinaires.

Lucien et les mystérieux phénomènes : 2. © Casterman

Mais ici, ce n’est pas le cas, et tout est fluide et sans rien vouloir imposer, dans ce livre extrêmement agréable à lire et à faire lire.

Delphine Le Lay : un livre « militant »

« Lucien », c’est de la bd dans l‘air du temps, c’est aussi de la bd sans tape-à-l’œil, intelligente, qui renoue avec des valeurs simples sans jamais être simplistes. C’est de la bd éducative, à sa façon, mais de manière souriante, toujours, de manière « libre »…

Un livre à offrir à ses enfants, à lire aussi, en même temps qu’eux !

Jacques Schraûwen

Lucien et les mystérieux phénomènes : 2. Granit Rouge (dessin : Alexis Horellou – scénario : Delphine Le Lay – éditeur : Casterman – 96 pages – septembre 2020)

Alexis Horellou et Delphine Le Lay © Jacques Schraûwen

Léo Loden : 27. Sète à Huîtres

Léo Loden : 27. Sète à Huîtres

Je l’avoue : chaque année, j’attends avec plaisir l’arrivée d’un nouveau Léo Loden. Même si, en effet, le style graphique peut faire trop penser à Tillieux, j’aime le dessin de Serge Carrère. Le scénario, par contre, dans ce 27ème opus, me semble un peu faible !

Les ressorts de cette série, active depuis 1991, sont bien connus. Léo Loden, ancien flic devenu détective privé, résout ses enquêtes avec l’aide de plusieurs personnes, dont sa compagne Marlène commissaire de police et mère de ses enfants, et l’ineffable Tonton.

Le deuxième ressort de cette série, c’est le plaisir que les auteurs ont à plonger les lecteurs dans des récits pleins d’humour, mais aussi de violence, ancrés tous dans la réalité, dans des lieux connus, avec des intrigues le plus souvent inspirées du quotidien de ce sud de la France où on ne se contente pas de jouer aux boules !

Léo Loden 27 © Soleil

Et c’est bien le canevas de cet épisode. Dans l’étang de Thau, du côté de Sète, un ostréiculteur est trouvé mort, noyé. La gendarmerie locale conclut vite à un accident, ou même à un suicide. Ce que Léo Loden ne croit pas. Et le voilà donc embarqué dans une enquête qui va permettre à Tonton de se gaver d’huîtres, et à Léo de découvrir un univers professionnel dans lequel, comme partout ailleurs, le rendement prend de plus en plus la place de la qualité.

Les décors sont des environnements de rêve, comme d‘habitude, des mondes de soleil et de douceur de vivre… Ils appartiennent pleinement, et ce depuis le tout début de cette série, au rythme-même des aventures policières de Léo Loden.

Le scénario nous parle de réalités, comme je le disais, de ces entrepreneurs qui usent de la science pour créer des organismes modifiés, des huîtres en l’occurrence. Il y a des méchants, des très méchants, il y a des morts, il y a toute cette horreur tempérée par l’intempérance de Tonton. La force de Léo Loden, outre ces paysages somptueux, c’est ce mélange d’humour et de récit réaliste, toujours à la manière de Tillieux, voire de Walthéry.

Léo Loden 27 © Soleil

Mais ce scénario, cette fois, dû à Loïc Nicoloff, manque pour moi de consistance. Certes, il est bien documenté, le problème n’est pas là. Mais j’ai l’impression que Nicoloff, trop occupé par le fond de l’enquête qu’il nous raconte, perd prise face à l’intrigue qui se devrait d’agripper le lecteur. Il y a des vides, des raccourcis, et, surtout, une fin d’album qu’on sent « vite faite », parce qu’il fallait bien arriver à boucler l’histoire en 44 planches !

Cela dit, je ne boude pas mon plaisir, et j’ai souri, et je me suis amusé à la lecture de cet album. Et je suis certain que Loïc Nicoloff, dans son prochain scénario, évitera les écueils et les facilités qui brisent un peu le rythme de ce scénario-ci.

Léo Loden 27 © Soleil

Léo Loden reste pour moi une bd classique, populaire, à défendre face à une certaine propension à l’intellectualisme qui semble, de nos jours, vouloir régimenter la création jusque dans le neuvième art. C’est grâce à la variété, et seulement grâce à elle, que la bd est un art, et je défendrai toujours les auteurs qui aiment s’adresser avec réflexion et intelligence au plus grand nombre !

Jacques Schraûwen

Léo Loden : 27. Sète à Huîtres (dessin : Serge Carrère – scénario : Loïc Nicoloff – éditeur : Soleil – 44 planches – septembre 2020)