Léonard – 52. Vacances De Génie

Léonard – 52. Vacances De Génie

Un génie et son disciple pensent aux vacances, avec folie, bien entendu ! Avec, aussi, des échos à nos propres quotidiens !

Voilà 46 ans que Turk, en compagnie de son compère Bob De Groot, s’ingénie (jeu de mot…) à faire de Léonard De Vinci un personnage hors du commun, certes, hors du temps, aussi, hors de tout contrôle, surtout !

Léonard 52 © Le Lombard

Voilà 46 printemps que ce vieillard à barbe blanche et à jeunesse omniprésente martyrise avec entrain son disciple-assistant-esclave en l’obligeant à tester toutes ses inventions, toujours inabouties bien évidemment !

Depuis ses débuts, cette série s’aventure à la fois dans l’humour absurde et dans le comique de situation, dans la tradition des gags répétitifs et celle des sourires « bon enfant ».

Léonard 52 © Le Lombard

Zidrou, qui a pris la place de De Groot au scénario, se veut fidèle à l’esprit quelque peu caustique mais gentil de cette série bd. Cela dit, Zidrou reste et restera toujours, même dans ses scénarios les plus convenus, celui qui aime donner un coup de pied dans les habitudes. Et, sous sa houlette, Léonard nous parle plus qu’avant de notre monde, de ses dérives, de ses absurdités, de ses modes, de ses espérances même. Zidrou a ainsi accentué la possibilité d’avoir plusieurs niveaux de lecture différents. Ce qui rend cet album, par exemple, lisible et souriant autant pour les mômes que pour leurs parents ! Pour les enfants, il y a cette « brutalité » surréaliste (et jouissive) qui fait que Basile, le disciple, se fait trucider de toutes les manières possibles et imaginables sans jamais mourir. Un peu comme le Coyote face à Bip Bip… Un humour finalement politiquement incorrect qui fait du bien !

Léonard 52 © Le Lombard

Pour les « grands », il y a des clins d’œil évidents, comme la visite de Basile dans notre vingt-et-unième siècle, aux côtés de Ric Hochet (autre série scénarisée par Zidrou). Mais il y a aussi la création de nouveaux matériaux de construction, il y a des hologrammes, de la robotique, les dangers de l’exposition au soleil, la trottinette électrique et les voyages dans l’espace.

Et Turk s’en donne à cœur joie, avec son dessin efficace et classique, pour donner vie aux inventions de Léonard et de Zidrou !

Léonard 52 © Le Lombard

Mais tout cela est traité d’abord et avant tout au travers du prisme de l’humour, débridé, totalement irréaliste, et, de ce fait, toujours désarmant !

Léonard : une série sympa, des albums vite lus, un héros de papier qui continue son petit bonhomme de chemin, sans heurts, et avec une qualité constante.

Jacques Schraûwen

Léonard – 52. Vacances De Génie (dessin : Turk – scénario : Zidrou – éditeur : Le Lombard – 46 pages – juin 2021)

Jours De Sable

Jours De Sable

Un livre à ne surtout pas rater !!!

D’une intelligence et d’une beauté parfaites, ce roman graphique est bien plus qu’un coup de cœur : une totale réussite, à tous les points de vue !

Jours de Sable © Dargaud

Nous sommes en 1937, aux Etats-Unis, en pleine dépression. Un jeune photographe, John Clark, est envoyé par un organisme gouvernemental dans une région qu’on appelle le no man’s land, en Oklahoma, un territoire battu par des vents qui charrient tellement de sable que les occupants se trouvent confrontés à la sécheresse, à la pauvreté, à l’impossibilité de cultiver leurs pauvres terres. Le travail de ce jeune photographe est de ramener des clichés qui témoigneront des conditions de vie d’habitants américains qui, ensuite, pourront être aidés.

Un sujet qui permet bien des digressions, bien des réflexions. Un sujet dans lequel l’auteure, Aimée De Jongh, s’est totalement immergée.

Aimée De Jongh (traduction Coraline Walravens) : l’origine de ce projet

Ce photographe va découvrir un monde dont il n’avait pas idée… Mais, surtout, il va se découvrir lui-même, il va réfléchir à ce qu’est la photographie, le journalisme, le fait de « porter témoignage ».

Jours de Sable © Dargaud

Et, en même temps que ce personnage central, c’est Aimée De Jongh qui se questionne, et nous pousse à nous questionner également. Comment porter témoignage de ce qu’on voit, comment ne pas trahir, en mettant en scène, par exemple, un cliché pour qu’il ait plus d’impact. Une pratique qui n’a rien de neuf, loin s’en faut. Comme le prouve cette photo mère migrante datée de 1936 et qui a fait le tour du monde avant de se retrouver dans ce livre-ci.

Jours de Sable © Dargaud
Aimée De Jong (traduction Coraline Walravens) : la photographie…

L’autrice complète de ce livre, la Néerlandaise Aimée De Jongh, a préparé cet album en se rendant sur place. Ce qu’elle y a découvert, ce qu’elle y a vu lui a donné, selon ses propres dires, une responsabilité…

Celle de ne pas trahir la misère qui, pendant ces jours de sable comme en d’autres lieux, en d’autres temps, déchirait les âmes et les corps.

Jours de Sable © Dargaud

Ne pas trahir… C’est de cette nécessité humaniste que naît la vraie question que tout artiste devrait se poser, sans cesse, que tout observateur, qu’l soit politique, journaliste ou psy, devrait ne jamais occulter : entre vérité et conscience, où se trouve l’essentiel, où se situe la frontière entre l’acceptable et la manipulation ?

Aimée De Jong (traduction Coraline Walravens) : vérité et conscience
Jours de Sable © Dargaud

Avec un dessin semi-réaliste, avec une couleur qui joue avec les tons ocres et qui, de ce fait, nous plonge, lecteurs, dans les tempêtes de sable qu’elle nous raconte, Aimée De Jongh ne se contente à aucun moment d’un simple récit factuel. Entre abstraction et lyrisme, son graphisme se fait le miroir de bien des questionnements… Au travers de son personnage central qui vit une véritable quête initiatique qui va le mener à changer ses idées, ses perspectives, au travers de ce jeune homme qui comprend peu à peu que rendre compte, c’est mettre en scène, et que mettre en scène, c‘est tromper et trahir, au travers de John Clark qui se rend compte, de rencontre en rencontre, que l’essentiel, dans une photo, c’est ce qui est hors cadre, Aimée De Jongh aborde des réflexions essentielles… Ce qu’est la vérité… Ce qu’est l’empathie… Ce qu’est la famille… Ce qu’est le départ, quand il s’agit de ne pas devenir fou… Et ce qui est essentiel, dans ce livre, ce qui en fait un vrai chef d’œuvre, c’est l’émotion qui, de bout en bout, l’habite… J’ose le dire, je n’ai que très rarement ressenti autant d’émotion, de tendresse, de douceur, de frémissements de l’âme à la lecture d’une bande dessinée qu’avec ce livre…

Aimée De Jong (traduction Coraline Walravens) : l’émotion

Je le disais en préambule : ce livre n’est pas pour moi un simple coup de cœur. Il est et sera, j’en ai la conviction, un des livres les plus importants de cette année 2021 !

Jacques Schraûwen

Jours de Sable (autrice : Aimée De Jongh – éditeur : Dargaud – 289 pages – mai 2021

Jours de Sable © Dargaud

Lynchages Ordinaires

Lynchages Ordinaires

Les routines de la haine.

Les éditions « La Boîte à Bulles » se caractérisent par des livres qui font passer la réflexion avant la mode. Les albums qu’ils éditent sont presque toujours des miroirs des failles qui nous détruisent et, en même temps, nous construisent.

Lynchages Ordinaires © La Boîte à Bulles

Et ce livre en est une preuve évidente, lui qui prend comme point de départ à une aventure humaine une réalité brésilienne dont on ne parle pratiquement jamais. Celle du lynchage… Celle de la violence urbaine de quelques individus qui, sous l’anonymat d’une foule, se veulent justiciers dans un monde dans lequel la justice n’est que l’ombre de ce qu’elle devrait être.

Dans les rues de Rio, des êtres humains sûrs de leur bon droit tabassent, jusqu’à la mort parfois, d’autres êtres humains que la rumeur ou la réalité rendent coupables de vols, de viols, de crimes, que sais-je encore.

Ce n’est pas de la fiction et les scénaristes de ce livre, les journalistes Léa Ducré et Morgann Jezequel, accompagnées par Benjamin Hoguet, rendent compte, simplement, de cette horreur qu’elles connaissent, qu’elles ont vue, qu’elles ont côtoyée.

Lynchages Ordinaires © La Boîte à Bulles

Des lynchages ordinaires pour un quotidien innommable et que l’on tait !

L’histoire qu’ils nous racontent, tous les trois, et que mettent en dessins et en forme(s) Héloïse Chochois et Victoria Denys, commence à Paris.

Johan quitte la France, pour fuir une rupture amoureuse et douloureuse, et il se rend à l’autre bout du monde, au Brésil. Pour le carnaval, en partie, pour se déconnecter aussi de tout ce qui fait sa vie dans la vieille Europe : le téléphone, les réseaux sociaux, le temps perdu… Des réalités qui l’emplissent de colère, aussi, lui qui milite pour le bien-être animal.

Lynchages Ordinaires © La Boîte à Bulles

Il veut, sans vraiment se l’avouer, se retrouver dans un environnement nouveau pour ne plus se perdre.

Ce qu’il trouve, d’abord, c’est la folie du carnaval, les rues et leurs bruits, leurs danses et leurs folies, leurs foules et leurs délires.

Il participe à cette ambiance, il boit, beaucoup, trop… Ivre et titubant, un homme noir le relève dans la rue… Et tout de suite arrivent des inconnus, qui traitent cet homme qui vient de l’aider de voleur…Qui l’agressent, le battent, le tueraient sans l’intervention d’une jeune femme, Marcela.

Une militante, comme lui. Mais qui se bat pour les humains, contre les lynchages publics.

Et ces deux jeunes gens vont se lier d’une amitié, éphémère peut-être, et Johan va être obligé, en découvrant les aspects les plus sombres du Brésil et de ses fêtes, de se remettre lui-même en question.

Narrativement, il y a un vrai récit. Que je n’édulcorerai pas.

Lynchages Ordinaires © La Boîte à Bulles

Un récit qui cependant laisse la place à des questionnements qui dépassent, et de loin, le factuel.

Qu’est-ce que la justice, d’abord… Est-ce un sentiment, est-ce une action ?

Pourquoi, dans tout groupe humain important, la rumeur prend-t-elle autant de place, crée-t-elle autant de violence et de jugements hâtifs ?

Est-on responsable du mal que peuvent faire nos mots, capables d’être des agressions, des harcèlements, par la grâce de ce qu’on appelle des réseaux sociaux ? Existe-t-il une responsabilité de groupe qui, dès lors, se révèlerait impunissable ?

Ne sommes-nous pas tous, à l’instar de ces Brésiliens anonymes, ou même de Johan et de ses engagements sectaires, des lyncheurs en puissance ?

Pour parler de tout cela, les auteurs ont choisi la voie de la pudeur, choisissant plutôt les mots aux images chocs, en opposition totale avec cette mode depuis des années des pesantes images et des lourdes photos ! Et les mots ont un impact, un vrai… D’abord, parce qu’ils sont des témoignages, des vrais. Simples. Ensuite, parce qu’ils laissent la place, quand c’est nécessaire, à un dessin épuré, parlant.

Un dessin simple, oui, qui laisse la place à une forme d’expressionnisme, de temps à autre, à un graphisme extrêmement onirique, aussi, ce graphisme se faisant, ainsi, un véritable élément de la narration.

Que connaît-on des réels des autres ? De leurs hantises, de leurs fuites, de leurs failles, de leurs colères, de leurs injustices non assumées ?

Que connaît-on du monde qui est le nôtre lorsque nous nous laissons enfouir dans les cocons douillets de la foule qui se déshumanise et nous déshumanise avec elle ?

Que connait-on de nous-même avant que nous soyons confrontés à la vérité de nos miroirs intimes ?

Lynchages Ordinaires © La Boîte à Bulles

C’est de tout cela que nous parle ce livre, avec talent, avec intelligence. De quoi éveiller nos sens, celui de la responsabilité entre autres.

Avec, en contrepoint de la description d’une société qui se renie elle-même, une dernière phrase qui porte un bien bel espoir… Une utopie, peut-être… « La foule ne fait pas que détruire, elle peut aussi réparer » !

Jacques Schraûwen

Lynchages Ordinaires (auteurs : Léa Ducré, Benjamin Hoguet, Morgann Jezequel, Héloïse Chochois, Victoria Denys – éditeur : La Boîte à Bulles – février 2021 – 112 pages)