Incroyable!

Incroyable!

Un PRIX ROSSEL totalement mérité !

De l’enfance à l’adolescence, la mise en scène littéraire et graphique d’une errance humaine… Ce livre a quelques mois d’existence, c’est vrai, mais il mérite assurément que vous le découvriez, si ce n’est pas déjà fait !

Incroyable! © Dargaud

Après « Les Ombres » qui nous parlaient, avec un spectre large, des migrations (in)humaines, revoici le duo formé par un scénariste belge et un dessinateur réunionnais. Avec comme résultat un livre en effet « incroyable » à bien des points de vue.

La trame du scénario, pourtant, est simple et se résume avec facilité. Un gamin, Jean-Loup, psychologiquement perturbé, collectionne les tocs. Le hasard va lui permettre de se découvrir, grâce à un concours « d’exposés », donc d’éloquence. De se découvrir, oui, et de commencer à vivre « normalement ». Et tout cet album va donc nous raconter l’évolution quotidienne de ce gamin.

Incroyable! © Dargaud

Seulement, avec Vincent Zabus, le mot « simplicité » n’a jamais sa place ! Et son écriture, car c’est bien d’écriture qu’il s’agit avec lui, s’apparente plus à l’automatisme surréaliste qu’à la tradition hergéenne.

On a l’impression qu’il se laisse entraîner, réellement, par les événements qu’il raconte, qu’il les laisse, en fait, faire exactement ce qu’ils veulent d’un récit qui, de ce fait, s’amuse à filer dans tous les sens, à ouvrir des portes nouvelles, sans arrêt, qui se refermeront ou s’ouvriront totalement plus tard dans le livre. Un peu comme si Zabus créait une banane, au début du livre, sans savoir qu’en fin d’album, cette banane allait accélérer l’action et le temps. La prouesse, c’est que tout cela tient parfaitement la route, qu’à aucun moment on ne se trouve, lecteur, perdu. Et que même Tchékhov appartient au rythme de la narration, des narrations plurielles.

Incroyable! © Dargaud

Jean-Loup, le héros paumé de cette histoire, je le disais, est perturbé et collectionne un peu tout ce qu’on sait d’un monde de l’enfance vivant « à coté de ses pompes ». Il est asocial. Il ne s’intègre pas parmi ses camarades de classe. Il a des tocs de toutes sortes. Il éprouve sans cesse le besoin de compter. Il a un ami virtuel, avec qui il dialogue, une figurine qui représente le roi Baudouin de Belgique.

On peut d’ailleurs le comprendre. A aucun moment, dans ce livre, on ne voit son père, trop occupé, toujours absent. Quant à sa mère, elle est bien présente, dans une urne funéraire, dans la chambre du gamin. Cela pourrait être du « mélo », mais c’est surtout du « vécu »…

Incroyable! © Dargaud

Parce que les apparences, avec Zabus, sont toujours trompeuses. Et la force de ce livre, sa force poétique ai-je envie de dire, c’est d’aller de l’autre côté du miroir, petit à petit, comme Caroll. Et de nous y entraîner, en douceur, avec sérénité.

Il y a sans aucun doute quelque chose d’autobiographique dans ce livre. Mais il s’agit d’une autobiographie universelle, en quelque sorte, dans laquelle chacun peut se reconnaître, à condition de ne rien renier de son enfance.

Pour Zabus, la vie est un grand théâtre où tout est possible, où tout peut être raconté.

Incroyable! © Dargaud

Pour Hippolyte, il faut que le dessin puisse accompagner les imaginaires plus ou moins réels de Zabus, ce qui fait que, graphiquement, on se balade tout au long de ce livre dans plusieurs styles. Dans plusieurs références, aussi, totalement maîtrisées, comme celle des illustrations de Jules Verne ou les dessins iconoclastes de Topor pour les têtes de chapitres.

C’est un livre qui se lit avec plaisir, avec le sourire, même si les sujets qui y sont abordés ne sont pas tous, loin s’en faut, amusants. L’absence, la maladie, la dépression, la folie, la solitude, l’abandon, la mort, aussi… La peur du lendemain, et, du coup, la volonté étrange de chercher sans cesse à mettre en fiches toutes les vérités du monde.

C’est un livre sur le temps qui passe, sur la nécessité de « grandir » sans pour autant perdre ce qu’on fut, ce qu’on a été, ce qu’on a rêvé.

C’est un livre sur la nécessité de parler, de SE raconter.

C’est un livre sur le hasard, sur tous les hasards qui nous créent et nous inventent mieux encore que nos certitudes.

Incroyable! © Dargaud

C’est un livre dont le maître-mot pourrait être : « A quoi ça tient » !

Jean-Loup ne veut pas « devenir comme… », et Zabus et Hippolyte lui donnent une existence à la fois poétique et réaliste, à la fois étrange et quotidienne. Une existence tout simplement incroyable comme le sont toutes les vies humaines !

Je ne suis pas un grand « fan » des prix qui, trop souvent, permettent à un aéropage d’intellectuels de couronner l’un des leurs sans tenir compte réellement du public.

Mais ce « Incroyable ! », qui parle de l’adolescence, qui nous la fait vivre dans une Belgique à peine fantasmée, qui refuse à la fois tout intellectualisme et tout simplisme, tant au niveau du texte que du dessin, cet album a reçu en 2020 le prix Rossel, et je ne peux que souscrire à cette récompense !

Et je ne peux, surtout, que vous conseiller de le lire, de le regarder, de le faire lire… D’aller le chercher, vite fait, chez votre libraire préféré !

Jacques Schraûwen

Incroyable ! (dessin : Hippolyte – scénario : Zabus – éditeur : Dargaud – 200 pages – avril 2020)

Le Grand Voyage De Rameau

Le Grand Voyage De Rameau

Il y a parfois dans le monde de la bande dessinées des albums qui, d’emblée, séduisent par le simple fait qu’ils s’inscrivent dans la tradition, dans le patrimoine. C’est le cas avec de livre-ci, de haute taille et de haute tenue !

Le Grand Voyage De Rameau © Soleil/Métamorphose

Nous sommes dans l’Angleterre Victorienne, à la fin du dix-neuvième siècle.

Le long d’une voie de chemin de fer, il y a un bois, dans lequel vit la Communauté des Mille Feuilles. Un « petit peuple » qui n’est pas sans rappeler les elfes, les trolls, que sais-je encore, qui se baladent dans toutes les légendes de notre vieille Europe, ou à peu près, sous différents noms.

Le Grand Voyage De Rameau © Soleil/Métamorphose

Ce petit peuple a ses sages, bien évidemment, ses lois, aussi, dont l’une va servir de base à une aventure initiatique à la fois magique et terriblement et horriblement humaine.

Une loi qui interdit à tout membre de cette communauté de dépasser la frontière qui sépare ce bois du monde des géants, des humains.

Mais les lois, parmi les Mille Feuilles comme parmi tous les groupes de vivants, sont là pour être oubliées par la jeunesse et ses curiosités, ses envies, ses désirs, ses révoltes.

Le Grand Voyage De Rameau © Soleil/Métamorphose

Rameau est une jeune Mille Feuilles. Elle n’a pas envie d’obéir aux ordres qui lui sont donnés, et elle rêve de ce monde lointain, de la ville monstre dans laquelle vivent les géants, ces êtres qui ont de si beaux vêtements…

Elle transgresse la règle sacrée, et se voit infliger une punition qui, tout compte fait, lui semble être une récompense : quitter son monde pour aller, chez ces géants, découvrir pourquoi les humains font le mal, découvrir pourquoi, surtout, les humains ont « le cœur malade » !

Accompagnée de Vieille Branche, un vieux sage aveugle guidé par une grenouille qui est la narratrice de ce livre, Rameau s’en va donc jusqu’à Londres avec la joie au cœur.

Vieille Branche est magicien… Et ce qu’il veut, en accompagnant Rameau, c’est assumer son destin et aider la jeune fille à découvrir le sien.

Le Grand Voyage De Rameau © Soleil/Métamorphose

Parce que, en parallèle de ce récit qui fait penser à une sorte d’Alice au pays des merveilles inversée, en parallèle même du côté « quête initiatique » que ce genre d’ouvrage revêt toujours, l’auteur, Phicil, nous offre une fable à la fois humaine et historique.

D’abord, il nous promène dans une Angleterre tellement de fois racontée et montrée, mais vue, ici, par des personnes différentes, des personnes venues d’ailleurs, des personnes sans d’autres préjugés que positifs. Même si notre trio (accompagné d’un chat guide touristique, d’un chien, ensuite, d’une larve, enfin) nous permet de rencontrer Oscar Wilde et la reine elle-même, toujours amoureuse d’une ombre disparue, même si cet album nous permet de découvrir des pratiques inhumaines dans les prisons de la vieille Albion, de croiser et de voir se sauver par la magie un certain Jack, étrangleur de son état, l’important, dans ce récit, c’est le hasard. Le hasard qui ne se trompe jamais, face à des humains trop complexes, face un monde trompeur. Un hasard que les « géants », nous, vous, ont oublié au profit de la consommation, du « bling-bling » qui attire tant Rameau.

Le Grand Voyage De Rameau © Soleil/Métamorphose

Certes, ce livre est le portrait d’une époque historique, avec des références littéraires précises et bien choisies, au travers du regard de touristes improbables. On pense, d’une certaine manière, à cette phrase qu’on a tous prononcée un jour ou l’autre : « ah, si je pouvais être une petite souris pour voir sans être vu… ». C’est une grenouille qui nous guide, en fait, dans les méandres d’une existence et d’une société qui, pour datée qu’elles soient, ressemblent à la nôtre.

Je parlais du hasard, et il est omniprésent, de rencontre en rencontre, au long de quelques amitiés puissantes qui ne seront pourtant qu’éphémères.

La vie est éphémère, tout comme les passions qu’elle peut engendrer, tout comme les rêves qu’elle peut faire jaillir d’un quotidien trop gris.

Mais ce livre, c’est également, et d’abord sans doute, un poème autour de la jeunesse, de la nécessité, pour qu’elle soit toujours ce qu’elle doit être, qu’elle a de vouloir découvrir, de vouloir voir ailleurs, de vouloir pouvoir se révolter.

Le scénario s’amuse, et nous amuse, vous l’aurez compris, à mélanger les genres, à jouer avec les codes du récit fantastique et du récit historique. Et ce sans jamais se perdre et sans jamais nous perdre en cours de route, loin de là. Le dessin, souple, louche quelque peu vers Sfar… Mais sans l’ostentation de cet auteur nombrilique… Phicil possède, lui, un vrai sens de la poésie, qui transparaît à la fois dans son trait et sa couleur, et à la fois dans son texte. Il dessine, il écrit, et prend un plaisir palpable qu’on ressent dans sa manière de nous plonger, en même temps que ses héros, dans de somptueux décors.

Le Grand Voyage De Rameau © Soleil/Métamorphose

Oublions les quelques fautes d’orthographe que les correcteurs ont oublié de corriger, et disons-le, ce livre est passionnant, intelligent, merveilleusement documenté, littéraire à sa manière, souriant d’un humour très british parfois.

Un livre qui se savoure, et qui vous plaira…

Jacques Schraûwen

Le Grand Voyage De Rameau (auteur : Phicil – assistants auteurs : Stéphanie Branca et Reiko Takaku – éditeur : Soleil/Métamorphose – 212 pages – septembre 2020)

Juillard : Carnets Secrets 2004-2020

Juillard : Carnets Secrets 2004-2020

À l’instar de Herman, Juillard est de ces auteurs qui, nés dans la bande dessinée classique, ont réussi à y insuffler d’autres codes, à y creuser de nouveaux chemins, graphiques ou narratifs. A la rendre adulte, simplement, tout en se voulant aussi populaire.

Juillard : Carnets Secrets 2004-2020 © Daniel Maghen

Juillard est un créateur qui, depuis toujours, depuis ses premières armes dans Pif Gadget, s’intéresse essentiellement au réel, à sa représentation. Il le dit lui-même, en préambule à cet album étonnant : « j’assume sereinement cet asservissement à la réalité ».

Il y a des asservissements qui sont comme des fenêtres ouvertes à d’infinies libertés. Liberté de ton, liberté d’érotisme, liberté d’inspiration liberté de se laisser influencer sans jamais se laisser guider par d’autres artistes, contemporains, ou plus jeunes, ou plus anciens, de Klimt à Holbein, de Giraud à Boucher, de Crumb à Sieff.

Juillard : Carnets Secrets 2004-2020 © Daniel Maghen

Chez Juillard, on le sait désormais, deux univers se côtoient.

La bande dessinée, bien entendu, bien évidemment, avec ses séries historiques dans lesquelles, complice de quelques scénaristes aventuriers, il a modifié du tout au tout la façon de parler du passé, la manière de dépasser le style « cap et épée » pour faire d’une série comme « L’Epervier » un miroir à la fois d’une époque révolue et des affres et des dérives de notre propre époque. Féminisme, racisme, place de la différence dans la société, tous ces thèmes ont fait ensuite que, quittant le monde tout compte fait douillet de la grande Histoire, Juillard s’est lancé dans des projets et des réalisations bien plus personnelles, comme « Le Cahier Bleu ». Ou plus classiques encore, comme « Blake et Mortimer ».

Juillard : Carnets Secrets 2004-2020 © Daniel Maghen

Et puis, il y a ce qu’on découvre dans ce livre d’art, le plaisir et la nécessité qu’a toujours eues André Juillard de se raconter autrement, dans le silence feutré de carnets secrets, dans une sorte d’alcôve cachée où, librement, il peut se laisser aller à la description, rapide, de ce qu’il a vu, de ce qu’il voit, dans l’ébauche de personnages plus construits et semblant créer, en un seul dessin, toute une histoire. Et ce faisant, bien évidemment, il prouve encore plus que, pour lui, le classicisme de la démarche artistique est la seule route à prendre pour se créer une maîtrise du doigt et de l’œil, pour faire du croquis une forme de récit propre à accentuer encore mieux la nécessité de ne rien renier, en tant qu’artiste, de tous ceux qui l’ont précédé, de tout ce qui, de ce fait, l’a formé en tant que dessinateur.

Juillard : Carnets Secrets 2004-2020 © Daniel Maghen

Ce livre d’art réunit le contenu de dix-sept carnets secrets.

Dix-sept aperçus des mille curiosités d’André Juillard.

Dix-sept ensembles de pages, parfois vite faites, parfois peaufinées, certaines commentées par la main de l’auteur.

Juillard : Carnets Secrets 2004-2020 © Daniel Maghen

Pour un écrivain, écrire est une nécessité, un besoin, presque charnel. Et journalier… Pour les peintres essentiels, comme Picasso, Goya, Renoir, Le Caravage, dessiner, chaque jour, c’est aussi plus qu’un plaisir, un acte déjà de création. Et Juillard s’inscrit dans cette lignée-là : il nous offre, dans ce livre d’art qui nous dévoile des pans de ses talents, au niveau de la technique par exemple, dont on ne se doutait parfois pas, un « journal » dessiné, comme le faisaient, en mots, des gens comme Jules Renard, les Goncourt, ou mieux encore, Paul Léautaud.

Dessiner, c’est écrire, oui, en transformant les mots en messages directs, frontaux. Mais avec Juillard, ces messages aiment toujours laisser la place à l’imaginaire, au rêve. Au plaisir de vivre, simplement. Au désir, donc, puisque c’est là le moteur premier de toute existence qui se veut non-soumise.

De portrait en paysage, d’hommage à d’autres artistes en nus féminins lumineux, ce livre nous permet de dialoguer avec un artiste complet, grâce à nos regards et à leurs ballades poétiques de page en page.

Juillard : Carnets Secrets 2004-2020 © Daniel Maghen

Un livre imposant, passionnant, passionnel parfois, à ne pas rater par tous ceux qui savent que la bande dessinée, c’est aussi, et surtout, un art à part entière !

Jacques Schraûwen

Juillard : Carnets Secrets 2004-2020 (auteur : André Juillard – éditeur : Daniel Maghen – 412 pages – novembre 2020)

Juillard : Carnets Secrets 2004-2020 © Daniel Maghen